Dragoslav Šekularac et el Hexagonal del Olaya

Le 63e tournoi amateur Hexagonal del Olaya a débuté le 18 décembre dernier et prendra fin le 15 janvier à Bogotá. Il y a 50 ans, le tournoi s’ouvrait avec la présence de Dragoslav Šekularac, un événement considérable.

Décembre 1972, comme de coutume à cette période de l’année, le centre de Bogotá se déplace vers le Sud, précisément au cœur du Parque Estadio Olaya Herrera, un misérable terrain de football en terre battue ocre. Depuis 1959, ce rectangle, poussiéreux ou marécageux selon les saisons, accueille la Copa Amistad del Sur (ou Hexagonal del Olaya), le plus important tournoi amateur du pays.

Olaya est un faubourg populaire du sud de la capitale, conçu selon un plan hippodamien et où la vie s’organise autour de blocs d’immeubles bas dont les façades alternent le blanc sale et le rouge terne des briques nues. La tristesse apparente des lieux est contredite par la vitalité et la mixité de ce quartier de plusieurs dizaines de milliers d’âmes au-dessus duquel planent à toute heure du jour et de la nuit les odeurs des spécialités créoles et des empanadas à l’ail.

Olaya dans les années 1960. On aperçoit le terrain de foot à droite.

Imaginé par et pour les habitants d’Olaya au moment des fêtes de Noël, el Hexagonal prend de plus en plus d’importance au cours des années 1960, s’ouvrant progressivement aux autres secteurs de Bogotá. Le public se presse pour admirer ses propres champions, agglutiné le long du terrain dont les limites sont grossièrement tracées à la chaux. Des tribunes de bric et de broc apparaissent au fil des éditions, puis une radio locale s’empare de l’événement, son reporter commentant les matches perché sur le toit d’une camionnette Chevrolet. Et parce que le tournoi draine de plus en plus d’enjeux et d’observateurs, il représente une formidable opportunité pour certains espoirs de se révéler auprès des recruteurs des Millonarios ou de Santa Fe. Pour les annonceurs, c’est également l’occasion de développer leur notoriété à moindre coût.

Cela n’échappe pas à Daniel Torres, un entrepreneur dont la chaîne de magasins de photos est en plein essor. Pour l’édition à cheval sur 1972 et 1973, il sponsorise l’équipe de Restrepo, son quartier, auquel il accole le nom de sa société, Fotorres. Et parce qu’il est très ambitieux, il se donne tous les moyens de réussir en faisant appel à un joueur professionnel, probablement la plus grande star du championnat : Dragoslav Šekularac.

Šekularac, Etoile de l’Etoile rouge de Belgrade

Le premier contact de Dragoslav Šekularac avec la Colombie a lieu au Chili en 1962 durant la Coupe du monde au cours de laquelle il est surnommé, comme tant d’autres après lui, le Pelé Blanc. La Yougoslavie, future demi-finaliste, y écrase les Cafeteros 5-0 et confirme son statut de grande nation après ses finales perdues contre l’Union soviétique aux Jeux olympiques de 1956 et à l’Euro 1960. Artiste parmi les artistes, son exquise technique, son centre de gravité très bas et son positionnement au cœur du jeu font de Šeki un créateur exceptionnel, passeur altruiste ou dribbleur soliste selon ses humeurs. De lui, on peut dire qu’il illustre ce qu’est la tyrannie des talentueux en étant capable d’illuminer une rencontre avant de tout gâcher, comme ce jour où il frappe un arbitre dans un accès de colère[1]. Pour l’ensemble de son œuvre, l’Etoile rouge en fait une Etoile de l’Etoile, privilège dont la rareté témoigne de l’infinie valeur[2].

Il a 31 ans et sort d’expériences mitigées depuis son départ de Crvena Zvezda quand son ancien partenaire en équipe nationale, Toza Veselinović, le convainc de l’accompagner à l’Independiente Santa Fe durant l’été 1969. Avec Alfonso Maestrico Cañon, ils constituent un remarquable duo de créateurs au sein duquel Šeki brille par intermittence, son peu de goût pour les longs déplacements privant régulièrement Los Cardenales de leur Pelé Blanc. Quand Santa Fe conquiert un nouveau championnat fin 1971, le génial Yougoslave a rejoint l’ennemi, Los Millonarios de Bogotá. C’est durant son bail avec los Azules qu’il participe à la Copa Amistad del Sur.

Avec les Millonarios.

La Copa Amistad del Sur 1972-1973

Pour que Fotorres soit compétitive, le chef d’entreprise commence par débaucher Eduardo Tuso Lemus, entraineur vainqueur l’année précédente avec l’équipe de Calzado Juvenil (comme son nom l’indique, le sponsor est un vendeur de chaussures pour enfants). Il lui confie ensuite la responsabilité de constituer un effectif capable de gagner la Copa. Via une connaissance au sein du board des Millonarios, le challenge est proposé à Šekularac dont on sait qu’il joue désormais pour l’argent. Il faut plusieurs rendez-vous pour convaincre le Yougoslave mais, contre un forfait de 8 000 pesos, capé à 10 000 en cas de qualification à la finale[3], Šeki accepte le challenge.

Avec Šekularac, el Hexagonal prend une nouvelle dimension. L’engouement est tel qu’il doit être escorté par la police et des gardes du corps, accédant au terrain en se frayant un passage au milieu d’une foule considérable venue spécialement pour lui. Les toits des maisons des environs sont pris d’assaut à chaque fois que joue Fotorres, et Šeki ne déçoit pas. Les oppositions sont âpres, il lui arrive de tomber mais il se relève sans protester, les genoux écorchés par les pierres jonchant le sol terreux. Saisi par la beauté singulière du tournoi, il ne compte plus, slalomant entre les défenseurs et ne laissant derrière lui qu’un nuage sableux. L’histoire aurait pu être plus belle encore si Fotorres ne s’était pas incliné en finale contre Sindiley.

Epilogue

Dragoslav Šekularac évolue en Colombie jusqu’en 1975[4] sans qu’il ne participe à nouveau à la Copa Amistad del Sur. Son unique apparition marque cependant un tournant dans l’histoire de l’épreuve puisqu’après lui, la présence de professionnels devient très régulière. Ainsi,  Maravilla Gamboa, El Pibe Valderrama, Santiago Arias et bien d’autres viennent se frotter aux équipes de quartier et leur jeu sans fard. Pour accueillir de tels cracks, le Parque Estadio Olaya Herrera se transforme et se modernise inexorablement. Il faut désormais payer pour participer et les primes remises au club vainqueur sont de plusieurs milliers de dollars. L’aire de jeu est gazonnée, des grillages sont posés pour protéger les joueurs des spectateurs installés dans des tribunes couvertes. Le confort et la sécurité avant tout, tant pis pour l’authenticité des premières éditions.

Pour les nostalgiques, il reste les clichés en noir et blanc, tel celui montrant Šeki réparant un filet percé, en haut d’une échelle, sous l’œil des petites gens fascinées. Ou cette photo de dos, le maillot orné du numéro 10 maculé de terre, seul au milieu d’adversaires tétanisés. Il a alors 35 ans. Pourtant, sa silhouette et son allure sont celles d’un adolescent, comme s’il avait rajeuni le temps d’un tournoi exhalant les parfums de l’enfance, quand le décor et les considérations tactiques importent moins que l’amour du jeu.


[1] Pour ce geste, il écope de 18 mois de suspension.

[2] Ils ne sont que cinq (Rajko Mitić, Dragoslav Šekularac, Dragan Džajić, Vladimir Petrović, Dragan Stojković) et l’équipe championne d’Europe 1991.

[3] Ce qui représente, sauf erreur, un peu plus de 400 Dollars US.

[4] Il finit sa carrière au Paris FC en Division 2.

29 réflexions sur « Dragoslav Šekularac et el Hexagonal del Olaya »

    1. C’est vrai qu’il y a des similitudes avec Sivori. D’ailleurs la Juve tente de le ramener en 59. Mais les dirigeants yougoslaves ont refusé. Des européens de son envergure ayant joué en Amérique du Sud ne sont pas nombreux.

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  1. Šekularac, quel joueur !

    Alors que son passage sud-américain est motivé par l’argent, l’opposé était plus que vrai en Yougoslavie où il était aimé des fans de Zvezda mais aussi de ceux du Partizan, au point que lors des derbys, il devait partir des heures à l’avance ou se cacher pour arriver à l’heure !!

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  2. 2023 commence bien avec un article de cette qualité. Bravo, et bonne année à tous !

    Sur le plan des résultats, cette Yougoslavie de 1962 aura été la meilleure de toutes. Comme ces conglomérats dont le démembrement crée de la valeur en Bourse, elle n’aura cependant jamais fait aussi bien que la Croatie indépendante.

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  3. Je ne suis pas un grand partisan de la vulgarité mais je vais m’offrir une petite exception, disons que ce sera ici, une sorte de résolution… Putain d’article! Une vraie histoire! Un papier simple et pourtant passionnant pour un football de proximité, populaire et plus que poétique!

    Et puis, le verbe de Verano pour lancer les hostilités: quel beau début d’année !

    Me concernant, je ne connaissais pas du tout l’existence de cette compétition colombienne mais, force est de constater que l’âme de la rue est incontestablement commune à chacun de ses corps… En effet les effluves des tournois « inter-quartiers » de mon enfance, souvenirs aussi précieux qu’inestimables, sont inévitablement stimulées par le soleil de ce récit.

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    1. Merci Calcio. J’ai pris beaucoup de plaisir à me documenter sur ce tournoi, à me plonger dans le passé et imaginer ce que pouvaient être les premières éditions, quand il s’agissait encore d’un pur tournoi de quartier.

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  4. Relu pépère, avant de partir aux Pays-Bas.. Merci pour ce texte, Verano.

    Le dernier paragraphe me fait penser à quelqu’un, cette espèce de retour aux primes années, à l’artisanat.. Cerveau encombré comme souvent, ça me reviendra.

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      1. Je ne me serais jamais permis!

        Sjlivo (que je connais un peu, boire çà et là des bières dans son bistro liégeois), c’est marrant mais j’avais pensé à lui, son nom fut donné à un tournoi de mini-foot..qui malheureusement a perdu de son charme artisanal de jadis (une entreprise en soi désormais), dommage.

        Mais je « connais » un cas voisin de ce Sekularac de Colombie, ça va me revenir.. Peu importe : un de tes plus beaux sujets ma foi, Verano.

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      2. Je connaissais le tournoi portant le nom de Sjlivo donc je m’étais dit qu’il avait peut-être fini sa carrière sur le bitume. Raté ! J’ai vu tout à l’heure qu’il avait un grave accident de voiture qui causa l’arrêt de sa carrière.

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      3. Je ne reviendrai pas dessus ce soir..mais, et alors certes les ressorts sont différents de ceux de Sekularac, mais n’y eut-il un footballeur espagnol « en pleine bourre » (pas un fuoriclasse) qui envoya tout bouler par dégoût du foot pro? Années 80, Sankt-Pauli : il y eut l’excellent gardien Volker.. Innig ou Ippig?, dont je sais qu’il préféra renouer avec le foot amateur – mais lui était d’un registre activiste, idéaliste.

        Le très bon ailier écossais Pat Nevin, dans mes souvenirs il y eu un truc aussi.

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      4. Tu fais peut-être référence à Megido, attaquant incompris du Sporting Gijón époque Quini. Il me semble qu’il est parti à Cuba après avoir abandonné sa carrière prématurément (il a connu des hauts et des bas, est passé de club en club, dont Bordeaux)

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      5. Le tournoi Sjlivo fut précisément créé par l’un ou l’autre de ses équipiers en raison de son accident, il s’agissait de l’aider financièrement désormais qu’il était en chaise roulante. Avec le temps l’événement prit racine..et est devenu une grosse machine, on peut parler de référence même.

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      6. Merci pour Megido, dont le nom ne me disait rien, une découverte.

        Je pensais donc à un autre, plus récent (années 2010?). Un idéaliste, ce qui a priori nous éloigne du (plus prosaïque) cas Sekularac.

        C’est ce que j’aime bien dans le cas Sekularac : il jouait pour l’argent, cachetonnait..mais se retrouve immergé dans un tournoi certes d’envergure mais artisanal, comme un bain de jouvence aux codes débrouillards duquel (à juger de cette extraordinaire photo avec le filet) il se plia de bonne grâce.. S’imaginer je ne sais quelle star internationale du rock, sur la fin et soudain mué en roadie au gré d’une ultime tournée, dans des salles devenues obscures ou des festivals de village.. Ca ne ferait pas de tort à pas mal de starlettes contemporaines.

        Bref : il y a là un côté boucle bouclée et retour à l’esprit fondamental des choses qui me plaît bien..d’autant que chez Sekularac ce n’était pas un but en soi (contrairement à mon Espagnol ou à mon joueur de Sankt-Pauli, pour qui le retour à une dimension artisanale et amateuriste était un choix de vie délibéré) ; j’aime l’idée selon quoi le destin fut, pour lui et en l’espèce, d’un registre « juvénilisant ». Et merci donc!

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      7. @Alex
        années 2010, ce serait pas Javi Poves ? Il a plaqué le monde du foot mais il a tres vite vrillé derriere.

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    1. Oui, Petkovic, c’est une sacrée destiné. Je me souviens de son arrivée surprise au Real, complètement inconnu, au milieu d’une armada. A Séville, il n’avait pas plus trouvé sa place. Finalement, il s’épanouit au Brésil!

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    2. Dans les années 70, la mode des coaches yougos provoque un afflux de joueurs de même nationalité. Šekularac a des compatriotes qui le suivent en Colombie (un gardien, remplaçant au Partizan, dont j’ai oublié le nom y fait une belle carrière), au Venezuela, idem au Portuguesa, époque Jairzinho etc… des seconds couteaux pour l’essentiel.

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      1. Jairzinho a même une pige avec les Kaizer Chiefs! 3 matchs pas plus. Juste après Marseille.
        Mais un champion du monde dans le township de Soweto des années 70, c’est sacrément étonnant!

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      2. les entraineurs yougos il y a en a pas mal qui ont été en amerique latine, c’est meme fascinant leur capacité à aller entrainer dans le monde entier, à s’adapter a toutes situations culturelles et politiques.

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  5. El grande Verano excellent récit trés sud am dans l’esprit, il me semble que canal a fait un doc (sport reporter peut être?) sur un championnat amateur au Pérou sur les îles autour du lac titicaca me semble t il c’est aussi très artisanal!
    toutes proportions gardées on pourrait comparer ça à al coupe d’Afrique des quartiers (dans 9-3 ou 9-4 chez plus) complétement artisanal au début et qui prend des proportions un peu to much maintenant il me semble

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    1. Hello Sainte, tu parlerais pas de la Copa Peru par hasard ? Si c’est bien le cas Fabien a fait un article passionnant dessus il y a un mois et quelques, ici-même! Regarde dans les archives 😬

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