Jean Le Bidois, une tragédie oubliée

« Si je m’étais engagé dans ce travail, c’est que je refusais que les gens et les choses disparaissent sans laisser de trace. »

Patrick Modiano, Chien de printemps, 1993.

Dimanche 13 mars 1927, stade de la Porte Dorée à Saint-Mandé. L’US Suisse reçoit le Stade Olympique de l’Est, dans le cadre de la Division d’Honneur du championnat de Paris. Le jeu est dur, de nombreuses charges brutales ne sont pas sanctionnées par l’arbitre. À la 25e minute, alors que le score est toujours de 0-0, la ligne d’avants des Suisses organise une offensive. L’avant-centre Aron Pollitz, vice-champion du monde à Paris en 1924, se présente devant le gardien du SO Est Jean Le Bidois. Téméraire, Le Bidois plonge dans les pieds de Pollitz et réussit à écarter le danger. Malheureusement, ayant manqué le ballon, le pied de l’attaquant suisse atteint la carotide du gardien français. Celui-ci reste étendu au sol, inconscient. Conduit au vestiaire, il y rend son dernier soupir cinq minutes plus tard. Apprenant la tragique nouvelle, le public se disperse. Le match est évidemment interrompu. Mais entre-temps, pendant l’agonie de Le Bidois, le match s’était poursuivi et Pollitz se fractura accidentellement la jambe. À la fin de cette maudite saison 1926-1927, il retourna en Suisse. Il s’était engagé avec l’US Suisse juste après les Jeux de Paris.

Photo extraite du Petit Parisien du 14 mars 1927

Dans la presse sportive comme dans la presse généraliste, l’émotion est forte après le décès de Jean Le Bidois. Une pétition est lancée pour demander l’interdiction de la charge sur le gardien de but et on débat de la nécessité – pour les gardiens de but – de porter un casque protecteur ; en mémoire de Le Bidois et afin de lever des fonds pour la construction d’un mémorial, des tournois sont organisés ; enfin, le SO Est baptise son terrain de Champigny au nom du défunt. À ses obsèques, à Paris le 18 mars, 3 000 personnes sont présentes, parmi lesquelles Jules Rimet et Henri Delaunay, Pierre Chayriguès et Paul Nicolas. Il est inhumé le lendemain au cimetière Saint-Sever de Rouen et, le 1er novembre, un beau monument vient couronner sa tombe. Reproduit dans L’Auto du 6 novembre, il ne nous apprend pas grand-chose sur le disparu sinon son nom et ses dates : 1898-1927 (notons tout de même que Le Petit Parisien du 14 mars 1927 donne 26 ans à Le Bidois).

Jean Le Bidois était donc originaire de Normandie. C’est au Sotteville FC qu’il fut formé et débuta, avant de rejoindre en 1921 le FEC Levallois. Bon gardien, joueur d’avenir, il est alors régulièrement sélectionné en équipe de France mais ne joue jamais avec l’équipe fanion : en 1920, il fait partie du groupe français qui participe aux Jeux d’Anvers mais ne joue aucun des deux matchs ; en 1921, alors sous les drapeaux, il garde les buts de l’équipe de France militaire puis il part en tournée en Yougoslavie au début de l’été. Cette tournée avait été initiée conjointement par les ministères français de la Guerre et des Affaires étrangères : c’était un événement diplomatique plutôt que sportif, dont le but était d’affirmer les liens avec le nouvel allié de la France dans le Sud-Est européen. La sélection française, formée de nombreux joueurs effectuant alors leur service militaire, avait fière allure : Raymond Dubly, Paul Nicolas, Jules Dewaquez, Jean Boyer, Philippe Bonnardel, Eugène Langenove… Malheureusement pour Le Bidois, aucun des matchs disputés par les Français ne le fut contre une sélection reconnue par la FIFA : à Ljubljana, le 23 juin, la sélection slovène fut balayée 5 buts à 0 ; à Zagreb, le 28 juin, les Croates l’emportèrent 4-1 ; à Belgrade, le 3 juillet et devant le prince héritier Alexandre de Serbie qui « félicita les joueurs au milieu des acclamations de la foule », les Français triomphèrent 3-0. La présence de Le Bidois dans les bois de l’équipe de France est attestée contre les Slovènes, mais elle est probable contre les Croates et/ou les Serbes.

Encore sélectionné pour Paris-Londres le 2 novembre 1921, Le Bidois est au faîte de sa gloire. Il termine la saison avec Levallois puis rejoint le FC Cette de l’omnipotent Georges Bayrou. Dans la première moitié des années 1920, Cette dispose d’une des formations les plus redoutables de l’Hexagone : son hégémonie dans la Ligue Sud-Est est totale (sept titres consécutifs entre 1919 et 1926) et le club héraultais atteint en 1923 et 1924 la finale de la Coupe de France. Conduite par l’Anglais Victor Gibson, l’équipe ne dispose cependant pas encore – en 1922 – d’un gardien de grande classe. Avec Le Bidois, c’est désormais chose faite. Mais le talent se paie et le Normand n’accepte de rejoindre Cette qu’en échange d’une forte somme. Problème : le professionnalisme est alors interdit et, à l’époque, on ne badine pas avec les récalcitrants. Le Bidois le sait, mais il sera imprudent. À la fin de l’été 1922, il vient de passer quelques jours à Rouen et rentre en train à Cette. Dans le compartiment, il discute avec un ami et lui confie qu’il joue pour les Dauphins en échange d’une indemnité. Malheureusement il y a là un autre homme, que ni Le Bidois ni son ami ne connaissent, un inconnu qui va se révéler être… un membre du bureau de la FFFA. La fédération décide alors de suspendre Le Bidois pour un an.

Le séjour cettois de Le Bidois est un échec : suspendu, souvent absent, il joue peu. En 1924, il revient en région parisienne et rejoint le modeste club du Stade Olympique de l’Est, alors en Promotion. N’obtenant pas sa licence A, il est cantonné dans la réserve du club charentonnais pour la saison 1924-1925 : « Je ne le regrette pas », confie-t-il à Match le 18 janvier 1927, « car j’ai pu ainsi m’entraîner sans à-coups, retrouver ma forme et juger de la valeur de Delmer que j’ai fait sortir de l’équipe ». Titulaire d’une licence A pour la saison 1925-1926, Le Bidois s’impose en effet dans les bois du SO Est avec lequel il remporte le championnat de Promotion. Le Bidois retrouve alors son meilleur niveau, celui d’avant le départ pour Cette. Mais, barré par Cottenet ou Chayriguès en équipe de France, il doit se contenter de la sélection parisienne : il participe ainsi aux rencontres Paris-Guipuzcoa, Paris-Sud-Ouest, et surtout Paris-Londres et Paris-Berlin. Le 1er novembre 1926, au stade Buffalo de Montrouge, le traditionnel Paris-Londres vit la victoire des Parisiens (3-2) malgré « un match moyen » de Le Bidois. Puis, le 20 février 1927, les Parisiens se transportèrent à Berlin où ils reçurent – devant plus de 40 000 spectateurs – une leçon (5-1) en dépit de « la partie magnifique » de Le Bidois.

Au retour de Berlin, Marcel Rossini rencontre Le Bidois et nous en livre ce beau portrait : « Visage glabre, regard clair infiniment malicieux, une longue mèche blonde rebelle toujours sur le front, gouailleur, Le Bidois parle, d’une voix sourde, avec des éclats qui se poursuivent en rires. L’acrobatique petit gardien de but de la Ligue de Paris fut, à Berlin, l’un de nos meilleurs représentants et s’attira les applaudissements de la foule aussi bien que les louanges des critiques allemands. Il le sait, en est fier, mais ne désire pas qu’on y insiste. » (L’intransigeant, 25 février 1927). Trois semaines plus tard, Jean Le Bidois décédait.

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38 réflexions sur « Jean Le Bidois, une tragédie oubliée »

  1. Merci Bobby. J’ai trouvé rapidement quelques extraits de journaux croates qui parlent de la tournée française en 1921.

     » Certains joueurs français ont souvent fait preuve de telles choses qui ressemblaient à de la jonglerie et de l’acrobatie »
    « Les joueurs français sont individuellement plus raffinés que les nôtres, alors que nos joueurs ont été supérieurs aux français sur les deux matchs dans le jeu collectif »
    « L’ailier gauche Raymond Dubly se démarque par son jeu élégant, et son extraordinaire arrêt du ballon en l’air sur la pointe des pieds nous était inconnu jusqu’à présent. »

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    1. Je ne suis pas sûr de bien visualiser l’action dudit Dubly.. Un contrôle sur une balle haute, c’est ça?..mais en mobilisant le bout de ses deux pieds?

      Peu importe : l’impression que le lexique footballistique n’était pas encore tout-à-fait en place, que l’on cherchait parfois encore les mots utiles à la désignation des gestes..et de surcroît s’il y avait rejet du lexique anglais (c’était le cas en Allemagne, quid en France?)?

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      1. C’est peut-être simplement une traduction approximative du texte initial en croate.

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    2. La famille Dubly, faudra en parler en détail (surtout que la doc ne manque pas).
      Raymond était un fameux joueur, amateur forcené, fidèle du Racing de Roubaix, il participe au tournoi de football de l’Expo de Roubaix en 1911. En 1921, lors du fameux France-Angleterre (2-1), il signe les deux centres décisifs. Il est aussi des Jeux d’Anvers et de Paris. Une très grande figure du football français des années 20.

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  2. Je finis par me demander s’il y a raison particulière à cet intérêt pour les années d’entre-deux-Guerres..?

    Ce que j’aime bien : ton style se marie bien avec les extraits d’époque, un mariage toujours heureux. Déformation académique probablement.

    Une question déjà : licence A?

    Et une seconde : pourquoi a-t-on revu la graphie de Cette/Sète?

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    1. L’entre-deux-guerres, c’est trop bien (que ce soit dans les arts, en littérature, en cinéma, en musique, pour le football ou la politique). C’est dépaysant, stimulant, toujours étonnant.

      Déformation académique et intimité avec les documents d’époque : le style des auteurs des années 30 finit par déteindre sur moi (à défaut des idées).

      Les licences A et B étaient une belle entourloupe mise en place dans les années 20 (je n’ai plus la date précise en tête) dans le but de limiter la mobilité des joueurs. A chaque début de saison, une commission de la 3FA donnait aux joueurs nouvellement arrivés dans un club une licence A ou B. En gros, les joueurs qui avaient muté avec l’accord de leur club avait droit à la A ; ceux qui avaient muté sans l’accord de leur club avaient droit à la B. La licence B était donc une punition. Avec la A, les joueurs pouvaient prendre part à tous les matchs ; avec la B, à presque aucun match de compétition. C’est ce qui arrive à Le Bidois lorsqu’il débarque au SO Est : il doit faire une année de purgatoire (licence B) avant que la 3FA ne daigne lui donner sa licence A. Donc une saison en réserve avant d’avoir le droit de jouer avec l’équipe première. Joyeuse ambiance !

      Si le nom de la ville a changé, c’est simplement parce que Cette était un peu ridicule et perturbant : utilisé en début de phrase, comment savoir si l’on parlait de la ville ou si c’était tout simplement un pronom ? Bref, c’était chiant… Alors, depuis 1927, la ville s’appelle Sète. Dans le même ordre d’idée, y avait tous les noms de département qui faisaient pas très marketing : la Seine-Inférieure devenue Seine-Maritime, les Basses-Pyrénées devenues Pyrénées-Atlantiques, les Basses-Alpes devenues Alpes-de-Haute-Provence, etc. Ça, c’était plutôt dans les annéees 50-60.

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      1. Plusieurs orthographes (Sète, Cette, Sette) coexistaient bien que l’officielle fût Cette. L’étymologie est une vieille racine indo-européenne qui désignait une montagne, mais a été confondue avec le latin cetus, « la baleine », d’où l’orthographe « Cette » avec un c, qui du coup est fausse, mais aussi la présence du mammifère marin sur le blason.
        Et pour l’anecdote, appeler les joueurs du FC Sète « les Dauphins » est inexact aussi, puisque l’animal en question est bien censé être une baleine…

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  3. Entre-temps, j’ai mis la main sur l’avis de décès de Le Bidois : celui-ci confirme que le bonhomme était né en 1898, à Dieppe.

    Si quelqu’un passe par la Normandie, qu’il aille fleurir la tombe de ce grand malchanceux. Je ne sais pas si elle est encore là…

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  4. Au fait, vous ne trouverez rien ailleurs sur Le Bidois. Sinon trois lignes sur Chroniques Bleues et une mention dans la biographique que Denis Baud consacra à René Vignal en 2015 ou 2016…

    Je l’ai complètement déterré, exhumé, ce mec, (peut-être) sauvé de l’oubli ; et il y a tant encore à apprendre sur lui. Et son destin est si incroyablement malchanceux, et sa trajectoire si révélatrice du football de l’époque…

    C’est merveilleux !

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    1. Hello Bobby, superbe travail de recherche. Sais-tu s’il avait une descendance ? Si oui, je trouverais admirable qu’un de ses petits enfants ou arrière petits enfants lise ton article au hasard d’une recherche sur internet.

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      1. Sur son acte de décès, il est indiqué que Le Bidois était « célibataire ». Donc vraisemblabement sans descendance… connue ou reconnue ! Je n’en sais pas plus.

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      1. Oui. Le cas le plus célèbre est celui de John Thomson, gardien du Celtic FC, décédé en 1931 lors d’un Old Firm. Dans des circonstances proches de celles du Bidois : sortie dans les pieds et choc à la tête (gorge pour Le Bidois).

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    1. Oui, il y a de ça aussi : les années d’avant la Deuxième Guerre mondiale sont au football ce que sont à l’histoire la plus haute Antiquité, les âges du bronze et du fer… On y nage dans l’inconnu, dans une période mythique, mythologique et comme, Valéry, on peut en dire : « AU COMMENCEMENT ETAIT LA FABLE. »

      Allez, extrait de la Petite lettre sur les mythes dans Variété II : « Comme insensiblement elle [l’histoire] se change en rêve à mesure qu’elle s’éloigne du présent ! Tout près de nous, ce ne sont encore que des mythes tempérés, gênés par des textes non incroyables, par des vestiges matériels qui modèrent un peu notre fantaisie. Mais franchis trois ou quatre mille ans en deça de notre naissance, on est en pleine liberté. […] C’est pourquoi il m’est arrivé d’écrire certain jour : Au commencement était la Fable ! […] Que serions-nous donc sans le secours de ce qui n’existe pas ? Peu de chose, et nos esprits bien inoccupés languiraient si les fables, les méprises, les abstractions, les croyances et les monstres, les hypothèses et les prétendus problèmes de la métaphysique ne peuplaient d’êtres et d’images sans objets nos profondeurs et nos ténèbres naturelles. Les mythes sont les âmes de nos actions et de nos amours. Nous ne pouvons agir qu’en nous mouvant vers un fantôme. Nous ne pouvons aimer que ce que nous créons. »

      C’est fascinant.

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      1. A chaque fois que j’y suis replongé, je trouve cette époque-là d’une troublante modernité.

        Paul Valery? Premier truc auquel j’aie pensé en voyant « Sète ». Et cet extrait que tu en proposes est opportun, oui.

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  5. J’ai fait Lettres Classiques ! (Latin et grec, quoi)
    D’ailleurs, maintenant que j’y pense, « cetus » est le mot latin que les scientifiques ont choisi pour désigner les baleines, mais en latin le mot désigne plus volontiers un monstre marin.

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    1. Parce que c’est un vieux qui a déjà commencé sa reconversion post-football. D’ailleurs, en 1930, il ne joue déjà plus au Red Star. Il ne va pas se taper un voyage transatlantique de plusieurs semaines pour disputer un obscur tournoi à l’autre bout du monde… Rappelons qu’à l’époque, la presse française est bien plus intéressée par le tournoi inter-clubs de Genève que par la compétition en Uruguay.

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      1. Effectivement, gros tournoi! Ça me fait toujours sourire de voir le poids d’Irun dans le foot espagnol de l’époque. Comme si Hendaye ou Cerbère de l’autre côté, jouaient le haut de tableau en France. Irun a plus de coupes que le Betis! Je viens de voir que le proprio était Emery.

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      2. Il avait aussi un commerce d’alimentation qu’il ne pouvait pas laisser comme cela pour traverser le monde

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