J’ai toujours aimé les chants populaires repris en chœur par une foule. Peut-être est-ce dû au folklore vivant qui anime ma cité athoise, en Belgique, où l’on prend plaisir avec mes amis à chanter les vieilles chansons en patois lors de notre ducasse. Peut-être est-ce aussi lié à mon amour pour les stades des îles britanniques, où résonnent nombre de chants populaires au caractère historique et social fort, entonnés comme une seule voix par des milliers de supporters. Quoi qu’il en soit, cette fascination m’a toujours poussé à me pencher de plus près sur ces chants qui peuplent les stades. Et parmi eux, il en est un, moins connu, qui s’est récemment frayé un chemin dans les tribunes galloises, de Wrexham jusqu’au Millenium Stadium de Cardiff.
Le 24 mars 2022, le pays de Galles affronte l’Autriche en demi-finale des barrages européens pour une place à la Coupe du monde au Qatar. L’attente est immense : les Gallois espèrent une qualification qu’ils n’ont plus connue depuis 1958. À quelques minutes du coup d’envoi, l’ambiance est déjà électrique, mais elle s’apprête à monter encore d’un cran. Un homme s’avance et entonne un chant repris aussitôt par tout le stade, à l’unisson. Cet homme, c’est Dafydd Iwan. Cette chanson, c’est Yma o Hyd – « Toujours là ». Écrite en 1983 par le chanteur et militant, si elle est aujourd’hui indissociable de la sélection galloise et reprise à pleins poumons par le Red Wall, ce mur rouge de supporters, c’est parce qu’elle raconte bien plus qu’un simple refrain de tribune : elle incarne la survie culturelle et politique d’un peuple.

Née en 1983, Yma o Hyd n’avait rien d’un chant festif. Dafydd Iwan, chanteur et politicien nationaliste activiste pour l’indépendance galloise, l’écrit dans une période sombre, marqué par des épreuves personnelles (une sortie de prison liée à son activisme et un divorce) et par un climat social dévasté. Le pays de Galles vit alors au rythme des fermetures de mines et des grandes grèves, tandis que la Première ministre Margaret Thatcher impose sa vision ultralibérale qui fragilise les communautés ouvrières. La langue galloise, déjà stigmatisée pendant des siècles, paraît condamnée à disparaître. Le gallois à alors l’idée d’écrire une chanson capable de « remonter le moral » et qui établit un parallèle entre ce qu’il percevait comme les menaces contemporaines pesant sur le pays de Galles et les dangers historiques auxquels le peuple gallois avait été confronté, et dont il avait toujours survécu depuis Macsen Wledig (ou Magnus Maximus), le général romain entré dans la mythologie galloise comme étant celui qui aurait offert au pays sa première indépendance. Iwan espérait donc que la chanson « rappellerait aux gens que nous parlons toujours gallois malgré tout, pour montrer que nous sommes toujours là ».
La chanson devient vite populaire dans les milieux nationalistes et elle s’intègre ensuite dans la communauté ouvrière pendant la grève des mineurs de 1984-85, où Dafydd Iwan chanta Yma o Hyd à de nombreuses reprises sur les piquets de grève. On pense aujourd’hui que la chanson a pu jouer un rôle « non négligeable » pour remonter le moral des nationalistes gallois durant le mandat de la Dame de fer. Après la fermeture ordonnée par Thatcher des mines galloises et britanniques, moins de 40 % des foyers gallois étaient dirigés par une personne en emploi à temps plein en 1986, et deux tiers des mineurs gallois allaient devenir chômeurs. Le chant va aussi accompagner les luttes linguistiques et on l’entend lors des campagnes pour l’enseignement en gallois. Il a aidé à contribuer à la mise en œuvre de l’Education Reform Act de 1988. Elle a aussi renforcé le soutien à la langue galloise, contribuant notamment au Welsh Language Act de 1993, qui a placé le gallois sur un pied d’égalité avec l’anglais au Pays de Galles pour la première fois dans l’histoire britannique
« Les effets du thatchérisme étaient si flagrants, si étendus. Et la galloisité était en pleine tourmente. Yma o Hyd était un antidote délibéré à cela »

Mais il faudra attendre les années 2020 pour voir la chanson connaître à nouveau le succès. En janvier 2020, la campagne pro-indépendance YesCymru a réussi à propulser Yma o Hyd en tête du classement iTunes UK. Le mouvement nationaliste gallois reprend de l’ampleur et un sondage révélait fin 2021 que 40% des Gallois se disaient favorable à l’indépendance. Le nationalisme gallois s’éveille à nouveau, et sa scène principale n’est pas, comme beaucoup pourraient le penser, un match de rugby mais bien un stade de football.

Il ne faudra pas longtemps à Chris Gunter pour comprendre l’impact que peux avoir la chanson dans le vestiaire et la foule, le défenseur de Charlton (à l’époque) s’en sert pour galvaniser les troupes, passant le morceaux tous les jours à l’entrainement. C’est ce qui amènera le capitaine Gareth Bale ,et ses coéquipiers à inviter Iwan à venir chanter lors du match face à l’Autriche. Quelques mois plus tard, le 5 juin 2022, le pays de Galles se qualifie pour sa première Coupe du monde depuis 64 ans. À Cardiff, les joueurs et 30 000 supporters reprennent une nouvelle fois Yma o Hyd aux côtés de son interprète originel. La chanson va devenir l’hymne officiel des Dragons pour la coupe du monde 2022. Le clip officiel diffusé par la Fédération galloise le 7 novembre 2022 illustre la nouvelle dimension que prend la chanson. La vidéo raconte en réalité deux histoires et deux victoires : celle du parcours de 64 ans de l’équipe de football galloise pour se qualifier à une Coupe du monde, et celle de la renaissance d’une nation galloise, tout en nous invitant à voir des parallèles. Toutes deux ont lutté contre vents et marées. Toutes deux ont connu des échecs. Mais toutes deux, malgré cela, ont fini par triompher.
Er gwaethaf pawb a phopeth, r’yn ni yma o hyd.
« Malgré tout et malgré tous, nous sommes toujours là. »
Avec les images de manifestations contre l’inondation de Capel Celyn, de grèves de mineurs et de militants emprisonnés, la vision prise est ouvertement de gauche, républicaine, pro-dévolution, progressiste et patriotique de l’histoire galloise. Avec la voix combinée d’Iwan et du Red Wall, la vidéo veut nous donner l’impression que toute la nation galloise s’est désormais jointe à ce qui, au départ, n’était qu’une chanson solitaire née d’un militantisme minoritaire. Une vidéo qui fait vibrer mais qui est surtout très politisée et qu’il faut savoir mesurer, tout les Gallois ne sont pas devenus indépendantistes suite à la qualification pour la coupe du monde.

La chanson a aussi su faire son chemin dans les clubs, comme à Wrexham, équipe historique du nord du pays devenue mondialement connue après son rachat par Ryan Reynolds et Rob McElhenney, Yma o Hyd s’est imposé dans les tribunes comme un hymne officieux. Et c’est peut être aussi grâce à la série documentaire consacrée à l’équipe, Welcome to Wrexham, où la chanson accompagne notamment un épisode évoquant la catastrophe de Gresford de 1934, où 266 mineurs perdirent la vie. Faisant malinement le lien avec les racines ouvirères de la chanson et la passion footballistique actuelle.
Maintenant, dans les tribunes, le résultat est là : d’un chant militant autrefois marginal, Yma o Hyd est devenu un hymne partagé par toute une nation. Il résonne désormais comme un second hymne national, parfois plus fort encore qu’Hen Wlad Fy Nhadau (le plus beau des hymnes nationaux selon moi). Le football, sport populaire par excellence, lui a offert une caisse de résonance nationale et mondiale. Et ce refrain, né d’une douleur sociale et d’un combat politique, s’est mué en cri de fierté : malgré les siècles, malgré Thatcher et les mines fermées, malgré les tragédies comme celle de Gresford, le pays de Galles est toujours là.