Dimitri Payet sur les traces du Jaguar

Dimitri Payet peut-il rejoindre Jaguaré Bezerra de Vasconcelos dans la mythologie de Vasco da Gama après avoir été, comme le portier brésilien, une des grandes idoles marseillaises ?

Le sort de Jaguaré ne peut se concevoir indépendamment de Fausto dos Santos, son équipier à Vasco. Nés à quelques semaines d’intervalle en 1905, leurs destinées sont celles de joueurs de couleur dans la société brésilienne des années 1920, fragmentée et raciste. Ce sont des pionniers, ou presque, et des générations de joueurs noirs ou métis vont s’imaginer un avenir radieux en les prenant pour modèles. Le journaliste et sociologue du sport Mário Filho publie en 1947 « O negro no futebol brasileiro », témoignage sur l’apport des joueurs de couleur au football brésilien. Son livre accorde une place de choix à Vasco da Gama et à Fausto, Maravilha Negra, considéré comme le meilleur milieu de terrain brésilien au tournant des années 1930.

Vasco, club des pestiférés

La famille de Fausto vient du Nordeste, des paysans pauvres du Sertão attirés par la croissance urbaine et industrielle des villes côtières. Il grandit avec sa mère et ses sœurs dans les quartiers populaires de Rio et débute avec Bangu, le club des ouvriers, avant qu’Harry Welfare, ancienne star anglaise de Fluminense devenu coach de Vasco da Gama, ne le remarque en 1929. Certains prétendent qu’il est le premier Noir à évoluer sous les couleurs du Vascão, ce qui est faux. Club du peuple, Vasco compte dans ses rangs des Blancs déshérités, des Métis et des Noirs dès le début des années 1920, ce qui lui vaut d’être ostracisé par Fluminense, Botafogo, América ou Flamengo[1]. Quand Fausto arrive, Jaguaré est déjà là, gardien ayant goûté à la sélection[2] grâce à son élasticité et sa force mentale qu’il exprime par d’incessantes provocations verbales envers ses adversaires. Ancien docker, Araña Negra joue pour jouir, dilapidant l’argent que les dirigeants versent sous le manteau pour préserver l’illusion d’un sport amateur. Excentrique, flambeur et difficile à canaliser, il est à deux doigts de poignarder Welfare un jour où l’Anglais refuse de le titulariser, le privant d’une prime de match qu’il a déjà dépensée.

CR Vasco da Gama champion carioca 1929. Jaguaré est en blanc et Fausto, juste à côté.

Avec Fausto et Jaguaré, Vasco gagne le championnat carioca en 1929 en battant América lors d’un match décisif, ce club où trois ans plus tôt les joueurs ont préféré démissionner plutôt qu’évoluer avec un Noir. Sa mère est présente quand Fausto est porté en triomphe par les supporters ayant envahi l’aire de jeu. Son fils, un Noir, sur les épaules de Blancs et de Noirs mélangés, pouvons-nous imaginer ce que cela peut représenter pour elle ? Il débute dans la foulée avec une sélection brésilienne face au Ferencváros de Willy Kohut (futur partenaire de Jaguaré à l’OM) puis en juillet 1930, il règne sur l’entrejeu du Brésil pendant la Coupe du Monde organisée en Uruguay à laquelle Jaguaré n’est pas convié. L’autre (vieillissante) merveille noire paulista Arthur Friedenreich est absente, alors c’est à lui qu’est attribué le qualificatif de Maravilha Negra tant sa classe est évidente. Grand, port altier, c’est un maestro sachant se faire respecter sans élever la voix, n’hésitant pas à jouer dur à l’occasion. Un chef. « Celui qui est appelé à commander doit trouver le bonheur dans le commandement ». La phrase que Goethe prête à Faust aurait pu être écrite pour son quasi-homonyme brésilien.

Destins contraires en Europe

En club, Fausto et Jaguaré sont confrontés aux conditions de travail des joueurs au début des années 1930, des règles archaïques, pour ne pas dire féodales, savamment entretenues par des présidents de clubs cyniques. Pour eux, le football est un métier qui mérite une juste rétribution, nécessaire à leurs loisirs licencieux, ce qu’ils n’obtiennent pas de Vasco, ni des dirigeants de la fédération carioca, hostiles à l’officialisation du professionnalisme. Alors quand le Barça leur propose un contrat, comment refuser ?

Cette opportunité nait d’une visite de Vasco au Portugal et en Espagne. Les Brésiliens affrontent à deux reprises le FC Barcelone et conquièrent le public de Les Corts[3]. Fausto éclabousse de sa classe le milieu de Vasco, celle d’un virtuose balle au pied se muant en chef d’orchestre sollicitant à tour de rôle les attaquants solistes, Russinho, Nilo ou l’élégant Carvalho Leite, prêtés par Botafogo le temps de la tournée. Quant à Jaguaré, affublé de son béret blanc, après un premier match quelconque où il est bien pâle en comparaison d’El Divino Ricardo Zamora, il se reprend et ses interventions spectaculaires impressionnent le public. Dans le compte rendu d’El Mundo Deportivo du 1er juillet 1931, il est relevé que « nous l’avons vu plus sûr, toujours bien placé, rapide dans ses mouvements. A la fin du match, plusieurs équipiers ont accouru pour le féliciter ». Quelques milliers de pesetas, des équipements, l’illusion d’un premier contrat professionnel et la perspective de nuits envoûtantes dans cette Barcelone républicaine et effervescente suffisent à ce que Fausto et Jaguaré s’engagent avec les Blaugranas. Ni l’un, ni l’autre ne dispute de rencontres de Liga, privés de compétition en tant qu’étrangers. En un an, ils ne jouent qu’une dizaine de matches en championnat de Catalogne (gagné par le Barça devant l’Espanyol) ou en amical, un gâchis.

Fausto avec le maillot du Barça.

L’épisode catalan prend fin quand le Barça n’a plus les moyens de payer ses meilleurs joueurs, même « l’Homme-sauterelle », Pepe Samitier, devant s’exiler à Madrid. Jaguaré rentre au pays, s’engage avec le Corinthians avant un come-back triomphal en Europe en 1936, à Marseille, sans qu’on ne sache vraiment les modalités de son arrivée.

El Jaguar, débarqué sans le sou par bateau via Lisbonne, se métamorphose en Provençal plus vrai que nature, exubérant sur les pelouses – « un fantaisiste de classe » selon Marseille Matin – s’engatsant en ville avec des chaussures et des tenues voyantes. Ses trois saisons au stade de l’Huveaune ou au Vélodrome correspondent au second âge d’or de l’OM[4] matérialisé par un premier titre de champion en 1937[5] et une Coupe nationale l’année suivante[6]. Déjà célébré pour ses prouesses, il entre dans l’histoire du championnat à Sète le 1er mai 1938 : acte inédit pour un gardien en Division nationale, il inscrit un pénalty. Quand Sète bénéficie à son tour d’un tir de réparation, il fait perdre ses moyens à Domingo Balmanya, ancien milieu du Barça venu se réfugier en France après le déclenchement de la Guerre civile. Puis, sur un second penalty offert aux Sétois, il stoppe la frappe de Danzelle. Le nul (1-1) est insuffisant pour priver Sochaux du titre mais le lendemain, L’Auto titre « Vasconcellos (sic) marque et pare ».

Jaguaré avec l’OM.

De son côté, Fausto passe quelques mois à Zürich puis, dans une acception polysémique, échoue au Nacional, à Montevideo, où il avait tant brillé durant la première Coupe du monde. C’est une nouvelle déception, des fièvres le diminuent trop pour qu’il puisse rappeler le crack de 1930. De retour à Rio, Vasco lui propose enfin un contrat professionnel, le rêve d’une vie. Mais il n’est plus que l’ombre de Maravilha Negra, un joueur inconstant au visage hâve, usé par l’alcool et la maladie. Il honore péniblement un dernier challenge avec Flamengo avant de s’éteindre à 34 ans, vaincu par la tuberculose.

A la même période, Jaguaré quitte à regret l’OM. Il fuit la guerre, fait étape au Portugal puis embarque pour le Brésil. Jouisseur absolu, il ne possède rien. A la fin de sa carrière, l’ancien docker disparaît des médias jusqu’à ce qu’un entrefilet paraisse dans un journal des environs de São Paulo : Araña Negra est mort à 41 ans, battu à mort après une rixe avec des policiers.

Nota : sur le site de Lucarne Opposée, Marcelin Chamoin a consacré un très bel article à Fausto au début de l’année 2023.


[1] En 1924, les principaux clubs cariocas disputent un championnat parallèle, en dehors de l’égide de la Liga Metropolitana de Desportos Terrestres, au prétexte que Vasco évolue avec des Noirs et est un club professionnel.

[2] Trois sélections non officielles contre des clubs en tournée, les Écossais de Motherwell (5-0), les Argentins du Sportivo Barraca (5-3), les Uruguayens de Rampla Juniors (4-2).

[3] Victoire 3-2 du Barça le 28 juin 1931, revanche de Vasco 2-1 deux jours plus tard.

[4] Après les trois Coupes de France des années 1920.

[5] Marseille devance le FC Sochaux au goal-average.

[6] Victoire 2-1 après prolongations contre le FC Metz avec un arbitrage très bienveillant pour l’OM.

17 réflexions sur « Dimitri Payet sur les traces du Jaguar »

  1. Plus ça va, et plus je suis bluffé par le nombre de grands joueurs ayant, depuis si longtemps, passé +/- de temps à l’OM.

    A un moment je ne pigeais plus rien à l’article, « au stade de l’Huveaune ou au Vélodrome ».. L’auteur n’y peut rien : j’apprends en grattant que le Vélodrome fut en fait inauguré en 37, Jaguaré est arrivé en pleine phase de transition.

    36-37, c’est l’inauguration du Kuip, révolutionnaire.. Et dans la foulée c’est aussi le premier agrandissement de l’Enfer de Deurne, qui y répond.

    Et en 38 Colombes est peu ou prou porté à la même capacité.

    Tout cela paraît logique : perspective de la coupe du monde 38 d’un côté, derby der Lage Landen parvenu à plein régime de l’autre. Mais pour ces pays où le cyclisme fut longtemps le sport-roi, c’est tentant d’y voir aussi comme un basculement.

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  2. l’OM se sont un peu les Lakers du foot en France^^ peu de formation une politique de stars (excepté pour la période des minots) de grands hauts et des bas tout aussi grands!

    encore un bien bel article, donc si je comprends bien le stade originel de l’om c’est le fameux stade de la Huveaune dans lequel les minots joueront en D2 au début des 80’s pendant les travaux pour l’euro 84 du velodrome?

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    1. Oui, tout près du Parc Borély, de l’hippodrome et de la mer.
      J’ai lu que le stade appartenait à l’OM et qu’il a longtemps servi de moyen de pression sur Gaston Deferre et la mairie pour que le loyer du Vél ne soit pas trop élevé.

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      1. L’hippodrome, je ne le visualise pas du tout : disparu de longue date, je présume?? (mon dernier passage à Marseille remonte à 20 ans), ça ne me dit absolument rien.

        Mais le parc Borely, le front de mer du côté du Prado : ça oui, je visualise très bien! (d’ailleurs tapé la baballe sur le Prado, bon souvenir)

        Sur les quelques photos que j’en trouve, en mode « implantation » : difficile d’affirmer que ce stade de l’Huveaune avait un charme fou, particulier ou que sais-je?? Environnement a priori favorable, mais?

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      2. Vérifier avant d’appuyer : cet hippodrome existe toujours, donc!

        Absolument aucun souvenir de cela, et pas faute pourtant d’avoir fait le trajet depuis le vieux Port à pied.

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  3. ha ben si dans l’organigramme de l’om y’avait des ennemis des guerini c’était par mafia corse interposée que les pressions s’exerçaient! ha ha
    le parc Borely je ne connais que de mes lectures de Pagnol^^ je connais trop peu mais merci des précisions géographiques

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    1. Oui, on dirait (mais croisons les doigts).
      Ils ont mis le paquet (d’argent) mais en faisant bien les choses (et c’est Textor…).
      Et le changement de coach (parti en Arabie lui aussi) ne semble pas les perturber.

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      1. Botafogo était le plus gros fournisseur de la sélection au siècle dernier. D’ailleurs, Alex doit son pseudo à ce club si je me trompe pas.

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      2. Oui, enfin : mon ancien pseudo, hein.

        Et je ne connais pas grand-chose à ce club, Botafogo est simplement le premier club dont j’aie regardé un match d’archives, je trouvais que le nom claquait bien.

        Paraît que je suis bien tombé, c’était encore du bon Botafogo – quoique queue de la comète, a priori.

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  4. Quitte à parler du Vasco, il y a eu cet article pas piqué des vers sur son propriétaire, le fonds d’investissement US 777 (qui a également mis la main sur le Genoa, le Standard..et même partiellement Séville.. :

    https://josimarfootball.com/2023/07/03/the-777-football-mystery/

    Certains ont parlé de sensationnalisme, des supporters de cette galaxie bien souvent, l’envie d’y croire peut-être? Mais moi à leur place je me poserais des questions, ces types semblent avoir un business-model d’un registre assez hard-discount.

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    1. Et le Red Star !
      Incroyable, en suivant le Genoa, j’avais jeté un œil à 777 Partners mais tout ça n’avait pas encore été révélé. Eh beh, quand on pense que le pimpin lambda qui fait un versement de quelques milliers d’euros sur un contrat d’assurance vie doit fournir l’origine des fonds et qu’à côté de ça, tu as de tels modèles de financement, blanchisseuses de fric qui n’existe pas…

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      1. Ah, eux aussi? Ben dis donc.. Ils étaient sur Everton aussi, pas suivi comment ça avait fini..?

        Beaucoup de clubs au passé prestigieux mais un peu/bcp décatis, le genre sur le passé desquels il doit y avoir moyen de surfer, du potentiel à réveiller?? Blanchiment d’argent, ok (j’ai envie de dire « Whatelse? »). Mais je cherche à comprendre la stratégie, la nature des clubs ciblés.. On dirait qu’ils n’ont pas de fric, purement spéculatif.

        Le plus souvent d’ailleurs, ils y vont avec des oursins dans les poches : clubs payés/acquis rikiki, investissements rikiki (l’enveloppe-transferts au Standard, 20.000 abonnés quand même, est de..4 millions..).. Sinon redresser la barre financièrement via des méthodes managériales hardcore, pour revendre ensuite : je ne comprends pas.

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      2. Au Genoa, ils ont repris un club exsangue. En Serie A, mais sans aucun joueur de valeur ou presque, Preziosi avait tout vendu avant de partir ! Résultat : relégation. Le club a réussi à remonter, ils ont acheté quelques joueurs, je suppose que les droits TV de Serie A le permettent, on verra ce que ça va donner. Red Star, en National, avec un projet de stade. Valeur ridicule, pas grand chose à perdre.

        La stratégie des fonds est en général d’emprunter, avec de forts effets de levier, pour maximiser la capacité d’investissement dans l’optique de gagner du blé de 2 manières :
        – générer du cash à court terme et verser des dividendes permettant de rembourser les échéances (essentiellement via la vente de joueurs)
        – valoriser l’action grâce à des business-plans reposant sur des hypothèses favorables (hausses des droits TV, renégociation des droits d’usage des stades – je sais qu’ils négociaient avec la mairie de Gênes pour obtenir la rénovation de Marassi par exemple). Ça ressemble à une course en avant, une sorte de cavalerie, une bulle spéculative.

        Y a quand même un hic par rapport au moment où 777 Partners a investi : la hausse des taux d’intérêt ! L’argent « a un prix », ça rend le modèle plus compliqué à rentabiliser…

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