Fragments de Liga 1939-1940

Les enfants se sont écartés à la demande du photographe. Certains le regardent, d’autres se concentrent sur l’affiche clouée au mur de ciment gris. Cornée par l’humidité, la mince feuille de papier nous informe de la tenue d’un match entre le Real Racing Club et l’Aviación-Athletic Club comptant pour le championnat de Liga de première division. En grossissant l’image et en fronçant les sourcils, nous apprenons que la rencontre a lieu au Campo de Chamartín.

La fragile reprise de la Liga en 1939

La date de l’événement n’est pas lisible mais on peut la déduire via les informations présentes sur l’affiche. L’Aviación-Athletic n’existe sous cette appellation qu’en 1939-1940, après la fusion de l’Athletic Club de Madrid, dévasté humainement et financièrement par la guerre, avec l’Aviación Nacional, puissant club de l’armée[1].

Dès 1940, les langues étrangères et régionales sont interdites dans l’espace public, conformément aux engagements pris par Franco à l’occasion d’un discours fondateur : « La unidad nacional la queremos absoluta, con una sola lengua, el castellano, y una personalidad, la Española » (« L’unité nationale, nous la voulons totale, avec une seule langue, le castillan, et une identité, l’Espagnole »). Pour le championnat 1940-1941, les Colchoneros se conforment au décret imposant la castillanisation des noms et se rebaptisent Atlético Aviación. Il en est de même pour Real Racing Club, terme générique dissimulant le club de Santander. La République étant tombée, la particule royale est réapparue mais l’anglicisme n’a pas encore été banni. C’est le cas dès la saison suivante et jusqu’au début des années 1970, le club s’appelant le Real Santander.

Mais alors pourquoi l’Atlético affronte-t-il le Racing Santander au Campo de Chamartín, l’enceinte du Real Madrid ? Après la victoire, soucieux de normalisation, le pouvoir franquiste autorise la reprise du championnat en décembre 1939 alors que les stigmates du conflit défigurent encore les villes martyres. Oviedo, troisième de la Liga en 1936, est privée de compétition, son stade ayant été saccagé par les bombardements[2]. Le Metropolitano de l’Atléti est dans le même état, détruit aux trois quarts par les combats survenus à proximité de la Cité Universitaire, obligeant les Colchoneros à se réfugier à Chamartín, puis à Vallecas jusqu’en 1943 dans le fief sans majesté du Rayo.

Les Colchoneros 1939-40.

L’ascension de l’Atlético

La photo a été prise au cours de l’après-midi du dimanche 21 janvier 1940 à l’occasion de la huitième journée de Liga. Dans un championnat à 12 clubs dominé jusqu’alors par le RCD Español, les Madrilènes sont septièmes tandis que Santander est dixième. Malgré le froid et la neige, les enfants patientent au pied de l’austère rempart entourant Chamartín jusqu’à ce que les portes du stade s’ouvrent. Ils attendent leurs idoles, Elicegui, Gabilondo ou Campos, dont les cromos (vignettes) édités par la maison Bruguera s’arrachent dans les cours d’écoles. Les plus vieux espèrent apercevoir le coach, El Divino Ricardo Zamora, de retour à Madrid, là où il a été interné et où il a failli mourir au début de la guerre civile. Après une année d’exil à Nice aux côtés de son ami Pepe Samitier, il vient de prendre les rênes du très nationaliste Athletic-Aviación.

Zamora au milieu de ses joueurs portant le blason de l’Aviación Nacional.

Le lendemain, l’envoyé spécial d’ABC se fend d’un court article pour rendre compte de la victoire des Madrilènes, 2-1. Il insiste malgré tout sur l’excellente impression laissée par les Cantabres (« la première mi-temps fut une leçon santanderina »), victimes de la réaction colchonera après la pause et en particulier du but victorieux de l’ancien international Elicegui. Encore tâtonnant, les hommes de Zamora posent peu à peu les bases d’un jeu simple et efficace et finissent en trombe la saison, s’offrant un premier titre auquel personne ne croyait en ce froid dimanche de janvier 1940.


[1] Le club devient définitivement Club Atlético de Madrid en 1947 quand les liens avec l’Aviación sont coupés.

[2] L’Estadio de Buenavista est en ruines et le Real Oviedo ne retrouve sa place dans l’élite qu’en 1940-41.

15 réflexions sur « Fragments de Liga 1939-1940 »

  1. Merci Verano. Super encore une fois.

    La Guerre Civile a été effroyable, bien sûr, on le sait, mais on oublie souvent que les années d’après-guerre ont été très dures : mon père, né en 1930 (encore vivant et en bonne santé) est de la province de Ciudad Real (La Manche, Don Quixotte, les moulins, toussa) et m’a toujours dit que la guerre était un moment difficile mais que l’après-guerre a été pour lui bien pire (la faim, surtout).

    Bon, c’est une expérience qu’on vécu la plupart de nos parents et grands-parents un peu partout en Europe (et pas que)…

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    1. Hello Bison. Ce qui différencie l’Espagne d’autres pays occidentaux européens, c’est la longueur de la pénitence, de 1939 au début des années 1950 et la sortie de l’isolement diplomatique.
      Je ne sais pas ce qu’était l’objectif de cette photo : simple témoignage d’enfants attirés par le football ? Volonté de distiller un message sur le retour à la normalité vaille que vaille ? On peut supposer que si celle-ci a été diffusée dans une presse quelconque, c’est bien ce second objectif qui était visé, comme si ça suffisait à nourrir la population…

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      1. En effet, le cas espagnol est différent, c’est un pays qui a de vraies particularités (« Spain is different », slogan touristique des années 60 qui est souvent détourné par les espagnols mêmes pour critiquer leur pays).

        Concernat la photographie avec les enfants, je ne crois pas qu’il faille « chercher cinq pattes au chat », comme dit un dicton espagnol.

        Au fait, où l’as-tu trouvé ?

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      2. L’Espagne et le Portugal post 45 étaient très proches, d’ailleurs ils étaient liés côté foot avec de nombreuses rencontres. La même famine, la même pauvreté, le même isolement du reste de l’Europe…La seule différence était les colonies, qui ont plutôt avantagé le Portugal dans un premier temps avant de les désavantager fortement.
        Puis les espagnols se sont bien mieux sortis de la dictature, ils ont développé une économie bien plus forte avec plein de fleurons et poids lourds.

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  2. Superbe photo. Le debut de carrière en tant qu’entraîneur de Zamora est très bon puisqu’il offre les deux premiers titres colchoneros. Il partira ensuite au Celta qui vivra une belle époque grâce à Pahiño et Hermedita.

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      1. C’est vrai Tie Popo. Comme les trajectoires de deux stars du foot chilien de l’époque. Caszely face à Elias Figueroa qui avait appelé au maintien de Pinochet au pouvoir.

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  3. (Je réponds ici à Rui Costa, n’ayant pas l’option de le faire sous son commentaire).

    Oui, c’est vrai l’Espagne s’est mieux sorti de la dictature que le Portugal ou l’a fait avant, en fait encore pendant la dictature dans les années soixante avec les gouvernements de technocrates de l’Opus Dei (et il y a aussi la démographie et la superficie qui jouent), mais le pays -l’Espagne- n’a pas vraiment décolé avant l’entrée dans la UE.

    Et merci à Verano pour le lien (qu’il avait déjà cité ailleurs). Muchas gracias, caballero.

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  4. Un autre monde, un côté « année zéro ».. J’aime beaucoup, ça invite à considérer ce football autrement que par le prisme des transferts matamoresques, de certaine folie des grandeurs..

    Aussi, ça m’a fait aussitôt penser à bon nombre de clichés des à-côtés du foot anglais postwar, une dureté patente.

    Ces enfants durent émarger à ce que certaine sociologie qualifiera de « génération silencieuse », plutôt docile, conservatrice, toute entière vouée à la reconstruction, au labeur.. Je n’aime pas trop ces histoires de catégories générationnelles (X, Y, gnagnagna), le fait est tout de même que, par aires, il doit / dut y avoir des atmosphères dominantes, avec un impact sur la psyché des jeunes gens??

    Dans cet Occident-là, traumatisé par des crises majeures à répétition, je conçois tout-à-fait que le ton pût être à certaine fin des utopies, certaine fin de la « récréation » (guillemets géants, hein)..et à certain retour à l’ordre?

    Et cependant il faut vivre quand même, avancer, continuer à espérer.. Ca me fait penser à ça.

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    1. Oui, il y a de ça. On dit des Espagnols (à tort ou à raison) que leur goût pour la politique est tombé en même temps que la République, qu’après s’être infligés une telle épreuve de 36 à 39, ils se sont résignés.

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