En cet hiver 2022, le Japon participe à sa septième coupe du monde consécutive. Il fait partie des habitués, se qualifiant en règle générale sans trop de difficultés. Mais lorsqu’on s’intéresse un peu plus à l’histoire des « Samouraï Blue », on découvre l’existence d’un France-Bulgarie à la sauce nippone, méconnu en Europe, au dénouement cruel pour les Japonais.
Quand le Japon était loin d’être un cador en Asie
Aussi surprenant soit-il, jusqu’à la fin des années 1980, la sélection japonaise ne faisait pas partie des meilleurs pays d’Asie, loin s’en faut. Le principal frein à son développement se trouve à l’époque dans la non-professionnalisation de son championnat, la Japan Soccer League (JSL), dont les clubs de première division sont semi-professionnels. Résultat : un déficit de compétitivité globale du football japonais, en témoigne la première qualification du Japon à la Coupe d’Asie datant seulement de 1988. À titre de comparaison, dans le même intervalle, son voisin et rival sud-coréen avait participé à sept des neuf premières éditions de la Coupe d’Asie, remportant au passage deux titres continentaux, en 1956 et 1960.
Le retard pris reléguait l’équipe du Japon derrière des sélections comme celles de la Corée du Sud donc, mais également l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Irak, les Émirats arabes unis voire la Chine et la Corée du Nord.
La fédération japonaise de football, la JFA, constatait l’échec de son championnat local, attirant tout juste quelques supporters dans les tribunes (6000 spectateurs en moyenne lors de la dernière saison en 1991-92), des infrastructures de piètre qualité, des pelouses indignes d’une première division nationale, qui plus est dans un pays aussi développé que le Japon.
Fort de ce constat, la JFA imposa la mise en place en 1992 d’une toute nouvelle ligue, totalement professionnelle, la J.League. Calquée sur le modèle de la Bundesliga allemande, elle suscita un fort enthousiasme dès sa saison inaugurale et rapidement, la sélection japonaise bénéficia de cette modernisation lors de la Coupe d’Asie 1992, sa deuxième disputée, qu’elle organisa à domicile et qu’elle remporta après une victoire 1-0 en finale face aux Saoudiens.
Espoirs grandissants…
Les attentes sont d’autant plus grandes qu’en avril 1993, les éliminatoires de la Coupe du monde 1994 débutent dans la zone Asie.
Le premier tour est organisé de manière quelque peu inhabituelle. Sur un groupe de cinq équipes (Japon, Émirats arabes unis, Thaïlande, Bangladesh et Sri Lanka), en matchs aller-retour, seul le premier est qualifié pour le tour final. Fait particulier, la première moitié des matchs se joue au Japon et la seconde, aux Émirats arabes unis. Le même modèle sera appliqué aux autres groupes.
Seuls les Émiratis, ayant participé à la coupe du monde 1990, sont une menace pour les Japonais. Ces derniers terminent premiers de leur groupe, deux points devant les Al-Abyad, ayant au passage roulé sur la plupart de leurs faibles adversaires (8-0 contre le Bangladesh, 6-0 face au Sri Lanka…).
Le tour final se dispute du 15 au 28 octobre 1993, les matchs étant centralisés à Doha, au Qatar. Le Japon, sous la houlette du Néerlandais Hans Ooft, affrontera respectivement l’Arabie saoudite, l’Iran, la Corée du Nord, la Corée du Sud et l’Irak pour finir. Seuls les deux premiers du groupe se qualifient pour le mondial aux États-Unis. Forts de leurs bonnes performances depuis plus d’un an, les supporteurs nippons sont alors confiants quant à leurs chances de qualification.
… Puis doutes grandissants
Le Japon débute mal son parcours, concédant le nul 0-0 face aux Saoudiens puis s’inclinant 2-1 contre l’Iran avant de battre successivement les deux Corées 3-0 et 1-0. Grâce à ces victoires, le Japon occupe la première place avant la dernière journée. Pour autant, le groupe est extrêmement serré et de nombreux scénarios demeurent possibles, comme l’indique le classement :
Place |
Équipe |
J |
G |
N |
P |
BP |
BC |
Diff |
Pts |
1 |
Japon |
4 |
2 |
1 |
1 |
5 |
2 |
3 |
5 |
2 |
Arabie S. |
4 |
1 |
3 |
0 |
4 |
3 |
1 |
5 |
3 |
Corée du Sud |
4 |
1 |
2 |
1 |
6 |
4 |
2 |
4 |
4 |
Irak |
4 |
1 |
2 |
1 |
7 |
7 |
0 |
4 |
5 |
Iran |
4 |
2 |
0 |
2 |
5 |
7 |
-2 |
4 |
6 |
Corée du Nord |
4 |
1 |
0 |
3 |
5 |
9 |
-4 |
2 |
Victoire à deux points
Hormis la Corée du Nord, toutes les autres équipes peuvent encore se qualifier. Le Japon affronte donc l’Irak, tandis que l’Arabie saoudite est opposée à l’Iran et la Corée du Sud à son voisin du nord.
Une victoire japonaise lui assure automatiquement une place aux États-Unis, tandis qu’un nul laisserait les Nippons à la merci des autres résultats, surtout en cas de victoire de ses poursuivants.
Le match de la peur
Nous y voilà : 28 octobre 1993, 16h15 heure local, stade Al-Ahli à Doha, environ 4000 spectateurs dans les tribunes, le tout arbitré par le Suisse Serge Muhmentaler.
Le Japon évolue en 4-3-3 : Matsunaga – Horiike, Ihara, Hashiratani, Katsuya – Ramos, Moshida, Moriyasu – Miura, Nakayama, Hasegawa.
Les Japonais entament le match tambour battant et sont récompensés après cinq minutes de jeu : Hasegawa, dans la surface, frappe en force sur la barre et l’immortel Miura ouvre le score en reprenant le ballon de la tête à bout portant. Quelle entame canon pour les Samurai Blue ! La maîtrise technique est supérieure aux Irakiens qui n’arrivent pas à se créer d’occasions et à faire douter l’arrière garde nippone. Cependant, le score n’est que de 1-0 à la mi-temps. Tout reste à faire.
D’autant plus que l’Irak se réveille en début de seconde période : à la 55e minute, sur un centre côté droit, Radhi Shenaishil amortit de la poitrine entre les deux défenseurs centraux et égalise du bout du pied au ras du poteau de Matsunaga. Coup de froid dans les rangs japonais, cette égalisation les laissant à la merci des autres matchs ayant lieu en même temps.
Ces derniers repartent à l’assaut du but irakien et un quart d’heure après, Ramos temporise devant la défense irakienne et lance Nakayama à la limite du hors-jeu qui glisse le ballon sous le bras d’Ibrahim Salim Saad, sorti à sa rencontre.
Avec ce 2-1 à 20 minutes de la fin, les hommes d’Hans Ooft sont qualifiés pour les États-Unis. Mais ils ne savent plus trop quelle tactique adopter. Continuer à attaquer pour tenter un troisième but ou défendre cet avantage acquis ? De plus, les Irakiens, qui peuvent eux aussi se qualifier s’ils s’imposent, mettent une pression physique assez forte sur les Japonais et prennent l’ascendant.
Ils abandonnent dès lors le ballon aux Lions de Mésopotamie mais tiennent malgré tout le score. Les minutes s’égrainent et après 89 minutes et 40 secondes, le grand Ruy Ramos, Brésilien naturalisé en 1990 et déjà âgé de 36 ans, tient le ballon dans la moitié de terrain irakienne. M. Muhmentaler n’a pas annoncé de temps additionnel…
Coup de poignard assassin
Ramos cherche à jouer en avant mais sa passe est interceptée et l’Irak déclenche une contre-attaque extrêmement rapidement qui aboutit sur un centre côté droit dévié que Matsunaga détourne difficilement en corner. Le chronomètre indique alors 89:55…
Et, sur ce corner, joué à deux, termine sur la tête de l’attaquant Jaffar Oman, entré à la mi-temps qui lobe le gardien et termine dans le petit filet opposé. Les Japonais s’effondrent sur la pelouse, ils sont KO.
Sur l’engagement, ils n’ont le temps que d’allonger une passe longue finissant en touche avant que l’arbitre ne siffle la fin du match : 2-2, score final.
Ils apprennent que dans le même temps l’Arabie saoudite s’est imposée 4-3 face à l’Iran, terminant ainsi première du groupe et surtout que la Corée du Sud, ayant corrigé son voisin du Nord sur le score de 3-0, s’adjuge la deuxième place à la différence de but, devançant ainsi sur le fil le Japon.
Classement final :
Place |
Équipe |
J |
G |
N |
P |
BP |
BC |
Diff |
Pts |
1 |
Arabie S. |
5 |
2 |
3 |
0 |
8 |
6 |
2 |
7 |
2 |
Corée du Sud |
5 |
2 |
2 |
1 |
9 |
4 |
5 |
6 |
3 |
Japon |
5 |
2 |
2 |
1 |
7 |
4 |
3 |
6 |
4 |
Irak |
5 |
1 |
3 |
1 |
9 |
9 |
0 |
5 |
5 |
Iran |
5 |
2 |
0 |
3 |
8 |
11 |
-3 |
4 |
6 |
Corée du Nord |
5 |
1 |
0 |
4 |
5 |
12 |
-7 |
2 |
Conséquences
À cause de cette élimination, de nombreux joueurs japonais ne disputeront jamais de Coupe du monde, à commencer par LA légende Kazu Miura, qui, malgré ses 14 buts lors des éliminatoires du mondial 1998 ne sera pas sélectionné pour partir en France, faisant ainsi jaillir une énorme controverse au pays du soleil levant. De son côté, Ruy Ramos mettra fin à sa carrière internationale en 1995 à 38 ans.
Quatre ans plus tard, ils ne seront que deux (Nakayama et Ihara) présents lors de ce match à jouer la Coupe du monde 98. Cet échec retentissant est toujours présent dans les esprits des Japonais, d’autant plus que le sélectionneur actuel du Japon n’est autre que Hajime Moriyasu, qui était sur le terrain ce 28 octobre 1993 !
Cette date funeste est connue au Japon sous le nom de Dōha no higeki, qu’on peut traduire en français par “la tragédie de Doha”.
À l’inverse, en Corée du Sud, ce scénario aussi improbable que jouissif, qui élimine son grand rival, est connu sous un nom bien différent : Doha-ui gijeok, signifiant “le miracle de Doha”.
Pig Bénis, pour Pinte de Foot
Merci! Sacré parcours pour Rui Ramos. Arrivé au Japon vers la fin des 70′ et ayant certainement contribué à l’attrait des japonais pour le foot brésilien.
On peut aussi parler de Sergio Echigo, d’origine japonaise, qui ouvrit des écoles de foot et qui serait le prof de Rivelino au Corinthians pour le fameux » elastico »
Une petite photo d’Echigo
https://rmcsport.bfmtv.com/amp/football/dribbleurs-de-sergio-echigo-a-ronaldinho-l-histoire-meconnue-de-l-invention-de-l-elastico_AV-202003260430.html
Rivelino l’a confirmé.
D’ailleurs, il y a plusieurs millions de Brésiliens d’origine japonaise et pourtant peu ont percé dans le foot. J’imagine qu’ils se consacrent plutôt à d’autres sports.
On en voit plus dans le foot au Pérou.
Oui, et de manière générale les Péruviens d’origine japonaise semblent plus « visibles » que les Brésiliens d’origine japonaise. Je pense par exemple à Alberto Fujimori.
(L’arbitre de la demi-finale RFA-Italie 1970 est un Péruvien répondant au nom d’Arturo Yamasaki…)
A chaque fois je lis « Big Pénis », c’est très perturbant.
En tout cas merci pour cet article! J’aime bien ce format à 6 : 5 matchs secs chacun, assez logique que cela occasionne ce genre de scénars tendus comme des strings.
Pourquoi un arbitre suisse? Peur de la corruption? Même époque il y avait son compatriote Rötlisberger, pas un gage de probité..
Top papier PB bravo ! Toujours un plaisir de tomber sur tes textes à la touche « Nineties ».
Merci Calabria! J’ai un autre article en cours de rédaction, également sur un match de sélection des 90’s 😉
Merci Xixo… Pis de génisse ahh pig bénis!
Au réveil j mélange tout!
Ça pourrait être un top presque ce concept de chercher les tragédies de chaque nations. J en vois déjà deux pour le Brésil. La france bien sur, le Japon donc. Reste à en trouver 46!
Je crois n’avoir jamais vu de matchs de l’Irak. Ça donnait quoi en 86? Pas ridicule, non?
Ahmed Radhi, leur gloire de l’époque.
Face aux autres je sais pas. Mais plutôt bons face aux Belges (alors au fond du trou il est vrai), et clairement desservis par l’arbitrage.
La WC86 des Belges eût pu voire dû s’arrêter là.
C’était le grand attaquant du Flamengo et du Barça le coach. Evaristo
Excellent article, Pig Benis
Avec leurs performances contre l’Allemagne et l’Espagne, ils ont exorcisé le sort. Doha ne va plus être synonyme de tragédie.