Ahmed Bahja, en Amérique (2/3)

Far West chez les Chérifs

Début des nineties, le Maroc peine à tourner la page de ses héros de 1986. Lors de la CAN 1992 au Sénégal, subsistent encore Badou Zaki et Aziz Bouderbala. Et la sélection, agrémentée de jeunes prometteurs, passe près de la correctionnelle. Grappillant un point en toute fin de son deuxième match face au Zaïre par l’intermédiaire du joueur de Settat, Saïd Rokbi (croisé par Bahja en finale de tournoi des cadets, souvenez-vous) : insuffisant. La sélection olympique aux Jeux de Barcelone ne fait guère mieux, avec également un petit point rapporté face à la Corée du Sud, grâce à un but de Bahja.

Aussi, à l’été 1992, un nouveau sélectionneur est nommé, pour mener les qualifications pour la Coupe du monde 1994 et la CAN 1994 : Abdelkhalek Louzani. Il s’agit de l’entraîneur champion du Maroc avec le Kawkab de Marrakech. Bon signe pour notre Ahmed ? Eh bien, non, pas du tout même.

Entraîneur pour le moins psychorigide, il préfère les joueurs qui répondent à ses instructions tactiques. Bahja est un voyou du foot, qui n’en fait qu’à sa tête, et Louzani préfère les joueurs dociles, qu’il pioche par exemple dans la filière de Khouribga, dont il est une figure : Larbi Hababi et Mohamed Fidadi notamment. Surtout, Louzani se sent investi d’une mission d’intérêt supérieur, se sent au-dessus de n’importe quel joueur.

Louzani

Et si le mécontentement se fait entendre, ses résultats lui donnent raison. Du moins, lors du premier tour africain de qualification pour la Coupe du monde 1994. Car un match de qualification à la CAN 1994, disputé au printemps 1993, va transformer le mécontentement en colère.

Le stade Moulay Abdallah et les téléspectateurs de la RTM assistent en effet, abasourdis, à une défaite des locaux face au modeste Malawi. Ebranlé dans ses certitudes, un second coup mettra au tapis le sélectionneur originaire d’Essaouira. En effet, le Maroc, dans le sprint final pour la qualification aux Etats-Unis, vient de perdre en Zambie. Rien d’infâmant en soit, sauf que cette sélection avait été décimée dans un crash d’avion au large du Gabon, à peine trois mois plus tôt.

C’est en deux temps que Louzani sera remplacé, par Abdellah Blinda. D’abord, côté CAN avec l’équipe Espoirs de ce dernier : et malgré un bon nul ramené d’Egypte et une victoire au Malawi, il échouera cependant à qualifier les Lions de l’Atlas pour l’édition tunisienne de la CAN. Puis à la tête de l’équipe A, laissant Louzani sombrer dans des déclarations amères.

Blinda

Le match couperet, que dirigera Blinda sur le banc du stade Mohamed V, face à la Zambie du rescapé Kalusha Bwaliya, sera stressant, alourdi par la peur de l’échec. Abdeslam Laghrissi, l’un des espoirs protégés du natif de Tata (comme Larbi Ben Barek, pour l’anecdote), délivre un peuple en liesse.

Le Maroc ira en Amérique.

Mais toujours pas d’Ahmed Bahja…

Koeman Wanted

Si la bonhomie de Blinda le rend éminemment plus sympathique que Louzani, il va tâtonner, beaucoup, sur la route pour le Mondial 1994. Cinq matchs amicaux seront disputés jusqu’à la liste des sélectionnés qui rejoindront les USA : Egypte, Serbie, Slovaquie, Finlande, Luxembourg… Ainsi qu’un prestigieux match en terre d’Argentine du dieu Maradona, et du demi-dieu Batistuta. Pour lequel Bahja ne sera pas appelé : le Nouveau Monde attendra.

Et puis la liste tombe enfin, et Ahmed Bahja, 23 ans, sera bien de l’aventure chez l’Oncle Sam. Ainsi que le vétéran Mustapha El Haddaoui, 33 ans, pour amener un peu d’expérience des grands rendez-vous à un groupe relativement jeune et inexpérimenté.

A l’orée des festivités américaines, une rumeur, ou légende urbaine, circule au Maroc. Dans un bar du quartier animé de Guéliz, devenu son fief, fêtant sa sélection pour son premier Mondial, Bahja aurait déclaré à une assistance amusée, devant un match où officiait Ronald Koeman : « Vous le voyez le Koeman là, je vais lui faire pondre un œuf. » Comprendre : « Je vais lui mettre un petit pont. »

Et lors d’un dernier match de préparation au Canada, Ahmed et son pote Laghrissi, enchaînent les une-deux. Mécontent, Blinda les sermonne : cela n’est pas comme ça qu’il veut les voir jouer, mais en équipe. Cela rentrera dans une oreille du natif de Bab Debbagh, pour sortir par l’autre. Lui joue à l’instinct, c’est à prendre ou à laisser. Et cela va se constater, voire lui donner raison, dès le premier match face à la Belgique.

L’homme des hautes plaines contre les plats pays

Le témoignage de Rachid Daoudi, canonnier du Wydad Casablanca, est éloquent pour ce qui est d’expliquer le non-match du Maroc en ouverture. Les cadres ayant dormi très tard, en raison de discussions à caractère commercial à propos des crampons avec lesquels jouer. L’instant où lui-même ne s’occupe plus du match, mais cherche son collier (certes offert aux joueurs par Hassan II lui-même), est surréaliste. Cette entame de Mondial a des airs de parodie burlesque.

Daoudi et Abrami

Dans la moiteur d’Orlando, les Belges manquent plusieurs fois de doubler la mise après leur premier but sur une sortie hasardeuse de Azmi. Scifo voit sa tentative détournée par un coéquipier, Nilis pêche à la finition. Côté marocain, seul Chaouch trouve la transversale belge d’un tir inattendu.

Nous sommes à la 69e minute, le vieil El Haddaoui, à bout de souffle sur le terrain… est remplacé par Ahmed Bahja. Et tout de suite, il va se mettre en évidence.

Enzo Scifo se voit taclé rageusement. Le milieu de la Belgique est balloté tels des radeaux sur une mer déchaînée. Preud’homme s’emploie en détournant sur sa transversale, et en récupérant le ballon dans sa chute de manière heureuse, suite à une tête de Chaouch. Le centre au cordeau ayant amené cette parade acrobatique, provient du remuant Marrakchi. Premières actions dans un tournoi international majeur, et le moins que l’on puisse dire, c’est que Bahja n’a peur de rien ni de personne. Et qu’il compte bien jouer son Mondial à fond, lui.

Mirage dans les déserts

7e minute face à l’Arabie saoudite. Noureddine Naybet se rend coupable d’un tacle dans la surface, qui amène le but de Al-Jaber sur pénalty. Décidément, rien ne va. Qu’à cela ne tienne, Ahmed Bahja continue son show sur l’aile gauche, faisant danser les défenseurs adverses, tels des derviches tourneurs. Il apporte un premier caviar à Chaouch, qui tire au-dessus de la barre. Pas grave, il rapporte le but à ce dernier sur un plateau d’argent, qui n’a plus qu’à pousser le ballon dans les cages.

Mais juste avant la mi-temps, un tir de 25 mètres du Saoudien Amine, surprend un Azmi au placement douteux… Le score en restera là. La rue marocaine est dépitée. Qui prétend que les joueurs ont été achetés par les Saoudiens. Qui les traite de chikhates (chanteuses/danseuses marocaines), allusion aux cheveux longs de plusieurs joueurs. Les plus blagueurs les imaginent revenir au pays en s’accoutrant en femmes, et en communiquant discrètement pour passer inaperçus. Seul Ahmed Bahja, ayant sauvé quelque peu l’honneur du football marocain, échappe aux critiques.

La Belgique a pourtant battu de son côté les Pays-Bas. Mais la tâche de battre ces derniers à la dernière journée, par au moins trois buts d’écart, n’est dans aucun esprit, et ne se réalisera évidemment pas. D’autant qu’il faut espérer que la Belgique, déjà qualifiée, batte l’Arabie saoudite. Aussi, les Oranje, contraints de gagner et ne prenant pas le match à la légère, ont bien compris que le danger venait principalement de Bahja, qui est muselé.

Bergkamp marque en fin de mi-temps, et l’égalisation en retour de vestiaires de Hassan Nader, sur une passe de Mustapha Hadji à peine rentré, ne fait que retarder la qualification des Bataves. Ces derniers la valident sur un but de Bryan Roy. En devançant la Belgique au classement, cette dernière passant même de première à troisième, ayant été battue… sur un but mémorable de Saeed al-Owairan, du club d’Al Shabab de Riyad.

Et c’est dans cette ville que va commencer la partie la plus extravagante de la carrière d’Ahmed Bahja, d’abord avec l’équipe dominante du championnat saoudien, l’Al Hilal Riyad.

A suivre

(relire la première partie)

Sources : – https://albayane.press.ma/louzani-et-blinda-au-mondial-mais-pas-en-can.html
– https://www.lavieeco.com/dossiers-speciaux/en-1994-cetait-la-faute-a-pas-de-chance/
– interview de 2 heures du joueur, pour Radio Mars, datant de 2019.

Van Baston pour Pinte 2 Foot

26 réflexions sur « Ahmed Bahja, en Amérique (2/3) »

  1. Merci Van. J’ai souvenir que Chaouch avait bien vendangé à ce mondial. Je l’aimais à Istres.
    Abdelkhalek Louzani a joué pendant longtemps en Belgique et plutôt pas mal il me semble. Alex nous en parlera peut-être.
    C’est vrai que Bahja avait été la seule satisfaction de ce mondial.
    Le match face à la Zambie, c’était le match de la peur.
    Et pour finir Hassan Nader, tres beau passage portugais, en particulier à Farense. Il finit même meilleur buteur du championnat.

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    1. Pas connu, et pour ma part pas grand-chose à en dire, désolé.

      L’impression qu’il aura été plus important au Maroc qu’en Belgique?? En tout cas très difficile d’exister au sein du Sporting Anderlecht qu’il pratiqua, après quoi ce ne furent plus que des clubs de divisions inférieures..et une réputation unanime de mec très chouette – j’ai jadis lu 3-4 de ses anciens équipiers du Crossing Schaerbeek l’affirmer.

      A Anderlecht je crois bien qu’il ne joua qu’un match, à l’instar du Hongrois Sandor Karsay.. Vu la concurrence impitoyable et asymétrique que faisait jouer le capitaine Jurion, ce n’est pas même forcément un problème de talent.. Karsay n’était notoirement pas mauvais, et cependant : un seul match joué en trois ans!!, Jurion refusait en fait de jouer avec lui..

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      1. Cher Bota

        Tu parles de qui quand tu dis « plus important au Maroc qu’en Belgique » ?
        Louzani ?
        Tu l’as connu joueur ?

        Merci pour ton témoignage

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      2. Le voici à l’oeuvre, à droite sous le maillot un peu bcp culte en Belgique du Crossing Schaerbeek..où il côtoya du très beau monde! : Masopust, Bene, Roger Claesse, Leekens……

        https://scontent.flgg1-1.fna.fbcdn.net/v/t1.6435-9/147555682_10221662530464179_5228594240245550478_n.jpg?_nc_cat=106&ccb=1-7&_nc_sid=825194&_nc_ohc=aCoijjrmutIAX-b1b05&_nc_ht=scontent.flgg1-1.fna&oh=00_AfDNCXPz_Q3Dy-RdW-N_pAvpuwUWrysickL__pHSz5QDOg&oe=63FA7A44

        Arrière-droit durant ces années-là, ai-je lu. Mais à titre perso vraiment aucune idée.

        L’entraîneur était presque une caricature du football-Mitteleuropa, Elek Schwartz : Autrichien? Roumain? Hongrois? Quoi qu’il en soit il parlait 7 langues, et bourlingua pas mal..

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      3. Non, je ne l’ai pas connu. Mais je parle de lui, oui.

        La réputation de l’homme est restée extra. Le footballeur je n’en ai aucune idée.

        Le voici encore, photo datée de la saison 69-70 : https://scontent.flgg1-1.fna.fbcdn.net/v/t1.6435-9/96839707_545503632822100_5457876064153894912_n.jpg?stp=dst-jpg_p960x960&_nc_cat=111&ccb=1-7&_nc_sid=825194&_nc_ohc=T2jGtUKsl-QAX_XcZkO&_nc_ht=scontent.flgg1-1.fna&oh=00_AfCcqNb-JW8ri8a-L8KYW-Y8F2fn3ABf8hJokmdPALuEyQ&oe=63FA8DC4

        Il est en bas à gauche. En bas à droite : son équipier, le BO Masopust (très chic type aussi, en rapportent ses anciens équipiers).

        Le gardien était probablement le second meilleur du pays, quoique très très, très loin derrière l’intouchable Piot : Smolders. Tombé dans l’oubli désormais, mais notoirement remarquable à son époque.

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      4. Photo qui rappellera des souvenirs à Sindelar voire Berti : https://scontent.flgg1-1.fna.fbcdn.net/v/t1.6435-9/127228560_2779629722295271_5612447315004887356_n.jpg?_nc_cat=105&ccb=1-7&_nc_sid=825194&_nc_ohc=yQntQ2xWUQEAX-w-tgq&_nc_ht=scontent.flgg1-1.fna&oh=00_AfC8dLs1rElVbGzOrLdiiN7pP-r9eSVex9ZGFnDSWD8mGw&oe=63FA7A3C

        De gauche à droite : le gardien Smolders.. Rensenbrink.. et à l’extrême-droite Louzani :), face à ses anciennes couleurs du Sporting Anderlecht.

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      5. Mais d’où vous sortez ces images ?!
        Moi je galère de fou pour en trouver une libre de droit

        Merci, en tout cas

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      6. Y a qu’à demander 😉 (Angleterre, Belgique, Pays-Bas : tant que tu veux!)

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      7. Allez, une petite dernière, j’aime bien celle-là : en haut à gauche, sous les couleurs de l’Olympic Charleroi..

        https://scontent.flgg1-1.fna.fbcdn.net/v/t31.18172-8/10682442_10204043621643440_1058822183886913005_o.jpg?stp=dst-jpg_p960x960&_nc_cat=104&ccb=1-7&_nc_sid=825194&_nc_ohc=mW8ER6e_HQ0AX8us5-6&_nc_ht=scontent.flgg1-1.fna&oh=00_AfB4u6Kp-lctZyB9PqkC952q8neGGDhGp5P4Q2ia7-m8kg&oe=63FA72F4

        Connaissez-vous le surnom de ce club? Les Dogues! Faut regarder en bas à droite pour comprendre pourquoi..

        VanBaston : un camarade qui fut un footballeur de très bon niveau à l’époque, affirme que Louzani était un excellent joueur mais très sous-estimé.

        Pour sûr (quoique, on pourrait avoir des surprises) : le premier Marocain à avoir joué en Belgique, pionnier fécond!

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      8. Merci Alex
        Masopust à Molenbeek. C’est qui est le joueur au milieu des joueurs accroupis sur ta deuxième photo?

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      9. Tu as tort et tu as raison : Masopust à..Schaerbeek (Nord-Est de Bruxelles, commune de Brel), non à Molenbeek (Nord-Ouest de Bruxelles, commune de Goethals on va dire).

        Le Crossing Schaerbeek (nom sous lequel il reste le plus connu) avait été de Molenbeek avant, même en Belgique les déménagements et changements d’appellation de ce club (qui existe toujours..quoique sous un autre nom et dans un autre bled) restent une durable source de confusion.

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  2. Chaouch, je m’en souvenais à Saint-Étienne, mais je ne savais pas qu’il sortait du Kawkab lui aussi. On en apprend à chaque fois dans cette série d’articles, bravo Van Baston, joli travail. Allons-nous maintenant savoir si le « w » de Kawkab se prononce à l’anglaise ou à l’allemande? 🙂

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  3. Sympa de se remémorer quelques noms connus de notre vieille 1ère division. J’aimais bien Mus El Haddaoui, il a bourlingué à droite et à gauche si mes souvenirs sont bons et manifestement à Angers si j’en crois la photo.

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    1. Au Rc Lens et à St Etienne. J’imagine que Ajde et Sainte l’ont vu quelques fois. Il était bon techniquement mais assez nonchalant. Il me semble qu’il était pas mal critiqué pour ça en sélection.

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  4. Le tournoi de Khalil Azmi, le portier marocain, ne fut vraiment pas une réussite. 2 matchs (il sera remplacé par Alaoui pour le 3ème match), 3 buts encaissés dont 2 erreurs assez flagrantes ; et surtout un manque de sérénité flagrant. Ça me rappelle quelque peu la performance de Driss Benzekri à la Coupe du monde 1998.

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      1. Ah ou je n’avais pas fait attention ! D’ailleurs, je pense qu’un article détaillé sur l’échec du Maroc au mondial 1994 pourrait être très intéressant à lire 😉

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      2. @Pig Benis, tu veux dire 1998, je suppose
        Car 1994, c’est ce que je viens de faire ^^

        Il y aura des allusions à France 98 dans la 3éme partie

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      1. Oui, c’était pas clair mais je parlais bien dans un stade. Non, de mon côté non plus.

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  5. Ah, c’est donc lui qui avait sacrément secoué la Belgique en 94?

    Au final on s’en était très bien sortis – Preud’Homme au premier chef d’ailleurs, dont le positionnement haut devant sa ligne était quelques fois douteux, même si ce n’était pas son plus gros point faible.

    Je lirai ce soir la 3ème partie, mais merci déjà.

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