Vie et mort d’un Oriundo

Les Oriundi (descendants d’Italiens) venus chercher gloire et fortune sur la terre de leurs aïeux sont nombreux. Ils participent à la grande histoire du football transalpin et certains sont de véritables héros, des champions du monde, tels Orsi en 1934, Andreolo en 1938 ou Camoranesi en 2006. Et puis il y a les anonymes, des dizaines, Sud-américains pour la plupart. Parmi eux, Cecilio Pisano, tombé dans l’oubli à l’issue d’un parcours chaotique. Pinte2foot vous propose de le découvrir, un portrait probablement inédit que vous ne trouverez sur aucun site italien ou français.

Des 20 premières années de Cecilio Pisano, nous ne savons rien ou presque. Né à Montevideo en novembre 1917, il a 19 ans quand il embarque sur l’Augustus à destination de Gênes en compagnie de Carlos Servetti, Vicente Albanese et Norberto Ligüera. Comme une vingtaine de compatriotes avant eux depuis le début des années 1930, ils se sont laissé séduire par le discours débordant d’optimiste d’un intermédiaire, en l’occurrence Ricardo Faccio, un Italo-uruguayen de retour au Nacional après avoir brillé à Milan[1]. Sa réussite sportive et pécuniaire sur les pelouses de la mère patrie les convainc de tenter l’aventure en dépit de pédigrées modestes. Pour Pisano, avoir porté le maillot de Peñarol est le plus bel atout qu’il puisse faire valoir, fût-ce avec la réserve car il semble bien qu’il n’ait que très peu (voire pas du tout) contribué au dernier titre de champion des Carboneros[2].

Ils accostent en Italie le 23 décembre 1936 et sont immédiatement assaillis par les envoyés spéciaux des journaux génois. Vêtus d’élégants complets trois pièces, les Sud-américains prennent la pose pour le photographe dépêché par Il Lavoro, le quotidien de la classe ouvrière comme son nom le laisse supposer. Mais le temps presse, Albanese et Ligüera prennent le jour-même un train pour Bologne où leur médiocrité va s’avérer une insulte à l’éblouissante filière d’Oriundi uruguayens des Rossoblú[3]. Servetti, ex-avant-centre de Bella Vista[4], est conduit vers le stade Luigi-Ferraris où ses futurs équipiers du Genoa – Genova 1893 Circolo del Calcio durant l’ère fasciste – l’attendent pour un premier contact. Enfin Pisano fait connaissance avec les dirigeants de la discrète Sampierdarenese, club d’un quartier populaire à proximité de la Lanterne et du port, pour qui il est un espoir dont ils s’attachent d’abord à prouver l’ascendance ligure auprès de l’Ufficio dell’anagrafe (l’état-civil), les joueurs étrangers étant interdits depuis la Carta di Viareggio de 1926.

La découverte de la Riviera

Cecilio Pisano patiente jusqu’en septembre 1937 avant de débuter en match officiel. Quand il fait sa première apparition en Serie A en tant que milieu défensif, la Sampierdarenese n’est plus. Sous l’impulsion des fascistes locaux et des patrons des grandes aciéries de Sestri et Cornigliani, lassés de financer à fonds perdus un club de quartier, la Sampierdarenese[5] a dû se confondre avec les entités voisines de la Corniglianese et de la Rivarolese pour donner naissance à l’Associazione Calcio Liguria, une società susceptible de rivaliser avec le Genoa et dont la connotation régionale est bien plus porteuse. Le directeur du personnel de l’immense complexe industriel Ansaldo prend la présidence et nomme un entraîneur audacieux et médiatique, Adolfo Baloncieri. Pour Pisano, ce n’est pas une bonne nouvelle : l’ancien crack du Torino ne semble pas emballé par l’Oriundo et ne lui accorde que trois titularisations en tout et pour tout au cours de la saison.

Stadio del Littorio de Liguria, à proximité du port et du complexe industriel Ansaldo.

Prêté à la Sanremese en Serie B, Cecilio Pisano s’affirme dans un environnement moins exigeant, bénéficiant de la proximité de Ricardo Frione, Italo-Uruguayen lui aussi, et des frères Bertolo, des Oriundi argentins. San Remo est alors en pleine expansion, les projets architecturaux foisonnent et la cité balnéaire se pose en concurrente des stations de la Côte d’Azur toute proche. Les « Lundis littéraires », les concerts du casino et les projections des « Telefoni bianchi » en présence des actrices de ces comédies cucul-la-praline[6] créent une effervescence mondaine qui attire même Hermann Göring pour un long séjour à l’hôtel Royal au printemps 1939. Et puisque San Remo ressemble au paradis, ou à l’image qu’il s’en fait, Pisano s’y établit durablement, même lorsqu’il est temps de retrouver l’AC Liguria à Gênes.

Hermann Göring et son épouse au sommet du funiculaire reliant San Remo au Mont Bignone, durant son séjour sur la Riviera de mars à mai 1939.

Durant l’absence de Pisano, Liguria obtient d’excellents résultats sous la houlette de Baloncieri et ses schémas de jeu niant les vertus de la possession au profit de contres incisifs[7]. Technicien en vogue, encouragé par les papiers laudateurs du sélectionneur Vittorio Pozzo, Baloncieri file au Napoli en 1939. Son départ facilite le retour et l’intégration de Pisano dans l’effectif génois au sein duquel s’illustre le rude milieu Gino Callegari, dont on dit qu’il aurait évolué avec la Nazionale s’il n’avait pas été proche des idéaux anarchistes. Pisano, lui, a épousé la cause fasciste, par gratitude ou par conviction, peut-être les deux.

Le « Luisito Monti » de Liguria

Il multiplie les allers-retours entre San Remo et Gênes, soumis au train-train du footballeur pour qui chaque semaine se ressemble, les séances de bains et de massages précédant les courses, les petits matchs de préparation et enfin la rencontre du dimanche. Positionné le plus souvent devant la défense, Pisano est un joueur de devoir, un métronome agressif et nerveux, parfois comparé au cruel Luisito Monti, le mediano champion du monde 1934, ou au bien plus recommandable Michele Andreolo, Oriundo uruguayen comme lui, sacré en 1938.

Liguria 1942-1943. Pisano est debout, second à partir de la gauche.

Début juin 1940, c’est la débâcle : Liguria est relégué en Serie B et la France s’effondre devant l’avancée des troupes d’Hitler. Chef d’œuvre de lâcheté mussolinienne, l’Italie déclare la guerre à la France alors que la victoire de son allié allemand est acquise. Convaincu d’avoir réalisé un coup de maître, le Duce vient en réalité de signer son arrêt de mort.

Mais pour l’heure, le territoire italien est encore préservé et la vie continue normalement, simplement assombrie par la crainte du lendemain. Le contrôle des organes de presse se renforce et Il Lavoro, jusqu’alors relativement autonome et attaché à la défense des intérêts des ouvriers du port, perd toute distance avec le pouvoir.

En échec à Naples, Adolfo Baloncieri s’installe à nouveau sur le banc de Liguria et mène ses hommes au titre de champion de Serie B. Pisano est solidement installé dans l’entrejeu, titulaire indiscutable des Liguriens. Short remonté et chaussettes tirebouchonnées, ses jambes variqueuses et arquées semblent faites pour endiguer les offensives adverses. En parcourant les pages sportives d’Il Lavoro, il n’est pas compliqué de comprendre qu’il est un homme clé du dispositif de Liguria, aussi peu spectaculaire soit-il.

Mi-octobre 1942, le quotidien local publie un très court article sur Pisano : un magistrat de Sampierdarena vient de le blanchir d’une accusation de viol sur mineure, faute de preuves. L’affaire, largement étouffée puisqu’aucun papier ne l’évoque avant sa conclusion, ne perturbe pas la carrière de l’Oriundo, au centre des débats lors de l’accueil de l’Ambrosiana dans les jours précédant le procès.

Baloncieri parti pour Alessandria et remplacé par Tony Cargnelli, Liguria plonge peu à peu. La hargne de Pisano ne suffit pas à sauver le club de Sampierdarena de la dernière place alors que le Torino est sacré champion 1943, comme si rien ne pouvait contrecarrer l’ascension programmée des hommes du président Novo. Une illusion. Le mois suivant, les Alliés débarquent en Sicile, quelques jours avant que Mussolini ne soit arrêté. L’Italie bascule dans le chaos, le pays est partitionné et les compétitions ne peuvent reprendre. La libération de Mussolini et l’instauration de la grand-guignolesque République de Salò (ou République Socialiste Italienne) offrent un semblant de répit pour les régions du Nord où d’éphémères épreuves sportives voient le jour, tel le Campionato Alta Italia ayant sacré l’équipe des Vigili del Fuoco di La Spezia en juillet 1944.

Pour faciliter le travail de la censure, Il Lavoro ne propose plus qu’un feuillet recto verso et les informations sportives, jusqu’alors abondantes, se limitent à de laconiques entrefilets où l’on constate que Pisano poursuit sa carrière avec l’AC Liguria. Sur la fin de l’année 1944, comme le font Gino Callegari ou Valerio Bacigalupo, gardien espoir du Genoa et futur international, il accepte probablement de participer ici ou là à des rencontres en contrepartie de quelques milliers de lires, d’un peu de beurre ou de saindoux.

La Coppa Città di Genova

A partir de janvier 1945, la Coppa Città di Genova est organisée au stade Luigi-Ferraris. La situation du pays est telle que les déplacements sont impossibles et les équipes éligibles à l’épreuve proviennent toutes de Gênes et sa proche périphérie. Participent le Genoa, Liguria, Itala (une association éphémère de clubs locaux), la Marine Nationale de la République Socialiste Italienne renforcée de quelques joueurs du Genoa et une équipe de la Kriegsmarine allemande amarrée dans le port. Un clin d’œil pour le marin Willi Hahnemann, international autrichien devenu allemand après l’Anschluss. Il aurait découvert Gênes et le stade Luigi-Ferreris durant l’été 1937 si le match aller de Coupe Mitropa entre l’Admira et le Genoa n’avait pas été pourri par la violence des joueurs et du public du Prater[8]. Parmi les victimes, Carlos Servetti, le compagnon de Pisano lors de la traversée de l’Atlantique, et Arrigo Morselli, mâchoire fracturée. L’incident diplomatique est tel que le régime de Mussolini interdit l’accueil des Autrichiens pour des raisons de sécurité, ce qui conduit à l’exclusion des deux équipes de la Coupe Mitropa.

Le Genoa de retour de Vienne avec notamment Arrigo Morselli, mâchoire cassée et cachée par un foulard. A gauche de l’homme avec un bouquet de fleurs, Carlos Servetti.

Organisée sous la forme d’un championnat avec matchs allers et retours, la Coppa débute le 21 janvier 1945 et Il Lavoro du lendemain consacre quelques lignes aux rencontres inaugurales, à côté des colonnes d’annonces publicitaires vantant les compétences du Docteur Frati et de quelques autres toubibs, spécialistes du traitement de la syphilis et des maladies de peau. Durant les premières semaines, le journal rend compte de l’épreuve à laquelle participe Pisano, toujours sous les couleurs de Liguria, mais on y lit également des appels à dénoncer les chacals et les récits des défenestrations de présumés coupables avant leur arrestation par les troupes fidèles à Mussolini. Certains numéros du quotidien se sont perdus, notamment celui supposé évoquer la victoire 7-0 de Liguria sur le Genoa. L’épreuve s’achève le 25 mars sur une revanche et une victoire finale des joueurs du Genoa, récompensés individuellement de 20 mille lires par le président du club. Mais Il Lavoro ne se préoccupe plus de la Coppa, la Kriegsmarine vient de perdre deux navires engagés dans la bataille de la mer Ligure[9] et les troubles se multiplient en ville malgré la volonté des rédacteurs de maintenir un semblant de normalité en évoquant les dispositions prises par le gouvernement pour encourager l’activité horticole des environs.

Avril 1945

En avril, Gênes est une poudrière, les Allemands s’effondrent et les chantres du fascisme trouvent soudain beaucoup de vertu aux idéaux des libérateurs, alliés anglo-américains ou communistes italiens. Le 23, Il Comitato di Liberazione Nazionale décrète l’insurrection de la ville. Dans cette foire aux monstres et aux vanités, à défaut de contrition, Cecilio Pisano aurait pu choisir la position de la rétractation mais cela ne lui correspond pas. Dans la confusion générale, il commande une brigade d’action citoyenne supposée faire la chasse aux fascistes. Dans les faits, il œuvre comme le ferait une cinquième colonne. Sa personnalité éveille les soupçons, certains se souviennent de son amitié passée avec un colonel SS et sa probable collaboration avec les Allemands. Une rapide enquête montre que son escouade s’est rendue coupable de vols et de divers actes criminels : Pisano n’est même pas un converti de la dernière heure, il s’agit d’un espion et d’un saboteur à la solde de ce qu’il reste des forces de l’Axe.

Défilé de Partisans dans Gênes libérée.

Pisano n’est pas le seul footballeur génois à avoir collaboré avec l’ennemi, c’est le cas de l’ancien gardien du Genoa et de l’AC Liguria, Rodolfo Agostini, et de bien d’autres. Mais Agostini a plus de chance que son ancien équipier[10]. Au matin du 25 avril, les forces patriotiques parcourent la ville en voiture, munis d’un haut-parleur, demandant aux Génois de dénoncer le dénommé Cecilio Pisano. Le lendemain, alors qu’une déclaration radiophonique officialise la libération de Gênes, Il Corriere annonce sa disparition, défenestré vivant ou déjà mort, à son initiative ou poussé par les Partisans dans les heures ayant suivi son arrestation. Pisano avait été débusqué au Caffè Roma de Sampierdarena, dans le quartier où tout avait commencé pour lui à la veille de Noël 1936 à la descente du bateau.


[1] Ricardo Faccio a porté trois fois le maillot de la Celeste en 1933 puis en 1938 et à cinq reprises celui de la Nazionale en 1935 et 1936.

[2]  Sur Wikipedia, le palmarès de Pisano mentionne les titres 1936 et 1937 de Peñarol. Si sa participation au titre de 1936 est douteuse, il ne joue pas le championnat uruguayen 1937 puisqu’il est en Italie.

[3] Avec Fedullo, Andreolo, Sansone, ils sont cinq en 1937-38.

[4] International uruguayen, une sélection à l’occasion d’une défaite 0-1 contre l’Argentine à Buenos Aires.

[5] Redevenue Sampierdarenese après la guerre, elle fusionne en 1946 avec l’Andrea Doria pour donner naissance à la Sampdoria.

[6] Parmi les actrices des Telefoni Bianchi figurent Alida Valli et Lilia Silvi, fiancée puis épouse du joueur du Genoa Luigi Scarabello.

[7] Liguria finit sixième du championnat 1938-39 après avoir été en tête à mi-parcours.

[8] Score final 2-2, il est amusant de lire que le journal Il Lavoro parle de victoire du Genoa dans son édition du lendemain.

[9] La navire anglaise coule deux navires allemands et un troisième se saborde dans le port de Gênes en avril.

[10] A l’inverse de Pisano, Agostini a la vie sauve et poursuit sa carrière après-guerre.

8 réflexions sur « Vie et mort d’un Oriundo »

  1. J’ai peu de souvenirs de Gênes. J’avais trouvé la ville assez vivante, très jeune en son centre. Me souviens surtout de notre départ de la gare en direction de Rome. On attendait notre train quand 4 à 5 policiers se sont plantés devant la porte de sortie. Un train arrive, ses passagers sortent et des dizaines se mettent à sprinter jusqu’à la sortie. En force… C’était tous des clandestins, munis de leurs marchandises qu’ils devaient vendre à la sauvette sur les stations balnéaires avoisinantes.
    Vu leur rapidité de décision à sprinter, ce « rendez-vous » devait avoir lieu chaque soir. C’était assez triste comme situation.

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    1. Longtemps que je n’y suis pas retourné… Quand tu arrives de France via la Riviera et qu’il faut avaler des kilomètres de quatre voies le long d’entrepôts et d’immeubles sans âme, cela ne donne pas très envie de s’attarder ici. On finit par approcher du port et des quartiers annexé à Gênes dans les années 1920, dont Sampierdarena. Puis on pénêtre dans la ville et en s’éloignant des grandes artères, on découvre vraiment Genova, vivante, colorée, gaie, différente de l’image poussiéreuse et polluée de son immense banlieue. De la promenade du bord de mer, en regardant au sud-est, on découvre la côte ligure et les paysages des Cinque Terre. Au coucher du soleil, c’est juste sublime.

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      1. C’est vieux mais j’ai souvenir d’un centre avec des ruelles très etroites. Un centre très compacte.

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  2. Le formidable article que voilà. Et qui fait oeuvre utile, à l’instar jadis de celui consacré à Le Bidois par Bobby.

    Il dut en effet y avoir bien du boulot derrière, oui.. De ce Pisano, outre de ressusciter ce destin, autre mérite : j’y vois matière à interroger notre époque, voire à se sonder soi-même : les crises sont là, se multiplient..comme à cette époque-là, à l’épilogue de laquelle Pisano sembla assumer jusqu’au bout le camp qu’il avait choisi pour sien.

    Aujourd’hui, ben..quel choix? quelle alternative? quel projet de société? quel investissement personnel, même?

    Bon ou mauvais, peu importe..mais une alternative, un espoir…. L’européisme, la démocratie libérale..ça fait encore bander quelqu’un, ça?

    Ce Pisano s’est fourvoyé? C’est son problème!, moi je me demande comment l’on nous jugera.

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