30 ans déjà

Castellabate, lundi 30 mai 1994, 8h30, le calme règne. Depuis la terrasse protégée par la pergola, la vue est sublime. La Mer Tyrrhénienne scintille en contrebas et ce voilier au loin pourrait être celui d’Ulysse se dirigeant vers le Nord et la baie de Naples, au pays des Cyclopes.

Un homme en pyjama émerge du clair-obscur de l’opulente villa et se laisse tomber pesamment dans un fauteuil de jardin posé-là. Un enfant vient l’embrasser et prend le chemin de l’école de San Marco, cartable à l’épaule. Quelques minutes s’écoulent avant qu’une détonation n’interrompe un instant le chant des oiseaux et la stridence des insectes. Puis la vie reprend, routine plurimillénaire sur les rives du golfe de Salerne.

Sur les dalles déjà chaudes, un .38 Smith & Wesson et du sang, beaucoup de sang. Il coule de la poitrine de l’homme en pyjama, avachi face à la mer sur un siège de bois blanc. Il s’agit d’Agostino Di Bartolomei, l’ancien capitaine de la Roma et de la Salernitana.

Insondable jusque dans la mort, Ago da pagliaio (« une aiguille dans une botte de foin ») ne laisse qu’un billet désespéré que découvre sa compagne Marisa, tirée d’un profond sommeil par la déflagration. Sur le papier, des mots écrits à la hâte. « Marisa adorée, on m’a refusé le prêt. Je suis au fond du trou, les fonds promis par la Région sont toujours au point mort, la municipalité ne fournit pas les papiers. Ma grande erreur a été de vouloir être indépendant de tout, de ne pas avoir su dire non à ma famille pour quoi que ce soit, d’avoir acheté ce terrain au lieu d’essayer d’aller travailler à Rome. Il n’y a pas une lire qui soit passée entre mes mains qui n’ait pas été utilisée pour notre famille : gymnase, appartement, terrain (…). Je t’adore, j’adore nos beaux garçons, mais je ne vois pas d’issue au tunnel. »

Si nos vies défilent bien sous nos yeux juste avant de mourir, alors Agostino a probablement revu  son enfance romaine, son adolescence avec le maillot de la Louve, les entraineurs qui l’ont marqué, Il Filosofo Scopigno au Lanerossi Vicenza et Il Barone Liedholm à la Roma et au Milan, les suffocants Derby della Capitale des années de plomb, les joies et les peines dans cet Olimpico bariolé de jaune et de rouge, l’amitié et les chamailleries avec Bruno Conti, le dernier match de sa vie avec la Salernitana où il est venu pour Marisa, l’accession en Serie B comme une apothéose à sa longue carrière en présence de ses fils, Luca et Gianmarco. Les images des places et des rues de Salerno en fête se sont imprimées une dernière fois, dessinant des tables improvisées, des pichets de vin et des spaghettis aux fruits de mer servis par des femmes aux rires sonores alors que l’angoisse du lendemain l’étreint déjà.

Agostino est maintenant dans un cercueil recouvert des drapeaux de ses anciens clubs. La foule silencieuse réunie sur la place faisant face à l’église de San Marco di Castellabate est écrasée par le soleil. Le prêtre a accepté d’officier pour les funérailles, après tout, les conclusions de l’autopsie ne sont pas encore publiques et le suicide n’est pas officiel, Dieu saura faire la part des choses.

Ses ex-équipiers de la Salernitana et de la Roma sont venus, Giannini, Maldera, Pruzzo, Tancredi, Nela et Conti bien sûr. Les questions demeurent pendantes : était-il réellement aux abois financièrement ? Pourquoi n’est-il pas parvenu à surmonter le vide que représente une fin de carrière ? Les journalistes qui couvrent la cérémonie saisissent les mots de Bruno Conti, « j’ai tenté de l’aider mais je n’ai pas fait assez », sans obtenir de réponse à leurs interrogations. Puis sa compagne Marisa prend la parole et livre sa pensée profonde, d’une voix qui peine à contenir sa colère. « Son geste est la conséquence du cynisme qui gouverne le football. » Elle vise la Louve et ses dirigeants. Agostino est mort 10 ans jour pour jour après la finale de Coupe des clubs champions européens perdue face à Liverpool[1], comme s’il n’était jamais parvenu à se remettre de ce moment qui marque la fin de ses années romaines avec l’arrivée du nouveau coach Eriksson [2].

Avec Graeme Souness, capitaine de Liverpool.

Durant une décennie il a attendu un signe de la Roma, ne cessant jamais d’aimer ce club au point de jalouser son vieil ami Bruno Conti, le fils préféré du président Dino Viola. Quand Franco Sensi a pris les commandes, il a encore espéré trouver sa place dans l’organigramme romanista, un geste qui n’est pas venu. Alors la volonté l’a abandonné, il a sombré en silence, mourant d’avoir trop aimé une Louve qui n’a pas su protéger un de ses petits.  


[1] 1-1 à l’issue du temps réglementaire, Liverpool s’impose 4-2 dans la célèbre séance de tirs au but où Bruce Grobelaar fait le show. Di Bartolomei ne s’est pas défilé en réussissant son tir au but, à l’inverse de la star Falcão, absent de la liste des tireurs.

[2] Di Bartolomei rejoint Niels Liedholm au Milan.

32 réflexions sur « 30 ans déjà »

  1. Lors de la finale de C1 1984, Di Bartolomei ne s’était pas défilé. Il avait frappé et réussi son tir au but, à l’inverse de Roberto Falcão, la star de la Roma. Une partie du public qui idolâtrait Falcão en avait conçu beaucoup d’amertume : comment un tel joueur, si bien rémunéré, avait-il pu se défiler ainsi au moment où la Roma avait tant besoin de lui ? Cela avait signifié la fin de l’amour inconditionnel des tifosi pour le roi de Rome et son genou allait accélérer sa destitution dès la fin de saison suivante.

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  2. Verano, peux tu développer ce que Di Bartolomei reprochait exactement à la Roma (ou à certains de ses dirigeants…) ? … et/ou inversement ? connais pas assez bien le foot italien pour bien lire entre les lignes et avoir le contexte avec.

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    1. Il semble, je dis bien il semble car ses derniers mots ne sont pas aussi explicites, qu’il ne se soit jamais remis de son départ de Rome en 1984. À l’époque, le nouveau coach SG Eriksson ne veut plus de lui et il suit Liedholm au Milan. L’après carrière est un fiasco, ses investissements sont des échecs financiers et alors qu’il espère se relancer dans l’organigramme de la Roma, il n’obtient jamais de proposition, ni de Dino Viola, le président des 80es, ni de Franco Sensi, son successeur. Ce suicide, 10 ans jour pour jour après la finale contre Liverpool, c’est peut-être une manière de dire que sa vie a pris fin un soir de défaite, le 30 mai 1984, et que tout ce qui a suivi n’a été vécu que sous la contrainte ?

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      1. gracias. oui évidemment la date n’est pas un hasard, c’est tristement « voulu ».

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      2. J’ajoute que Viola et Di Bartolomei avaient des relations proches de père – fils. La séparation de 1984 avait été manifestement douloureuse. Mais Viola incarnait sans doute l’espoir d’un retour à Rome, un jour. Et puis Viola est mort, en 1991…

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  3. A la fin de son dernier match avec la Salernitana en 1990, le reporter de la RAI lui a posé une question assez grandiloquente et de quasiment une minute à laquelle il a répondu d’une monosyllabe (je crois qu’il a dit ‘Beh’). Ceci permettra peut-être de caractériser le côté granitique et insondable du personnage.
    Sebastiano Nela (milieu de terrain de la superbe Rome des années 80 reconverti en analyste), pourtant volontiers volubile, n’a jamais voulu parler de lui. Il a dit qu’il ne voulait plus adresser la parole à Falcaõ depuis la séance des penalties de 1984, mais n’a jamais abordé le sujet de son capitaine. Di Bartolomei lui-même ne voulut jamais dire ce qu’il avait dit au fuoriclasse brésilien à l’occasion alors qu’il est de notoriété publique qu’il l’a allumé devant le reste de la formation.
    Je pense qu’il n’a jamais demandé à, ou déclaré se mettre au service de l’AS Rome, parce qu’il a toujours attendu qu’on lui propose quelques chose qui lui semblait naturel -mais le caractère du malheureux est à accepter une proposition spontanée, pas à faire acte de candidature. Par exemple (et preuve de sa qualité de joueur parce que Liedholm n’a pas souvent emmené de joueurs avec lui en partant de quelque part), il n’a pas demandé à quitter Rome, c’est le Barone qui le fait venir pour reformer une équipe à Milan.
    Quelle tristesse, même trente ans après… (mais merci quand même Verano 🙂 )

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    1. Ciao Claudio

      Avec tout mon respect quand tu cites « Sebino » Nela tu dis qu’il était milieu, pour moi il était plutôt latéral droit.
      La magnifique Roma de 83 :
      Tancredi
      Nela-Vierchowood-Di Bartolomei-Maldera
      Ancelotti-Prohaska-Falcao
      Conti-Pruzzo-Iorio

      Remplaçants:Righetti,Chierico et le débutant « Beppe » Giannini.

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      1. Tu as raison, mais j’ai toujours vu Nela et Ago au centre du terrain avec Ancelotti pendant qu’il russo (et/ou Collovati) verrouillait derrière.

        Comme le dit il Barone Liedholm « débbut du match, ma foghmatsion toujoughs parfaite. Puis joueughs boujent » 😀

        (NB pour les milices du Bescherelle, les fautes sont, ici, intentionnelles pour tenter maladroitement de restituer l’accent et la syntaxe inimitables de Niels Liedholm dans la langue de Dante)

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      2. L’arrivée de Toninho Cerezo en 83 déclenche le depart de Prohaska. Vous préférez quelle formule ? Celle avec l’Autrichien ou le Brésilien ?

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      3. Celle avec Cerezo m’a plus plu. Mais ce n’est qu’un avis personnel et purement émotionnel.

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    1. Salut Khidia

      Il a été international Olympique, en 84 pour les JO la condition pour participer était de ne jamais avoir disputé de coupe du monde, il n’y avait pas de restriction d’age.
      A son époque en charnière il y avait Scirea, Franco Baresi dans un poste plutôt « libéro » et Collovati, Vierchowood, comme « stoppeurs » ça explique surement pourquoi il n’a pas connu de sélection.

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  4. Et pour répondre a Khidia je préfère l’équipe avec Prohaska à celle avec Tonino Cerezo.
    Le Brésilien a fait un passage mitigé à la Roma (club difficile avec beaucoup de pression populaire) , c’est d’ailleurs dans un vieil article de l’époque que j’ai entendu parler pour la première fois de la « saudade ».
    Par la suite il s’acclimatera et deviendra une légende de la Samp (club plus familial qui lui correspondait peut-être mieux .

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    1. À propos de Cerezo, il était prévu qu’il soit un des tireurs de la séance de TAB mais il était sorti à cause de crampes. Pruzzo avait également été remplacé et Maldera, le très adroit terzino gauche, était suspendu. Avec le refus de Falcão, cela fait beaucoup de tireurs de la Roma absents au moment fatidique.

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    2. Merci Hincha
      Cerezo, je ne l’ai connu qu’à la Samp et furtivement à São Paulo. Il avait une allure particulière, je trouve. Tout en longueur. Il ressemblait à un mec de triple saut.

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  5. Destin tragique. Dur pour ses enfants et sa famille. Je pense que l’ancien joueur très doué de la NBA (Nantes – Bordeaux – ASM), José Touré, avait fait une tentative de suicide.

    Ce joueur italien est un exemple de milieux de terrain qui pouvaient être d’excellent libéros. Il y a d’autres cas comme les allemands Beckenbauer et Sammer ou les français Herbin, Henri Michel et Laurent Blanc. Ce dernier était devenu libéro grâce à Michel Mezy, qui lui même était passé du milieu à la defense centrale avec le père Noël (l’entraîneur nîmois Henri Noël).
    D’autres très grands libéros eux étaient d’abord des arrières latéraux comme Bossis, Battiston et Krol.

    Question du jour (dont je ne connais pas la réponse) : est-ce qu’il y a eu de très bons attaquants qui sont devenus libéros en fin de carrière ? Gullit ne compte pas car il jouait déjà libéro en début de carrière en plus de pouvoir être milieu et attaquant.

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    1. J’en parlais l’autre jour : Morten Olsen était un ailier. Et devient libero à ses 30-31 ans.

      Parmi les Belges : Renquin avait débuté attaquant, puis latéral..et enfin libero à compter de sa trentaine.. Et Dewalque aussi (mais libero dès la vingtaine, lui).

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      1. Et Dewalque était un excellent attaquant..mais barré par la légende ultime du club, donc il redescendit dans le jeu.

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      2. Bravo. Et des avants-centres qui sont devenus libéro ?
        Vous avez gagné le droit d’organiser une conférence Pinte2foot à l’Institut d’Études Scientifiques de Cargèse, situé dans un endroit magnifique au bord de la mer, pas loin du village, avec en plus des possibilités d’excursion maritime pour voir ou revoir les calanques de Piana. Que demander de plus ?
        Il faudrait cependant écrire une lettre expliquant pourquoi le foot est une science. Peut-être parler d’Harald Bohr, et en poussant un peu loin le bouchon de son frère Niels ?

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      1. J’avais oublié le gentil géant. A propos de suicide, il y a aussi eu le gallois Gary Speed (qui a aussi joué à Leeds).

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      2. Et un qu’on apprécie, Verano : Scirea, attaquant de formation me semble-t-il (aucune idée de ce qu’il valait toutefois).

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      3. Ailier avec la Primavera de l’Atalanta mais j’ai l’impression qu’en A, il n’a joué qu’en défense, non ?

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      4. Je n’en sais fichtre rien!, tu connais bien mieux le sujet que moi. Tu me dirais qu’il avait été capitaine de sous-marin : je te croirais.

        Je me rappelle juste avoir lu ça jadis.

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  6. Même sur l’échelle de Verano, c’est quand même particulièrement bien écrit.

    Le sujet est assez unique, peut-être pour ça? A titre perso : 30 ans donc que je « connais » cette histoire..et ça me fait toujours le même effet, difficilement définissable.

    NB : je viens d’ajouter des guillemets à « connais » car, en 94, il me revient que circulât une version selon laquelle il se tua sur le rond central de l’Olimpico – et à quoi je confesse avoir cru certain temps.

    Mais même sans cela cette mort est une extrémité du foot.

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    1. J’ai regardé, Scirea a été repositionné par Castagner avant qu’il ne joue avec les pros.

      Jamais entendu cette histoire de mort à l’Olimpico mais dans les faits, il est mort sportivement dans ce stade en 1984.

      PS : bien aimable mais en qualité d’écriture, tu te poses là !

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      1. Je connaissais cette histoire-là, et vu que c’est sudam : c’est que je la connaissais via Gallego (seul auteur sudam que je comprenne, car traduit).

        Y a tout un continent à faire découvrir de la sorte d’ailleurs, avis aux traducteurs..

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