Ahmed Bahja, tempêtes des déserts (3/3)

Mirages européens, oasis saudite

Après la Coupe du monde aux Etats-Unis, certains coéquipiers d’Ahmed Bahja profitent de l’exposition médiatique pour signer en Europe : Tahar El Khalej passe du Kawkab à l’União Leiria au Portugal, avant de rejoindre le Benfica deux saisons plus tard ; Rachid Neqrouz, du Mouloudia Oujda, se retrouve aux Young Boys de Berne, puis à l’AS Bari en Série A. Pour Ahmed Bahja, en revanche, le voyage pour le Vieux Continent s’avérera des plus contrariés.

Naïf, et sous l’emprise de l’influent directeur du Kawkab, Mediouri, Bahja refuse les offres plus ou moins intéressées, et intéressantes, de l’AS Roma, de l’Atlético de Madrid, ou des Girondins de Bordeaux. Crainte de perdre le soutien des supporters du KACM, fous de leur génial dribbleur ? Offres pas assez généreuses ? Intermédiaires nuisibles ?

Personne ne sait vraiment, pas même le concerné.

Cependant, une autre offre, très alléchante financièrement, viendra du Al Hilal de Riyad. Démentie quasiment tout l’été 1994, elle se fera réalité le 15 septembre, au bras de fer. La Fédération Royale Marocaine de Football énoncera même une suspension du joueur. Qu’à cela ne tienne. Si Ahmed Bahja ne peut pas jouer parmi les plus grands, il ne peut décemment pas ignorer les précieux riyals, et autres cadeaux de luxe qui lui sont promis en terre Saudi.

Et c’est dans ce contexte tendu, une fois encore pour Bahja, qu’il va enfiler le maillot bleu du club le plus puissant de la péninsule arabique.

Tour des golfes

Les noces d’Ahmed Bahja et du club quelque peu conservateur de Riyad, ne seront pas des plus tranquilles. Beaucoup trop fort pour le championnat du Roi Fahd, remonté comme jamais suite à son été frustrant, ses frasques sur le terrain ne sont pas du goût de tous, on le qualifie alors de « allaaeib al mouchakiss » (traduire par joueur turbulent, ou « bad boy« ). Et les frasques, il se les permet toutes. Feindre de refaire ses lacets, remonter ses chaussettes en plein face-à-face, en venir aux mains avec l’adversaire, pour les plus classiques. L’anecdote la plus drôle qui circule alors au Maroc, et qu’il confirmera lui-même, bien plus tard : Bahja aurait dribblé toute la défense adverse, y compris le gardien, puis s’est assis sur le ballon, juste sur la ligne. L’arbitre siffle but, mais le joueur lui fait signe que non, qu’il l’attend pour venir valider le but. Au terme de la saison 1994-1995, durant laquelle il gagnera tout de même la coupe locale et la Ligue des Champions arabes, notre Ahmed est déjà prêté, au club qatari de Al Gharafa.

Débarquant à Doha, le président du club venu l’accueillir est consterné par le joueur, hilare à sa descente de l’avion. En arrivant au club, il lui est signifié que l’entraîneur comptait désormais sur un autre joueur. Il expose alors au dirigeant le deal suivant : il demande à n’être payé que s’il remporte la Coupe du Qatar. Le club d’Al Rayyan est balayé en finale 5 – 2, dont un doublé de Bahja et un but d’une connaissance du championnat marocain, Moussa Ndao. Al Gharafa remporte alors sa deuxième coupe locale, le cheikh est aux anges, organise une fête… à laquelle n’assistera pas Ahmed. Qui se contentera juste, le lendemain, de réclamer son gros chèque dû.

La personnalité détonante de Bahja, va alors intéresser un autre club saoudien, Al Ittihad Djeddah. Le club dit du peuple, grand rival du mastodonte Al Hilal en terres de la Mecque.

Il y passera ses meilleures années, remportant dès la première saison, en 1996-1997, le championnat, titre qui échappait au club de Djeddah depuis 15 ans, la coupe du Roi et la coupe de la Fédération saoudienne, élu meilleur joueur. Suivra une année 1999 (il sera prêté à nouveau au club d’Al Gharafa au Qatar en 1998, pour y remporter une nouvelle fois la coupe locale), où Al Ittihad remportera la Coupe d’Asie des vainqueurs de coupes. Et surtout, il conquerra à jamais le cœur des supporters bouillonnants du club de Djeddah, se reconnaissant en lui, et heureux de rivaliser avec le club de la capitale Riyad.

Suivront quelques mois à Al Wasl aux Emirats Arabes Unis, qu’il fuira littéralement, constamment interpellé par la police, recevant des cartons rouges et suspensions injustifiées et ubuesques. Pour revenir en Arabie saoudite pour la seconde moitié de la saison 1999-2000, au club d’Al Nassr Riyad cette fois (actuel club de Cristiano Ronaldo), rejoignant un certain Moussa Saïb et, d’entrée, jouer la première Coupe du monde des clubs organisée à São Paulo en janvier 2000. Un bref passage dans la cour des très grands, battant le Raja Casablanca sur le score de 4-3, et surtout un match face au Real Madrid des Raùl, Roberto Carlos, McManaman, ces derniers finissant deuxièmes du groupe derrière les futurs vainqueurs, les Corinthians des Dida, Vampeta, ou encore Freddy Rincon.

Enfin, une saison 2000-2001 en Libye, dans le club d’Al-Ahli Tripoli, à base de caprices du fils Kadhafi, Saadi, à la fois joueur, président du club, et président de la fédération libyenne, que Bahja défiera presque inconsciemment, défendant ses coéquipiers face aux humiliations du rejeton du Chef Suprême, qui n’hésitait pas, par exemple, à tirer à balles réelles sur les supporters rivaux de Benghazi. Ahmed se trouva même confronté à un ultimatum, lui exposant la kalash ou le départ avec une belle somme d’argent. Il opta évidemment pour la seconde option, avant de finir son tour du Golfe l’année suivante aux EAU, à Al Nassr Dubaï cette fois. Pour finalement retourner au Maroc, rejoindre le Raja Casablanca.

Les crocs d’un lion

Après 1994, le parcours d’Ahmed Bahja avec l’équipe nationale du Maroc sera également chaotique. Les Lions de l’Atlas, désormais entraînés par Henri Michel, échouent à se qualifier pour la CAN 1996 chez Nelson Mandela. Et il faudra attendre l’hiver 1998, pour revoir la sélection dans une compétition internationale, lors de la CAN au Burkina Faso. Parmi les Fertout, Bassir, Hadda, c’est Bahja qui entame ce retour, d’un tir limpide du coin de la surface, lors des retrouvailles avec la Zambie. Les coéquipiers de Kalusha Bwalya reviendront toutefois au score. Après une petite promenade face au Mozambique, le Maroc retrouve l’Egypte, déjà croisée lors des qualifications. Ce match restera dans les mémoires des Marocains : l’Egypte y concédera sa seule défaite et son seul but encaissé de la compétition. A la 90e minute, dans la moiteur de Ouagadougou, Henri Michel se lève du banc, ahuri par ce qu’il vient de voir. Un retourné acrobatique sensationnel, que Mustapha Hadji est allé chercher très en hauteur, laissant la défense de Nader El-Sayed pantoise. On en oublierait presque que c’est Ahmed Bahja qui, après s’être amusé du côté gauche égyptien, avait fourni le centre pour le nouveau joueur du Deportivo La Corogne.

Chose troublante à l’époque, Bahja n’est pas titulaire pour le quart de finale face aux Sud-Africains de McCarthy. Boudeur et ne rentrant, en remplacement de Hadji, qu’à la 67e minute, notre Ahmed fait resurgir son caractère impétueux. Le Maroc est mené 2-1, et gâche la dernière occasion du match, un coup franc tiré avec désarroi, pour ne pas dire je-m’en-foutisme. En conséquence, le Marrakchi ne sera pas appelé pour disputer la Coupe du monde en France. Cependant Youssef Rossi avance une autre hypothétique raison, Ahmed Bahja aurait mordu Henri Michel. Mais selon l’ancien défenseur du Stade rennais, cela relevait, lors d’un voyage en avion, d’une blague manigancée par Abrami, conscient d’un réflexe curieux d’Ahmed, qui mordait le corps à proximité, dès lors qu’on le chatouillait. Cela n’arrangera pas le compte du fantasque joueur, qui ne sera rappelé en équipe nationale, sous la pression du public, et que dans la foulée de son exposition à la coupe du monde des clubs 2000, pour disputer la CAN au Nigéria. Ce sera sa dernière compétition avec les Lions de l’Atlas, ces derniers se faisant éliminer aux nombres de buts marqués, par la Tunisie des Jaidi, Baya, et Sellimi.

De retour au Maroc en 2002-2003 pour rejoindre son autre club de cœur, le Raja Casablanca, Bahja passera une dernière année footballistique épanouissante, se faisant rapidement adopté par le public survolté des Verts. Avant de finir sa carrière au Maghreb de Fes, dans un cadre plus rigide et ennuyeux. Ahmed Bahja reviendra enfin dans sa ville de naissance au Kawkab de Marrakech, en tant qu’entraîneur-adjoint / potentiel joueur.

Bien plus tard, entre 2017 et 2020, il n’empêchera pas la longue descente aux enfers du club phare de Marrakech. En déliquescence depuis plusieurs années, l’institution étant truffée de problèmes juridiques et financiers, elle est reléguée en deuxième division en 2019. Les joueurs sont déboussolés par la valse des entraîneurs et par les salaires impayés. Entraîneur intérimaire un peu par défaut, Ahmed Bahja sera l’un des derniers en charge de sauver le navire, ce qu’il fera, avec aplomb, à sa manière, à force de coups de gueule, de prises de becs, de prises de mains, que ce soit avec ses supérieurs, ses adversaires, la municipalité, ou la ligue marocaine, mais en vain. Le KACM végète aujourd’hui dans le championnat amateur (équivalent du National).

Le Bahjaoui reste aujourd’hui encore un très bon client des médias marocains. Sa verve singulière, son absence de langue de bois, ses anecdotes sans filtre à n’en plus finir, ses noukates (blagues marocaines, de Marrakech en particulier), ses rires communicatifs, font toujours mouche. Adulé en Arabie Saoudite, adoré au Maroc, quasi dieu vivant de Marrakech. Pas mal pour un joueur ayant eu autant d’obstacles et de péripéties dans son parcours, qui a failli rater le coche du football professionnel à 16 ans, et qui a souvent eu des difficultés et incompréhensions avec ses entraîneurs et dirigeants successifs. Un joueur parmi les meilleurs marocains des années 1990, si ce n’est le meilleur, mais qui reste méconnu par ailleurs, notamment en Europe, qui n’aura pas pu connaître, et reconnaître, ce diamant brut.

(relire la première partie)

(relire la deuxième partie)

Sources :
– https://www.maparchives.ma/en/recherchee?search_api_views_fulltext=ahmed+bahja&type=All&search_api_language=All&field_date%5Bdate%5D=01%2F09%2F1990&field_date_1%5Bdate%5D=01%2F09%2F2000&field_date_1%5Btime%5D=23%3A59%3A59
– https://aujourdhui.ma/sports/ahmed-bahja-a-annasr-emirati-9679
– https://m.le360.ma/sport/football/video-mondial-98-le-jour-ou-bahja-mordu-henri-michel-56229
– https://aujourdhui.ma/sports/tracasseries-sur-le-retour-del-bahja-4713
– https://lematin.ma/journal/2005/Entretien-avec-Ahmed-Bahja-en-marge-de-la-rencontre-MASa-euro-KACM–le-Kawkab-de-Marrakech-se-porte-bien/49020.html
– https://m.le360.ma/sport/botola-pro/video-ahmed-bahja-tous-les-arbitres-qui-sifflent-pour-la-rsb-sont-dans-un-etat-second-27098
– https://www.youtube.com/watch?v=VmtYSMim1LU
– https://www.youtube.com/watch?v=F2i8eKojpmA

Van Baston pour Pinte de Foot

22 réflexions sur « Ahmed Bahja, tempêtes des déserts (3/3) »

  1. Merci pour cette belle fresque ! Le Raja avait bien fait galérer le Real en 2000 au Brésil. Avec le généreux Takal El Karkouri.

    On parlait du Wydad, champion d’Afrique en 92, Mousa Ndao est primordial. Il fera une belle doublette avec Hassan Nader à Farense.

    C’est dommage que Bahja n’ait pas fait le mondial 98. Il aurait pu etre l’étincelle qui fait passer le premier tour. Mais bon, c’est de l’histoire ancienne. Maintenant vous allez en demi..

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    1. Merci Khiadia
      Cette 3ème partie a été la plus compliquée à reconstituer, car il y a des (enfin, quelques sources, en français ou arabe), très contradictoires : je me suis fié à son témoignage lors d’interviews
      Désolé aussi, cette 3ème partie me semble peut être plus indigeste pour le lecteur (partie sur le parcours en équipe nationale, notamment)
      Une image d’Henri Michel et de Mustapha Hadji aurait peut être aéré cela

      Je remarque une faute de ma part, ou peut être que c’est mal tourné, en début du second paragraphe :
      « Bahja refuse les offres … » n’est pas juste mais plutôt « Bahja soit voit refusé les offres … » (si possible de corriger cela)

      Sinon oui, on a fait demie finale, mais c’est exceptionnel, je crois (j’étais très très sceptique avant la coupe du monde 2022)
      Çà ne veut pas dire qu’on va faire demie finale en USA-Canada-Mexique ^^
      Si déjà, on retrouve, en continuité, un bon rang en CAN, ce serait très bien – demie ou finale, ou, soyons victoire : çà fait depuis 1976 que cela n’est pas arrivé

      Attention, très content d’avoir sorti l’Espagne, ceci dit 😉

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        « Bahja se voit refusé les offres … »

        Un truc que je n’ai pas précisé, c’est que Bahja était, et est, porté sur la bouteille ^^

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      2. C’est pour les milieux offensifs où il faudrait qu’un jeune émerge. Pour le reste, l’équipe est jeune, ils seront encore dans leurs belles années pour la prochaine coupe du monde.

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      3. J’ai trouvé justement que le paragraphe sur l’équipe nationale était très intéressant car il est probable que s’il avait été sélectionné pour la coupe du monde 98, il serait peut-être davantage connu en Europe car je n’avais jamais entendu parler de ce joueur avant que tu fasses cette série d’articles !

        D’autant que le parcours du Maroc en France est beaucoup plus avantageux que celui de 1994, il se serait sûrement mis en valeur.

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  2. Van Baston, ta dernière phrase résume bien le drame de ce joueur visiblement miné par sa personnalité. « On » a dû le proposer à un paquet de clubs européens qui ont dû se renseigner et dire non merci. Il y a tellement de joueurs qui disent en interview qu’ils n’étaient pas les meilleurs de leur quartier balle au pied mais que c’est le mental qui a fait la différence… sans oublier un entourage de qualité dont Bahja ne semble pas avoir eu la chance de bénéficier.

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  3. Merci Van pour cette découverte.
    J’en profite pour interroger les Marocains du site : que pensez vous de Cheddira ? Il « marche » sur la Serie B avec Bari en ce moment, a-t-il le potentiel pour aller plus haut ?

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    1. Salut Verano
      D’abord, je rappelle que c’est toi qui m’a indirectement inspiré l’idée de ce portrait (lors d’une discussion autour de Koeman)

      Cheddira, je ne connaissais pas du tout, avant ses entrées – face à l’Espagne et au Portugal, si je ne me trompe pas … Mais il a croqué des occasions qui lui aurait permis de rentrer dans les coeurs
      Je ne peux en dire plus à son sujet

      A contrario, j’avais suivi un match (en vacances sur une terrasse à … Bari), de Sabiri avec la Sampdoria
      Grosse capacité sur coups francs et tirs de loin
      Il marque le 1er but face à la Belgique (bien que Saïss ait frôlé son tir qui a surpris Courtois)
      Mais qu’on a trop peu vu par la suite (je ne sais pas pourquoi); il marque quand même le 1er TAB face à l’Espagne
      Avant cela, il lui a fallu quelques secondes pour marquer, lors de sa 1ère sélection d’une grosse frappe, en amical face au Chili

      Je ne sais pas où il en ait actuellement : comme plusieurs joueurs marocains qu’on annonçait un peu partout …

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  4. Je l’ai vu jouer au stade Harti de Marrakech plusieurs fois. Il avait un talent inné et une grosse présence athlétique.

    Quand il était blessé ou ne jouait pas, le stade était à moitié vide ! Preuve de l’amour et de l’admiration que lui portait le public : les spectateurs venaient pour voir les grigris de Bahja.

    Al Bahja en arabe veut dire : joie, ravissement, régal et il portait vraiment très bien son nom.

    En complément de cette excellente trilogie, un article qui complète l’histoire de ce magnifique joueur.

    https://albayane.press.ma/ahmed-el-bahja-veritable-artiste-terrain.html

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    1. Merci lindo pour ton témoignage, et quelle chance de l’avoir vu joué au stade

      Et oui, c’est un article sur lequel je suis tombé lors de mes recherches
      Cependant, il s’y trouve quelques incohérences
      – Bien que pauvre, Bahja n’a pas eu besoin de travailler si tôt qu’il est suggéré (on retrouve cette idée exagérée dans d’autres portraits)
      – Il ne va pas directement à Al Ittihad (c’est vraiment le bordel quant à son parcours dans le Golfe, j’ai lu tout et son contraire)
      – La Coupe d’Afrique des vainqueurs de coupe 96, je ne vois pas bien comment c’est possible

      Entre autres

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