Luisito est mort et rejoint au ciel celui avec lequel il a tant gagné.
Nous sommes au printemps 1953 et le Deportivo de La Coruña est au bord du précipice. Mal classés en Liga, les Galiciens doivent disputer un barrage et pour cette opération survie, les dirigeants du Depor font appel à Helenio Herrera. C’est un joli coup car si HH est libre depuis son échec à Málaga, tout le monde se souvient qu’il est l’homme ayant mené l’Atlético aux titres 1950 et 1951 avec la célèbre delantera de cristal[1].
A l’issue des huit matchs de playoffs, le Depor conserve sa place dans l’élite, pouvant compter sur le gardien Juan Acuña (que Zamora avait désigné comme son successeur), Angel Zubieta, de retour de 15 années d’exil en Argentine, l’Uruguayen Rigoberto Moll et le jeune Arsenio Iglesias dont personne n’imagine alors ce qu’il va devenir en tant qu’entraineur. Mission accomplie, Herrera quitte La Coruña et s’engage avec Sevilla mais il a déjà remarqué un gamin de 17 ans appelé Luis Suárez Miramontes.
Le Ballon d’or
Révélé aux yeux du grand public aux côtés de Pahiño, les spectateurs du Riazor n’ont pas le temps de s’habituer à ce jeune inter gauche talentueux car il est cédé dès 1954 aux Blaugranas en même temps que Moll. Le timing n’est pas idéal, Ferdinand Daučík n’est plus là et les dirigeants du Barça empilent sans réussite saison après saison les joueurs offensifs, László Kubala étant l’incontestable star de l’effectif.

En avril 1958, quatre ans après son départ de La Coruña, Suárez n’est même plus titulaire. La Liga est déjà perdue et le Barça choisit Helenio Herrera pour achever la saison. Cette décision change probablement le destin de Suárez car HH lui accorde immédiatement sa confiance. Si le Barça échoue en Copa del Generalísimo, il remporte la première Coupe des villes de foires et Luisito est le héros de la finale retour dans le tout nouveau Camp Nou[2]. Dès lors, Suárez ne quitte plus le onze de départ malgré la concurrence. Si le Barça conquiert les Ligas 1959 et 1960, il le doit à son incroyable armada offensive (Tejada, Villaverde, Evaristo, Eulogio Martínez, Kocsis, Cszibor, Kubala) au sein de laquelle Luisito tient le rôle de l’architecte, définissant les plans de jeu grâce à une vision supérieure, menant les offensives en s’appuyant sur une technique parfaite, des qualités qui en font le Ballon d’or 1960.
Helenio Herrera l’adore car s’il lui arrive de se comporter en soliste, il n’a rien d’une diva, ce qu’a fini par devenir Kubala avec le temps. Un schisme survient alors dans les tribunes du Camp Nou, opposant les tenants de la jeunesse, les « suaristas», et les soutiens du vieil Hispano-Hongrois, les «kubalistas». C’est en se passant de Kubala en demi-finale retour de la Coupe d’Europe des clubs champions 1960 que Herrera signe son arrêt de mort en Catalogne[3], preuve de la permanence de l’influence des « kubalistas ».
Meurtri par la défaite en finale de C1 1961 contre Benfica et confronté aux dettes du Barça, Luisito est transféré contre une fortune à l’Inter de Milan où l’attend celui qu’il considère comme son second père. Pour le Barça, la perte sportive est considérable, il lui faut patienter jusqu’en 1974 pour goûter à nouveau aux joies d’une victoire en Liga.
Les années Inter
A Milan depuis un an, Herrera a eu le temps de comprendre qu’il ne ferait jamais de l’Argentin Antonio Valentín Angelillo un nouveau Di Stéfano. L’ex-carasucia[4] de 1957 n’a ni la combativité, ni l’endurance de la star du Real. Il Mago (le surnom de Herrera en Italie) lui reproche de profiter de la douceur de vivre à l’italienne, ce qu’il est difficile de nier tant les paparazzi rendent compte des multiples sorties d’Angelillo et d’Ilya Lopez, une danseuse de night-club dont il s’est entiché. Alors puisqu’il est question de dolce vita, Herrera exige son départ à l’AS Roma malgré l’affection des Moratti, le couple présidentiel, pour le goleador argentin.

L’argent de la vente est réinvesti dans l’acquisition de Luisito. S’ouvrent alors les années bénies de l’Inter au cours desquelles HH fait de Suárez son éminence grise, celui qui imagine et orchestre les contres assassins des nerazzurri cyniques des années 1960. Avec l’Inter, il accumule les trophées, trois scudetti, deux Coupes des clubs champions et deux Coupes intercontinentales (1964 est sa plus belle année, le titre de Champion d’Europe avec l’Espagne venant compléter son exceptionnel palmarès en club).
Herrera et Luisito poursuivent leur vie commune jusqu’en 1968, chacun dans son rôle. Le meneur espagnol brille sur les pelouses sans en rajouter, n’apparaît pas à la une des journaux à scandale, totalement dévoué à son métier. Il Mago est toujours en lutte contre quelque chose ou quelqu’un, à la recherche du bon mot qui fera la joie des chroniqueurs. Deux hommes totalement dissemblables, professionnellement fusionnels.
Des années plus tard, quand Herrera est interrogé à propos de ses triomphes avec l’Inter, il livre le fond de sa pensée : « parmi tant de joueurs essentiels, Suárez a été le plus important ».

[1] Juncosa, Ben Barek, Pérez Paya, Carlsson et Escudero, ligne d’attaque appelée ainsi en raison des fréquentes blessures de Juncosa, Ben Barek et Carlsson.
[2] Victoire 6-0 contre une équipe combinée de Londres, il est l’auteur des deux premiers buts.
[3] Battu 3-1 à l’aller, le Barça s’incline sur le même score au Camp Nou, sans Kubala à qui Herrera reproche le manque de soutien dans les phases défensives.
[4] Surnom de la ligne d’attaque de l’Argentine vainqueur de la Copa América 1957.
Formidable article !
Fred. Suarez ou Kopa?
Merci Verano! La dernière photo de Suarez et Amancio sous le maillot du Depor me fait penser aux courts passages de Gento et Santillana au Racing Santander. Juste le temps de faire rêver un peu son club formateur avant d’enflammer des arènes à la mesure de leurs talents.
Suarez, c’est une prestance. Toujours la même allure, cheveux gominés impeccables à l’époque où il coachait l’Espagne. La plus belle exportation espagnole de l’histoire.
Il n’avait pas besoin d’en rajouter pour avoir de la classe, sur les pelouses ou en ville. En vieillissant, il ressemblait à Toni Servillo.
Je ne connaissais pas Toni Servillo… Visiblement, on parle d’un comédien italien majeur. Va falloir rattraper tout ça! Un conseil de film?
La grande Belleza, avant tout. Il y est extraordinaire.
Il Divo, ensuite dans le rôle de Giulio Andreotti.
Il est Aldo Moro dans Esterno Notte, la série de Belloccchio sur les Brigades Rouges.
Un mystère que ce joueur espagnol n’ait pas gagné le Ballon d’Or 1964 après la victoire de l’Inter en C1 et en coupe intercontinentale ainsi que l’Euro 64 remporté par l’Espagne. En plus le vainqueur de ce Ballon d’Or 1964, l’écossais Denis Law, n’avait ni gagné le titre de champion d’Angleterre ni la FA cup avec Manchester United en 1964. D’un autre côté, la victoire de Luis Suarez au Ballon d’Or 1960 aux dépends de Puskas n’est aussi pas vraiment méritée (je pense avoir écrit un article sur ce BO 1960).
Le nombre de BO bizarres qui aient pu exister me feront toujours douter de la pertinence réelle de cette récompense…
Grosso merdo surtout du soft-power jusqu’à la chute du Mur..et puis surtout du marketing??
On trouvera sans problème des exceptions pour ne pas dire incongruités à ce que je propose, mais en gros je crois bien que voilà ce qu’auront été les paradigmes dominants (je leur trouve pour mérite de pouvoir expliquer en partie des trucs sinon difficilement explicables) de ce barnum.
Il a sans doute payé le fait d’avoir gagné l’Euro dans l’ombre de Franco. En 1964 comme en 2023, tout journaliste qui se respecte se devait de faire acte de résistance plumitive contre la bête immonde… On le cite comme ayant déclaré en réaction au verdict du BO : « Que faut-il gagner, outre les deux Coupes d’Europe, pour être élu meilleur joueur du continent ? »
Il faudrait regarder les votes détaillés des votants de 1964 pour essayer d’analyser et de comprendre, ce que je n’ai pas. En regardant le classement général de 64, on voit que Suarez est deuxième avec 43 points et Amancio est troisième avec 38 points. Et 43+38=81 alors que Law a reçu …61 points. Ce n’est généralement pas bon pour un pays quand deux de leurs joueurs se partagent les points, comme on l’a aussi vu en 2010 (Messi élu devant Iniesta et Xavi). Il y a bien sûr des exceptions comme en 72 (Beckenbauer-Gerd Muller-Netzer), 81 (Rummenigge-Breitner-Schuster) ou 88 (Van Basten-Gullit-Rijkaard).
Retombé sur un World Soccer de 61, voici quels étaient alors les favoris de Luis Suarez parmi ses contemporains – je trouve toujours ça intéressant, comme quand des écrivains ou cinéastes disent qui ils admiraient, ça ouvre des horizons parfois, bref..
« Suarez fut alors invité à sélectionner ses tops personnels pour l’année 1960, et il opta sans hésiter pour Di Stefano en numéro 1. (…) Ensuite venaient dans l’ordre Evaristo, Gento, Charlton et Kopa. (…)
Ca passe? https://scontent.flgg1-1.fna.fbcdn.net/v/t39.30808-6/358412658_760269519441174_2633329820103666414_n.jpg?_nc_cat=101&cb=99be929b-3346023f&ccb=1-7&_nc_sid=730e14&_nc_ohc=k8SCzhXOiWYAX_qWL09&_nc_ht=scontent.flgg1-1.fna&oh=00_AfDCXPRPXiR-iMs0UQH4Na3h8TGtgzzGLr0ERK5FUuGtRg&oe=64B615DF
Les 5 joueurs qui l’ont le plus impressionné à ce jour dans sa carrière sont Di Stefano, Kubala, Bozsik, Cesar et Szymaniak. »
Cet article suggérait aussi que la plus grande influence dans le jeu de Suarez aura été le fait de Kubala. Mais qu’il était entre-temps devenu une signature à part entière, « il joue tout bonnement…comme Suarez ».
Et la suite : https://scontent.flgg1-1.fna.fbcdn.net/v/t39.30808-6/359523331_760269486107844_5466254519318162954_n.jpg?_nc_cat=101&cb=99be929b-3346023f&ccb=1-7&_nc_sid=730e14&_nc_ohc=t4X4MGX41d4AX8CwKyb&_nc_ht=scontent.flgg1-1.fna&oh=00_AfB6Dd3WKAsx6j8oFixsRpI_KYDiJSjMLV7IvwEI4tQQog&oe=64B6535C
Merci Alex, super ces extraits de journaux.
Puisqu’il est question de la C1 59-60 et des matchs contre les Wolves, outre Suárez, les héros sont Kocsis (4 buts à Molineux) et l’excellent mais méconnu Ramón Villaverde (3 buts sur l’aller et le retour).
Suárez, Villaverde, Evaristo, Kubala, Eulogio Martínez, difficile à contrer.