Ahmed Bahja, le Kawkab (1/3)

Portrait en trois crochets d’une comète à la trajectoire improbable.

La peau dure des clichés

Bab Debbagh, Marrakech, début des années 1980. Dans les effluves malodorantes des tanneries, des silhouettes, courbées et affligées, ou plongées jusqu’aux genoux dans les bassins, travaillent machinalement les peaux d’animaux. Un jeune garçon propose ses frêles services, pour grappiller quelque picaillon dans ce repère d’impécunieux. Le benjamin d’un modeste tailleur et rafistoleur de vêtements, orphelin de sa mère, n’a guère le choix.

Mais ce garçon est un Bahjaoui, sobriquet donné aux Marrakchi pur jus. Mieux, son nom de famille est Bahja, qui indique la bonne humeur, la joie, l’allégresse. Et le petit Ahmed Bahja, va s’adonner à ce qui lui en procure, le ballon. Et par le biais duquel il va en procurer autour de lui.

HALTE ! Et trêve de ce pathos dont usent les rares portraits à son sujet. Voici sa vraie histoire (par lui-même), bien plus rocambolesque.

Planète sans nom

Dès qu’il peut, le jeune déscolarisé de 13 ans, développe son jeu sur les terrains de fortune de la ville ocre. Et s’il a bien un handicap, c’est qu’il n’est personne, et personne ne le connaît. Juillet 1985, à 15 ans, c’est tout seul qu’il se présente dans les locaux du club majeur de sa ville : le Kawkab Athlétique Club de Marrakech.

Myriam, une secrétaire, lui indique de se présenter dans deux semaines, muni d’un acte de naissance, à 9 heures. Et c’est à 6h45 qu’il se présente le jour venu, n’ayant pas dormi de la nuit. Ahmed comprend alors vraiment que c’est une journée de détection. Les jeunes postulant pour intégrer les minimes et les cadets étant déjà, et de plus en plus, nombreux en cette matinée. Il est impressionné, d’autant que la majorité des enfants sont accompagnés d’un parent, et n’a pas beaucoup d’espoir d’être choisi. Tous enfilent leurs tenues dans les vestiaires. Lui se réfugie dans un coin discret des locaux, pour mettre son maillot, son short et ses crampons, prêtés par un ami.

Quatre entraîneurs sont là, et il n’aura qu’un quart d’heure maximum pour faire ses preuves. Ce sera bien assez, même si les autres ne jouent pas avec lui. Le ballon lui parvient finalement ; il scotche trois joueurs, tire : détourné. Un brin déçu, les entraîneurs lui font signe que c’était bon, qu’il pouvait laisser la place à un autre. Incrédule, il assiste à une chamaillerie : « Je le veux, non c’est moi qui l’aurait… » On lui laisse donc la possibilité entre quatre centres d’entraînement des cadets. Soit au quartier militaire, ou celui de Daoudiate, ou de Sidi Youssef, ou de Guéliz. Il choisira ce dernier, accessible à la marche, et le parcours pour s’y rendre étant le plus agréable.

Cependant, il lui reste encore un obstacle avant que cela ne se concrétise : alors qu’il lui demande une signature, sa mère lui confisque son formulaire d’inscription, et ne veut pas entendre parler de l’kora (le ballon), qu’il avait déjà perdu assez de temps avec ses bêtises. Elle fait toutefois lire le document à des voisins, qui lui assurent que c’était une belle opportunité à saisir.

Voilà donc Ahmed aux anges, mais cela ne va pas durer longtemps…

Vol de bicyclette

D’abord, de retour d’un match à Qala’at as-Sraghna, il apprend que sa mère est décédée. Inconsolable, un oncle lui confie les dernières paroles de sa mère : « Prenez soin de lui, c’est lui qui sauvera la famille. » A 16 ans en 1986, Bahja a donc un objectif : mettre sa famille, à défaut de sa daronne, à l’abri, dirait-on de nos jours. Et c’est de plus belle qu’il s’entraînera et enfilera les dribbles et les buts en cadets.

Il remporte ainsi le tournoi national de la catégorie, marquant deux buts en finale face à la Renaissance de Settat de Saïd Rokbi (13 capes internationales de 1991 à 1997). Mohamed Mediouri, président du Kawkab depuis 1984 (et, accessoirement, chef de la sécurité d’Hassan II), ayant poussé à la formation des jeunes Marrakchi, veut marquer le coup. Une bicyclette rouge, estampillée KACM, sera offerte à chacun des joueurs. Très fier de cette première « prime », Bahja annonce la nouvelle à son entourage… Mais il ne recevra jamais cette fameuse bicyclette. Probablement vendue par un intermédiaire peu scrupuleux, à prix d’or : la nouvelle ayant fait bruit, notamment auprès des adolescents de son âge ayant quelques moyens.

C’est le coup de trop pour notre Ahmed, blessé dans son amour propre, par ce monde dont il se sentait, à nouveau, étranger, et pire, cette fois, exclu. Il abandonne alors tout, ne veut plus entendre parler de club, de contrat, et ne joue plus que dans son derb (barrio). Et c’est là qu’il tâcheronne vraiment dans les tanneries de la Porte de Marrakech du même nom (Bab Debbagh). Gagnant jusqu’à 100 dirhams les bons jours, et cela lui suffit amplement …

Mise en orbite, en Vespa

Jusqu’à ces 18 ans en 1988, Bahja reste dans cette situation, et joue dans des petites compétitions informelles. Un tournoi se fait alors connaître dans la ville, le tournoi du million (10 000 dirhams). Organisé par le Kawkab, Bahja ne veut pas en entendre parler. El Mesrane (« L’intestin »), une sorte d’agent officieux détecteur de talents, le convainc toutefois de rejoindre son équipe pour l’occasion, et que cela ne l’engageait en rien. En finale, Mediouri, le président lui-même, est présent, non en tribunes, mais au bord du terrain. Impressionné par le talent du garçon, il demande à lui parler en fin de match.

La conversation est lunaire :
– « Quel âge as-tu ? »
– « 18 ans. »
– « Si tu étais au Kawkab, tu jouerais déjà avec l’équipe sénior A, tu sais ? »
– « Ah mais j’étais au Kawkab… »
– « Comment ça se fait que je ne te connaisse pas ? »
– « C’est-à-dire que j’ai quitté il y a deux ans… »
– « Et pourquoi ? »
– « Parce que j’ai gagné le tournoi national des cadets, que je devais recevoir une bicyclette, et que je ne l’ai pas reçue. »

C’est une Vespa que Mediouri lui offrira pour rejoindre, formellement et définitivement, le KACM.

Mediouri à droite aux côtés de l’ancien président du Wydad, Abderrazzak Mekouar.

Il est peu à peu intégré à l’équipe première, endossant le numéro 13. Superstitieux, il ne quittera jamais ce numéro de toute sa carrière.

Il gagne définitivement sa place lors d’un exercice 1991-1992 historique du Kawkab des Hicham Dmii, Taher El Khlaj, Ahmed Mesbahi, et du gardien Zakaria Alaoui. Titre de champion après 34 ans de disette (1958), et dernier en date (le club végète actuellement en troisième division du championnat marocain). Ce, avec huit et 10 points d’avance sur le Raja Casablanca de Fahmi, Nejjari, Bassir, Alain Gouaméné, et sur le Wydad Casablanca des Naybet, Daoudi, Moussa Ndaw, Abrami (champion d’Afrique des clubs en novembre 1992).

A partir de là, le jeune de 22 ans rayonne de tout son talent sur la pelouse du stade El Harti, et dans tout le royaume. Son physique longiligne détonne, sa technique hors norme impressionne, ses petits, grands ponts et dribbles chaloupés enthousiasment, ses coups francs et frappes lointaines laissent bouche bée.

Aussi, il remporte la Coupe du Roi en décembre 1993, marquant en finale au stade Moulay Abdallah de Rabat, face au Maghreb de Fes. D’une sensationnelle bicyclette aux abords de la surface. A ce moment-là, absolument tout le monde connaît Ahmed Bahja au Maroc. Nous sommes à quelques mois de la World Cup 1994.

A suivre….

Source : interview de deux heures du joueur, pour Radio Mars, datant de 2019.

Van Baston pour Pinte 2 Foot

31 réflexions sur « Ahmed Bahja, le Kawkab (1/3) »

  1. Merci Van pour ce superbe voyage marocain. Je n’ai vu que les tanneries de Fes, un décors magnifique mais quel travail de forçat. Et l’odeur qui ne vous lâche jamais.
    Bahja, c’est l’étincelle du foot marocain des années 90. Par son talent et caractère.
    Qui est le rival du Kac?

    Et sinon, il partage le titre avec El Khalej que l’on verra au Benfica avec El Hadrioui.

    Dans l’equipe du Wydad, championne d’Afrique, y avait également un tadjik! Vassili Postnov. Ça m’avait étonné quand j’avais vu le match face à l’Africa Sport pour la Supercoupe. Que faisait-il là?
    Et on en a deja parlé mais cette finale, c’est le souvenir du plus gros truqueur aux penos que j’ai pu voir. Mustafa Achab. J’ai jamais vu un gardien s’avancer autant lors d’une serie de tirs au but! Le mec était à 3 metres du tireur à chaque fois.
    Achab, c’était devenu une blague entre nous avec un ami marocain à chaque fois que l’on voulait truander une séance.
    J’ai jamais réussi à revoir les images.
    La suite!

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    1. Haha Vassili, je m’en souviens, le blondinet
      Aucune idée du comment ou du pourquoi il a atterri au Maroc, par contre ^^
      Et oui, cette finale de supercoupe face à l’Africa Sport, je m’en souviens très bien, dernier match de Naybet (qui joue une partie du match avec un bandage à la tête), avant de s’envoler pour le FC Nantes
      Merci khiadia

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      1. Une saison seulement pour Naybet à Nantes mais dès le départ, il a montré qu’il était prêt pour l’Europe. Évidemment le Sporting et le Depor par la suite. Ah , les vieux grognards du Depor, c’était quelque chose. Impossible à bouger les Naybet, Mauro Silva ou Donato.

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  2. Tout sera pour moi découverte, merci d’avance pour la série!

    Tout sauf une photo!..car je crois reconnaître le maillot NL à la WC94? (où le Maroc avait posé de sérieux problèmes à la Belgique dans mes souvenirs)

    Myriam.. Ca me rappelle une formidable collègue marocaine jadis, vu le personnage ça a dû être une java pas possible avec la récente demi du Maroc – félicitation d’ailleurs!, et voilà qui me donne envie de m’enfiler un verre de Mahia comme digestif ce soir, tiens.

    La tannerie, oui : boulot ingrat! L’un des co-fondateurs du kop du Standard travaillait là-dedans, son récit ne donnait pas envie, courageux..!

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    1. Salut Alexandre, et merci à toi
      C’est bien les PB, et précisément Koeman sur la première photo 🙂
      La 2ème partie évoquera un peu plus en détails le parcours du Maroc en qualifications 94 (même un peu avant), et à la WC étasunienne, avec un chapitre dédié à Belgique Maroc, notamment
      Au plaisir d’en discuter !

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    2. (Le centurion) Dites, vous ne trouvez pas qu’il y a une drôle d’odeur, tout d’un coup ?

      (Le devin) Une drôle d’odeur ?

      (Le centurion) Oui, une drôle d’odeur.

      (L’optione) Hmmm… ça me rappelle un peu le quartier où est-ce que c’est que j’habite, à Rome.

      (Le devin) Vous habitez près d’une tannerie ?

      (L’optione) OUI ! IL A DEVINÉ ! C’EST UN DEVIN !

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  3. Merci pour ce premier fragment du portrait dont la lecture donne fortement envie de déguster les deux suivantes. Le fait d’apprendre les difficultés sociales et sportives qui ont entravé le parcours atypique d’Ahmed Bahja aide à mieux comprendre ses coups de sang imprévisibles et son caractère impétueux sur les terrains qui lui ont valu pas mal de cartons. Je garde surtout en mémoire ses buts spectaculaires et ses célébrations expressives sous le maillot d’Al Ittihad de Djeddah en Arabie Saoudite où sa popularité demeure intacte tant il a marqué l’histoire de ce club et du championnat local.

    Ce qui a également attiré mon attention sont ces tournois amateurs de mon enfance sur des terrains de fortune qui offraient un spectacle et des émotions incomparables et que les recruteurs des grands clubs scrutaient scrupuleusement dans l’espoir de dénicher des pépites.

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    1. Concrètement, c’est difficile à affirmer : son parcours en sélection est chaotique, et en clubs, tout autant
      Il y a plusieurs joueurs marocains qui ont fait une bien meilleure carrière, et qui sont bien plus connus (en dehors du Maroc)
      Mais il a marqué les esprits de beaucoup dans les 90, et qui en gardent une grande affection (moi même, d’où le portrait que je propose)
      Techniquement, il était vraiment très fort, et plutôt complet … Mais indiscipliné, tactiquement
      Je reviendrai dessus dans les autres parties ^^

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  4. Excellent article dont on devrait à raison voir de plus en plus de semblables d’ici peu après le succès du Maroc à la dernière CM. Comme il s’agit d’un vrai succès en profondeur (joueurs, système de formation, et coach du cru), on devrait aussi voir la Coupe du Monde des Clubs prendre une légitimité de plus en plus évidente. Le projet de la FIFA d’une vraie CM des clubs à 32 équipes en 2025 me plaît bien et il est sûr que les clubs africains auront leur mot à dire.

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  5. Apparemment, non, @Khiadia

    Je ne saurais expliquer pourquoi
    Si ce n’est que le Kawkab, a connu une histoire des plus instables
    (et pourtant, ayant une grosse fan base, aperçue notamment lors du Mondial 2022)

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      1. Comme cela se prononce g-g-g
        Il n’y a, pour le coup, aucune difficulté de prononciation
        Pas de K (ou plutôt, Q) à prononcer en claquement de gorge (je crois que c’est une exception de la langue arabe, mais je ne connais pas toutes les langues, loin de là)

        Comme détaillé ici

        https://fr.m.wiktionary.org/wiki/%D9%82

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      2. Merci ! Je comprends maintenant (enfin, devrais-je écrire) pourquoi tant de mots sont romanisés avec la lettre Q. La question demeure cependant : le « w » de Kawkab est-il un « ou » à l’anglaise ou un « vé » à l’allemande ? (où à la française, d’après l’Académie que tout le monde, moi le premier, tend à ignorer sur ce point précis…)

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    1. Quelle que soit la manière dont on prononce le « w », l’absence d’un club de D1 dans l’une des plus grandes villes du pays interpelle effectivement. La logique voudrait qu’un investisseur saute sur l’occasion en prenant le contrôle d’un club existant ou en en construisant un de toutes pièces à la RB Leipzig. Y a-t-il des projets dans ce sens ?

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  6. Hello bobbyschanno
    Pas vraiment une faute de frappe, juste une habitude d’utiliser des chiffres pour transposer des lettres arabes qui n’ont pas d’équivalent dans l’alphabet latin ^^
    D’après Google Translate, ce serait « allaaeib » sinon

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