La toile du sorcier (2/3) : Toujours plus haut

Et si… Et si toute cette histoire, de ce gros bourg irréductible et attardé qui, cependant, fût à l’avant-garde de l’évolution tactique du football… Et si tout cela n’avait été que le fruit de l’imagination de villageois, footballeurs du dimanche et journalistes en mal de sensation ? Car, enfin… Saint-Trond ? Le Limbourg belge ?

Dans l’une des meilleures tribunes qu’il ait jamais composées, publiée près de 60 ans après les faits, l’incandescent et cultissime international néerlandais Jan Mulder, star incontestée du PAF néerlandais et bourreau des Trudonnaires lors du match-retour décisif pour le titre, se souvient :

Staayenveld, Saint-Trond, 13 août 2023 : coup d’envoi de la rencontre Saint-Trond – Anderlecht, donné par les anciens Trudonnaires Eddy Koens, Michel van der Loop et Jean-Pierre Buntinx. Conçu comme un hommage au duel légendaire survenu près de 60 ans plus tôt, cet événement dut toutefois être confié à des joueurs respectivement arrivés au club en 1966, 1967 et 1969, en raison des décès et maladies ayant dernièrement accablé le légendaire 11 victorieux d’octobre 1965.

« Après qu’elles eurent donné le coup d’envoi de ce match entre Saint-Trond et Anderlecht, ce 13 août 2023, je vis trois vedettes locales des années 1960 quitter le terrain sous les applaudissements. Se pouvait-il que ce soit Polleunis? A moins que ce ne fût Lucien Boffin, ce back gauche si redouté? Le commentateur peinait toujours à m’être secourable, que le match avait déjà débuté, m’assaillant aussitôt de sensations étranges… »

« D’abord il y eut cette action dangereuse, devant le but de l’adversaire bruxellois jadis combien détesté, et cet écran de télévision qui pourtant se refusait à trembler comme il l’eût fait auparavant, quand il épousait les trépidations de la caméra sur la tribune branlante. Et puis il y avait ce gazon artificiel, d’une fraîcheur glaciale. Certes, la foule a-t-elle vivement encouragé les Canaris, mais c’est à peine si elle hua l’ennemi. Et, surtout : Saint-Trond était techniquement supérieur à cet Anderlecht en désordre, une image à laquelle mes yeux ont eu le plus grand mal à se résigner. »

« Le lendemain, Radio 2 connaissait enfin les noms de ces trois anciens : Michel van der Loop, Eddy Koens et Jean-Pierre Buntinx. Survint alors le responsable du branding Bert Stas, qui qualifia le Saint-Trond – Anderlecht du 3 octobre 1965 de « rencontre la plus emblématique de tous les temps ». Puis ce fut au tour de mon compatriote Eddy Koens, qui lui se souvint du panneau, à la frontière de la ville : « Les Limbourgeois vous souhaitent la bienvenue » avait été remplacé par « Les Limbourgeois vont vous dévorer. » Quant à moi, qui étais devenu un joueur d’Anderlecht à l’été 1965, je me rappelle avoir voyagé ce jour-là avec l’équipe première, dans le Limbourg profond, et y avoir découvert l’ambiance de la compétition belge. L’herbe du Staayenveld n’avait plus été tondue depuis des semaines, le jardinier semblait même avoir labouré le champ avec le tracteur le plus lourd de la région, de sorte de rendre impossibles les combinaisons raffinées entre Paul Van Himst, Jef Jurion, Wilfried Puis et Pierre Hanon. »

Les internationaux néerlandais Jan Mulder et Gerard Bergholtz, s’entraînant à parer les coups de Goethals et de ses « garçons ». Transféré d’Anderlecht à Ajax en 1972, contre un montant-record pour les Plats-Pays et de sorte d’anticiper le départ de Cruyff, il y effectuerait des débuts sensationnels avant d’être fatalement rattrapé par une blessure chronique au genou – laquelle le priverait de participation à la Coupe du Monde 1974.

« Les lampadaires grouillaient de supporters et, au sol, le premier rang du public servait de ligne de touche. J’ai pris part à cette rencontre et j’ai vu, juste à côté de moi, comment Boffin liquida l’ailier droit d’Anderlecht, mon compatriote de Feyenoord Gerard « Pummy » Bergholtz, avec une témérité qui resta incompréhensiblement impunie. Je me rappelle avoir eu la tête qui tournait. Je venais de Winschoten, une ville de province où il y avait un boulanger, un boucher et un agent de police sur un vélo. Je venais d’un bourg où, la veille d’un match contre nos plus grands rivaux, l’on nous rappelait encore qu’il fallait tendre le bras à l’horizontale quand nous parvenions à vélo dans un virage. En somme, je ne savais rien. Puis j’ai découvert Saint-Trond, et ça a changé ma vie. » 

« Les vestiaires du Staayenveld étaient aussi grands que la cuisine d’une ferme du XVIIIe siècle. La paroi qui nous séparait du vestiaire de l’adversaire était si mince, que nous comprîmes mot pour mot le discours de leur entraîneur Raymond Goethals – dont je me garderai de reproduire ici le texte intégral. Mais il est un fait que « le Tuveneir » nous démoralisa pour de bon, et qu’il précipita une fois pour toutes notre chute en enfer, à mesure qu’il poursuivait sa harangue auprès de ses « garçons », les encourageant à redoubler d’ardeur dans une joute qu’il voulût toujours plus charnelle… Et il en fut ainsi. »

« A la reprise, je vis notre Bergholtz hyper-sonique voler par-dessus ma tête et atterrir dans la tribune, frémissante de plaisir. De l’autre côté du terrain, le poids mouche Puis réfléchissait à deux fois dès qu’un ballon roulait dans sa direction. Au milieu du terrain, Jurion et Hanon restaient empêtrés jusqu’aux chevilles dans les sillons laissés par le tracteur. Puis enfin, à chacun des buts inscrits par Saint-Trond, les images télévisées sautèrent-elles en tous sens, comme en une danse schizoïde de Walpurgis. Ma femme enceinte, pendant tout ce temps, se vit refuser d’accéder aux toilettes – et pour cause : elle portait une cape violette. »

Nuit de Walpurgis, dans le Sud-Limbourg.

« Mais le plus formidable, en dépit de tous ces tourments, c’est que soixante ans plus tard je suis là à regarder le jeu sophistiqué de Saint-Trond, sur ce tapis en plastique d’une douceur aveuglante, et que je n’éprouve rien plus que de la nostalgie pour le Staayenveld de Goethals, de Polleunis et de Boffin, et pour la façon dont ce dernier avait projeté Pummy Bergholtz dans l’espace. »

Engagement

« Après cela, l’exercice intérieur de la contemplation ayant affaibli la vigueur des corps, il arriva qu’on perdît la vie. Alors le corps inanimé, déposé à la vue de tous, fut abondamment pleuré par les sœurs et les amis puis, au matin, on le transporta à l’église. Comme on célébrait la messe pour la mise en terre, le corps, soudain mis en mouvement, se redressa du brancard et aussitôt, s’envolant comme un oiseau, s’éleva jusqu’aux poutres de l’église. Tandis que toute l’assistance s’enfuyait, seule la sœur aînée demeura, saisie d’effroi. Puis sous l’effet d’un sacrement de l’Église, le corps fut contraint à descendre par le prêtre. En effet, à ce que certains disent, la subtilité de l’esprit avait en horreur l’odeur des corps humains. Sitôt revenu parmi les siens, le corps reprit des forces en mangeant. Ses amis spirituels, se pressant alors à sa rencontre, lui demandèrent de bien vouloir expliquer ce qui avait été vu, et ce qui avait été subi. »

Thomas de Cantimpré, Vie de Christine l’Admirable (1232), chapitre V.
Odilon Polleunis (1943-2023), dans ses activités d’employé au sein d’un centre de recherches agronomiques, à Gorsem.

Odilon Polleunis, décédé le 20 septembre 2023 : « C’était une autre époque bien sûr, plus sauvage. Mais Jan Mulder a raison : personne n’aimait devoir jouer contre Boffin ou Lemoine. »

Marcel Lemoine, décédé le 5 mars 2018 : « Ah, Lucien… Ca fait plus de vingt ans qu’il est décédé… On l’appelait « le Noir », à cause de sa peau marquée par les rudes travaux des champs. Comme son neveu Danny, il occupait le flanc gauche : un nerveux, un hyperactif… Enfin, comme Danny… Je dis ça, mais en fait c’est Jean Claes qui en parla le mieux – ah oui, lui aussi est mort, tiens, il y a vingt ans déjà, enfin bref : « Un joueur bien peu raffiné », en disait-il, « et que l’on voyait venir de loin à chaque fois qu’il allait tomber dans l’excès ». C’était bien résumé ! »

Polleunis reprend : « Luc Martens non plus n’était pas un cadeau. Et cependant : ni lui, ni Lemoine, ni Boffin ne furent souvent expulsés. Les arbitres étaient plus diplomatiques à notre époque. Mais attention : si la faute était vicieuse, ça oui, vous pouviez être certain d’en avoir pour six semaines de suspension. »

Lemoine : « Oh, ce n’est même pas si sûr, Odilon. Rappelle-toi par exemple quand je fus renvoyé au vestiaire, dès ma première rencontre en première division : j’avais plongé les deux pieds en avant, sur le médian du Standard Joseph Givard. Heureusement pour moi j’étais un jeune joueur, ce dont ils tinrent compte à la fédération. Et je ne fus donc suspendu que quatre semaines. C’était vraiment très permissif, d’ailleurs je n’ai été expulsé que deux fois dans ma carrière, ce qui est très peu en définitive. »

Marcel Lemoine (1933-2018) et Lucien Boffin (1931-2001), saison 1961-1962, en déplacement à l’Antwerp.

Polleunis : « Pour ma part : j’ai été expulsé une fois… ou cinq ou six en fait, je ne sais plus… »

Polleunis sourit. Il est vrai que l’engagement faisait partie de la légende de Saint-Trond. Et cependant, si ces joueurs avaient vraiment une habitude, c’était alors celle des guindailles d’après-match, qui les voyaient s’abandonner corps et âme, oubliant tout des douleurs subies et plus encore données. Comme Lon Polleunis, première vraie vedette de Saint-Trond, qui malgré la concurrence de l’impératif Van Himst parvint à disputer une vingtaine de matchs avec les Diables Rouges, et remporta même le Soulier d’Or 1968. Il se plaisait bien au bistrot, adorait parler avec les gens, et incarnait à merveille le folklore de ce club dont son père Toine, 20 ans plus tôt, avait également porté le maillot.

Mais il n’y avait pas que la boisson : un jour, après un duel de la tête, il s’était mis à saigner abondamment. Une courte pause n’avait pas suffi à le soigner, si bien que Polleunis saignait encore quand il remonta sur la pelouse, hagard, quoique retournant aux duels comme un possédé. Inquiet pour sa vedette, Goethals avait voulu l’en empêcher, mais la réaction du Soulier d’Or 1968 avait été magnifique : « Qui me paiera ma prime, alors ? » C’était cela, Saint-Trond : le culte du courage, de l’engagement, et de l’envie de se faire mal.

L’amitié

Hôtel de Ville de Saint-Trond, le 25 novembre 1959 : en présence de ses équipiers et de leurs familles, le capitaine de l’équipe nationale congolaise Lucien N’Dala assiste à la signature des baux par sa fraîche épouse Jacqueline Kalala-Germain. Atteint d’une grave maladie quelque trente ans plus tard, N’Dala bénéficierait de l’aide financière de ses ex-supporters et équipiers trudonnaires, déterminés à ce qu’il puisse être soigné dans une institution spécialisée de Belgique. N’Dala, cependant, décèderait dans un hôpital de Kinshasa, à l’âge de 57 ans. Selon Jean Claes, qui avait fait le déplacement dans la capitale zaïroise, « il avait consigné tout ce qu’il avait vécu, était très pieux. Sur son lit de mort, à l’hôpital, il se mit à genou pour recevoir l’hostie et son extrême onction. »

En talent pur et sinon le Standardman Dewalque, nul en Belgique n’arrivait à la cheville des surdoués centraux anderlechtois Verbiest et Hanon. Mais, assurément : l’ambitieux et richissime Anderlecht n’eût-il jamais dû attendre dix ans encore pour remporter enfin son premier trophée européen, si ces deux meneurs de jeu contrariés avaient eu le dixième de l’intelligence collective, de la solidarité, et surtout du courage physique instigués par Goethals à Saint-Trond…

Cliché familial, capturé à l’été 1966 par Raymond Goethals, en villégiature chez les Cleeren avec la famille Koens. De haut en bas et de droite à gauche : les Néerlandais Eddy Koens et son épouse, Madame et Monsieur Jozef Cleeren (entraîneur-assistant de Goethals, puis bourgmestre de Saint-Trond de 1977 à 1994), leur fils…Trudo!, et en bas à gauche son excellent ami Guy Goethals, fils de Raymond et Arbitre belge de l’année en 1994, 1995 et 1996. Au cours de retrouvailles plus tardives, l’ailier droit néerlandais déclarerait : « Quand j’ai quitté Saint-Trond, c’en était fini pour moi de faire la fête. » Ce à quoi Jos Cleeren lui répondrait : « En ce qui me concerne, c’est quand je suis arrivé à Saint-Trond, que la fête a pour de bon commencé. »

Acteurs fondamentaux du 11 de départ constitué par Goethals, qui les tenait d’ailleurs pour les deux joueurs les plus intelligents du championnat, les vieux Claes et Lemoine étaient de surcroît amis dans la vie. Une amitié qui n’avait pas été pour rien dans le choix, décisif dans le chef de Goethals, de reculer le médian Lemoine dans le jeu. Et une amitié, en définitive, qui serait décisive aussi du jeu pratiqué et du devenir du football belge.

Selon Jos Cleeren, décédé le 25 décembre 2021 et qui fut son assistant avant de devenir bourgmestre de Saint-Trond, « l’amitié au sein du groupe était capitale pour Raymond. Il me mandatait très régulièrement à cette fin : organiser des sorties entre joueurs, faire la bringue… mais, le lendemain, Raymond leur réservait toujours un entraînement carabiné ! »

Lemoine tient à préciser : « C’est vrai, Jos. Et cependant nous nous sommes toujours entraînés avec plaisir sous ses ordres. Des 4 contre 4, des 3 contre 3… Des matchs, toujours des matchs, rien que des matchs. Pour Goethals, le football devait rester un plaisir, un jeu. Et il n’était pas question de compétition entre nous. Car c’est aussi grâce à l’humour contagieux de Raymond, si nous n’étions pas même jaloux des deux seuls professionnels du groupe, Frits et Odilon si je ne dis pas de bêtise. Il y avait beaucoup de camaraderie. Et beaucoup de plaisir. »

Décédé le 29 janvier 2024, et se joignant désormais à la conversation, Gustaaf Henderix intervient : « Vous vous rappelez de la fois où Roger Nilis, le père de Luc, avait inscrit un but en ciseau ? Odilon fit alors venir un photographe à l’entraînement, histoire de reproduire et d’immortaliser son geste du weekend. Et donc Nilis a reproduit ce geste une centaine de fois… mais le photographe était un faux ! Polleunis lui avait également dit que c’était pour le journal français « Le Premier Avril ». Alors, le lendemain, Nilis a commencé à demander à tout le monde où il pourrait s’acheter ce magazine. « A Bruxelles », lui a-t-on répondu ! Et Roger de dire qu’il allait solliciter un jour de congé à son employeur, pour pouvoir aller acheter ce journal… Finalement, on a quand même préféré lui dire la vérité. »

Staayenveld, 16 septembre 1962 : évacuation de la star trudonnaire Godefridus « Frits » Vanden Boer, victime d’une fracture du crâne face au Beerschot, sous le regard d’un jeune Raymond Goethals d’évidence inquiet, mais plus encore remonté contre le photographe. Surnommé « Blitz-Frits » au motif de ses frappes surpuissantes, repéré sur le tard dans un club de 4e division pour pallier à Anderlecht la retraite du légendaire Jef Mermans, Vanden Boer y ferait aussitôt merveille avant de devoir quitter Bruxelles en 1961 quand, diminué par de chroniques douleurs au dos, il paya surtout les intrigues à répétition du capitaine anderlechtois Jef Jurion. Déjà victime peu avant d’un très grave accident de la circulation, Vanden Boer ne disputerait au final que 123 matchs avec les « Canaris », et serait cependant décisif de la croissance sportive de ce club jusqu’alors condamné à jouer le verrou suisse. Fait extraordinaire, alors même que beaucoup le croyaient fini pour le football : il serait cependant convié par Stanley Matthews à prendre part à son célèbre maiden-match du 28 avril 1965, présenté à l’époque comme le plus grand rassemblement de stars jamais vu. Titulaire parmi les Yashin, Puskas et Di Stefano, en lieu et place de Kopa qui avait dû se désister, Vanden Boer inscrirait même le premier but de la sélection mondiale, quand bien même son nom ne figura jamais sur le programme du match.

Lon Polleunis, d’habitude imperturbable, sourit pour la deuxième fois : « Pauvre Roger, il n’en pouvait plus avec tous ces ciseaux… Ceci dit, pour rebondir sur ce que disait Marcel, c’est vrai que j’avais un contrat. Mais ce n’était vraiment pas la panacée, tu sais. Rappelle-toi par exemple quand je suis parti, alors qu’il me restait deux ans de contrat : cela faisait des années que le Standard me voulait à tout prix, et que moi-même je rêvais depuis l’enfance de jouer pour eux, et cependant les dirigeants n’avaient jamais voulu me laisser partir. Et il y avait eu Valence aussi, où j’aurais pu gagner cinq fois plus qu’à Saint-Trond… C’est alors que j’eus cette blessure au ménisque : là, soudain, on m’autorisa à négocier avec un autre club! »

« Mais attention : en dépit de mes douze années de bons et loyaux services, il n’était pas question de me laisser partir gratuitement! Et comme si cela ne suffisait pas, au terme de palabres interminables au fin fond d’un magasin de la Grand-Place, je dus même apposer ma signature au bas d’un document par lequel je renonçais à tout l’argent que le club me devait encore en noir. Un an plus tard, j’étais un joueur du RWDM, et nous reçûmes Saint-Trond, menacé alors de dégradation… Nous l’avons emporté 4-3, moi-même j’inscrivis un but au passage. Et c’est ainsi que Saint-Trond fut dégradé en division 2. »

Roger Nilis (1938-2011), chantant ici à la gloire de l’ami Raymond, en présence de Frans Smeets et avec le concours de ses anciens équipiers Roger Maes (1933-2017), Frits Vanden Boer (1934-2012), Marcel Lemoine et Jean Claes.

Marcel reprend la main : « Et tu as eu parfaitement raison, d’ailleurs personne ne t’en a voulu. » Puis, devisant cette fois du légendaire Jan Vanoirbeek, 101 ans et joueur de loin le plus capé de l’Histoire du club, que Lemoine avait malgré lui poussé sur le banc et dont il avait même hérité du capitanat : « C’est comme pour Jan, lui non plus ne m’en a jamais voulu, que du contraire : on continuait à se voir. A 46 ans, il est même venu me chercher pour m’apprendre à jouer au tennis. »

Odilon semble approuver : « De toute façon, être nommé capitaine… Ce n’était vraiment pas un cadeau… »

« A Saint-Trond, certainement pas. Mais dans mon cas, heureusement : ça n’a pas duré longtemps! Nous gagnions vraiment trop peu à l’époque. Alors, quand je suis devenu le capitaine à la place de Jan Vanoirbeek, je suis monté avec Boffin au siège du club, au-dessus du café « Ons Huis »… Mais personne n’a daigné nous écouter. Aussi, la semaine suivante et tandis que nous nous changions dans le vestiaire, j’exposai la situation et proposai un vote : allions-nous oui ou non jouer le dimanche ? La décision fut unanime : personne n’allait jouer. Un seul préféra garder le silence, Jean Claes. J’allai donc annoncer notre décision collective à la direction, et tout cela fut très vite réglé. Mais cette petite victoire fut aussitôt significative de la fin abrupte de mon éphémère parcours de capitaine. »

L’argent

Saint-Trond, la criée aux fruits, années 1960.

« Ah, l’argent… Nous avons joué une fois contre le Werder de Brême, le stade était plein à craquer. La direction vint alors nous dire que ce match aurait valeur d’un match d’entraînement, et que nous serions payés en conséquence. Alors qu’il y avait 15.000 spectateurs payants en tribunes… »

Henderix : « Exact Odilon, et puis il y avait eu cette demi-finale de Coupe de Belgique, aussi, contre Zottegem… Avant-saison, nous avions convenu avec la direction de ne toucher que les trois quarts de la prime habituelle, pour les matchs de Coupe que nous disputerions contre des équipes de deuxième division. Et la direction se retrancha donc derrière ça, alors que nous n’étions plus qu’à un match de la finale! En représailles le jour du match, et jusqu’à vingt minutes du coup d’envoi, nous refusions toujours de nous changer. La situation se décanta heureusement juste à temps, et nous avons fini par l’emporter, mais très chanceusement encore, sur le score de 1-0. »

Bruxelles, finale de la Coupe de Belgique, 16 mai 1971. De haut en bas et de gauche à droite : Van Houdt, Menten, Buntinx, Brands, Henderix, Jeuris ; Koens, Polleunis, Lievens, van der Loop et Celis. Qualifiés en demi-finale face à Zottegem, les Trudonnaires s’étaient engagés à se laisser pousser la moustache.

Polleunis : « Ce n’est pourtant pas l’argent qui manquait. Et encore ne parlé-je ici que de l’argent qu’il y avait en caisse! A l’exception de Frits VandeBoer et de Jean Claes, la direction n’avait jamais dû consentir le moindre transfert onéreux, de toute façon Goethals veillait toujours à dépenser le moins possible. Mais surtout : nous attirions énormément de monde au stade… »

Lemoine l’interrompt : « Evidemment qu’il y avait de l’argent en caisse ! Après le départ de Goethals, la direction commença à faire de grosses dépenses : d’abord les Néerlandais Eddy Koens, Michel Vanderloop et Leo Ouwens, puis il y eut des Allemands… Mais, éh : c’est nous qui avions ramené l’argent de leurs transferts ! Tu sais, je vais te laisser deviner combien j’ai gagné en dix-huit ans d’équipe première, dont douze en première division… J’avais dix-sept ans quand j’ai fait mes débuts comme titulaire. Vu que j’étais mineur, je ne reçus absolument rien la première année : l’intégralité de mes gains m’était versée sur un compte d’épargne. Puis, à mes dix-huit ans, j’y eus enfin accès et pus me payer un vélo grâce au fruit d’une année complète de labeur… A combien estimerais-je le total de mes gains, en dix-huit ans de carrière ? Je vais te le dire : 1 200 000 francs belges, soit environ 30 000 euros. »

Polleunis poursuit, coupant court à l’énervement de son ancien équipier : « En ce qui me concerne, deux types étaient impliqués dans mes défraiements : l’un me payait la moitié, légalement… et l’autre me réglait le solde en noir, de main à main. Une situation inimaginable. Et puis il y avait ces deux négociants en textile, chez qui une fois par an j’allais me faire confectionner un nouveau costume. Le détail amusant, c’est que l’un de ces deux marchands me donnait toujours la somme nécessaire au préalable : il ne voulait surtout pas que sa femme sache que c’était gratuit. »

Après avoir remporte son premier titre national avec le RWDM, en 1975, Odilon Polleunis retourna l’année suivante dans sa province natale, où il se lia au club de Tongres, actif alors dans cette deuxième division que fréquentaient aussi les clubs limbourgeois de Saint-Trond et du Patro Eisden. Il raconte : « Tout a commencé lorsque nous avons fait match nul 0-0 contre le Patro. J’avais joué au libéro. Le soir, au café, j’ai croisé un dirigeant de Saint-Trond, qui luttait aussi contre la relégation en division 3. Nous avons un peu discuté et, à un moment donné, j’ai dit à cet homme que nous aurions dû l’emporter 3-0, vu le nombre d’occasions que nous nous étions créées. Mais il en déduisit que nous avions loupé ces occasions volontairement, de sorte d’offrir un point à leur concurrent de Eisden. Et c’est ainsi qu’il présenta la chose à la direction de Saint-Trond, qui dans la foulée déposa plainte à l’Union belge. Peu de temps après, je recevais une lettre de la Fédération, qui m’enjoignait de venir m’expliquer à Bruxelles. Mais je ne pris pas la chose au sérieux, et n’honorai donc pas cette convocation. Je reçus alors une seconde convocation, à laquelle il me fallut bien répondre cette fois. Il n’y avait aucune preuve, d’ailleurs aucun club n’a été inquiété par la justice. Mais moi je fus en définitive suspendu pendant trois saisons. » L’Union belge, en effet, avait jugé qu’il n’avait pas suffisamment coopéré à l’enquête. Contraint de mettre un terme à sa carrière à cause de cette affaire, où il fut vraisemblablement innocent, Polleunis reviendrait pourtant chez les « Canaris » comme entraîneur au début des années 1990. Dans la foulée, en 1996, Polleunis était à nouveau soupçonné de corruption : en tant qu’entraîneur du club de troisième division de Herentals, il avait proposé à Pedro Gomez, alors gardien de l’Union Saint-Gilloise, une somme d’argent en contrepartie d’une victoire pour Herental. Mais Gomez avait enregistré la conversation téléphonique, qu’il communiqua aussitôt à la Fédération. Ce qui mit pour de bon un terme à la carrière footballistique de Polleunis.

Lemoine reprend : « A côté de ça, il y avait aussi toutes ces choses que la direction réglait pour nous. A mes dix-huit ans, par exemple, je fus mobilisé pour effectuer mon service militaire à Kleine-Brogel. J’expliquai donc à la direction qu’il m’était désormais impossible de venir m’entraîner. Et c’est alors qu’avec le soutien de certain Ministre socialiste… »

« Odilon Knops », lui glisse Polleunis. « Vous savez, tout n’était pas si mauvais dans ce système. Roger Maes était conducteur de poids-lourds par exemple, mais grâce à la direction il eut l’occasion de donner des cours de mécanique. Et puis il y avait Toine Leenders aussi, qui pour sa part reçut un job à l’école d’horticulture. Et quant à moi, on me trouva un boulot au centre de recherches agronomiques de Gorsem. »

Henderix surenchérit, pas peu fier : « Et moi à la fabrique de sucre de la route de Liège, à Oreye. »

Polleunis : « Eh oui Gustaaf, la direction se mêlait de tout à l’époque, et semblait pouvoir régler le moindre problème – dont même les matchs en certaines occasions : des rencontres arrangées, des accords avec d’autres clubs.. Parfois ça avait l’air de fonctionner, mais parfois ça ne marchait pas du tout… Et nous autres, les joueurs, dans tout ça? Il nous arrivait parfois d’entendre parler des lieux où ils se donnaient rendez-vous, des joueurs et des dirigeants… Ca te dit encore quelque chose, Marcel? »

« Et comment que je m’en rappelle… Mais ce genre de pratiques ne concernait que les cinq dernières journées de la saison. »

Polleunis conclut : « Ce qui est certain, c’est que ça n’arrivait pas plus chez nous que dans les autres clubs. Et pour tout dire rien n’a changé, ce genre de pratiques a toujours cours aujourd’hui. Elles sont simplement devenues plus onéreuses et plus complexes, voilà tout. Et puis surtout, de toute façon : nous n’avions pas le moindre mot à dire dans ces histoires, sur rien. Sauf avec Raymond : avec lui, c’était différent. »

Un processus collectif

Campagne trudonnaire, dans les années 1960 : la récolte des fruits.

Polleunis commande une bière. « Un jour, Marcel Lemoine – mais il arriva que ce fût Boffin – est allé au tableau, a tout essuyé et a dit : « On ne jouera pas comme ça. » Goethals lui a demandé : « Ah bon, et on va jouer comment alors ? » Et Marcel lui a répondu : « Comme ça, et comme ça ! » « Bien », lui répondit Goethals, « qu’on gagne ou qu’on perde ce sera pour ta pomme ». Ce n’est pourtant pas faute que Goethals connût les moindres atouts et faiblesses du moindre de nos adversaires, ni moins encore comment les déjouer : il était de très loin le meilleur d’entre tous. Et cependant, il nous demanda quand même comment nous comptions nous y prendre pour remporter la rencontre. Il nous fit confiance. Et, là encore, comme toujours : les faits lui donnèrent raison. »

Jean Claes (1934-2004).

Lemoine : « A ce propos, il serait peut-être temps qu’on dise enfin la vérité sur ces histoires de piège du hors-jeu, et ce de la manière la plus honnête et sincère qui soit. Sans plus mentir le moins du monde, comme tant d’autres l’ont déjà fait. Et donc Raymond avait fait venir Jean Claes, en provenance de l’Union Saint-Gilloise. Un stoppeur doté d’un bon jeu de position, et qui excellait tout particulièrement dans le jeu de tête. »

« Avant le coup d’envoi du championnat, nous avons disputé une rencontre de coupe. Et à chaque fois que l’adversaire faisait une passe dans la profondeur, je voyais Claes se projeter soudain en avant…sauf que moi je ne comprenais pas qu’il essayait de mettre son adversaire hors-jeu! Et pour cause : mon problème, en fait, c’est que j’avais été dressé à pratiquer la couverture mutuelle, alors je m’efforçais à chaque fois de combler les écarts… Et puis, à un moment : j’en eus mon saoul, la comédie n’avait que trop duré. Si bien que, de conserve avec Claes, je fis moi aussi un pas en avant. Et c’est ainsi que notre piège du hors-jeu est apparu, pas autrement. »

Henderix s’interroge : « Ce n’était pas trop frustrant, pour un défenseur ? »

Lemoine semble amusé : « Frustrant ? Oui, à certains égards c’était frustrant. Mais le fait est que je n’ai jamais aussi peu couru qu’à cette époque-là. »

Polleunis poursuit : « Nos défenseurs étaient très forts dans les duels, on peut même dire qu’ils excellaient dans le jeu de tête. Mais ils manquaient dramatiquement de vitesse… Seul Martens, l’arrière-droit, pouvait rivaliser avec des attaquants rapides. Nous devions trouver une solution. Alors nous nous sommes tous réunis, en présence de Goethals. Et nous avons décidé collectivement de jouer haut, très haut, jusqu’à trois mètres derrière la ligne médiane, de sorte de pouvoir tendre le piège du hors-jeu. Il fallait cependant trouver l’homme qui donnerait le signal pour avancer, et en toute logique nous avons confié cette responsabilité à Jean Claes. »

Lemoine intervient : « Je ne sais plus si c’était trois mètres, je crois me rappeler que ce fut moins parfois. Et surtout, j’ai souvenir aussi de Raymond me criant : « Jusqu’à 10 mètres au-delà de la ligne, Marcel. Mais pas un mètre de plus ! »

Ajoutant à la confusion, Henderix ajoute : « Moi, ce qui m’a le plus marqué, c’est quand je dus remplacer Lucien Boffin dans une rencontre contre le Standard. Mon adversaire direct, Léon Semmeling, décrochait de plus en plus, et délibérément pour m’attirer dans un piège… Et bien entendu, j’entendais Raymond qui hurlait : « Non, Gustaaf : on reste derrière la ligne médiane ! » C’est alors qu’il y eut cet autre jour, un dimanche où Goethals était souffrant… Soudain, son épouse apparut à la porte du vestiaire ! Et elle tenait une lettre en mains, pour chacun d’entre nous. Dans celle qui m’était destinée, Raymond avait écrit ceci : « Derrière la ligne médiane, Gustaaf ! » Ce n’était pas un grand sorcier, ça peut-être une fois ?

Polleunis reprend : « En fait, Raymond s’adaptait constamment à nos capacités et à celles de l’adversaire, c’était perceptible lors des entraînements. D’ailleurs, c’est à partir de ce moment-là que nous avons commencé à travailler nos mouvements collectifs. Et le système fonctionnait parfaitement : les attaquants adverses, si rapides fussent-ils, étaient constamment offside ! Et si l’un d’entre eux parvenait à passer à travers les mailles du filet, alors il était attendu par notre gardien Bosmans, ça : c’était la trouvaille de Goethals ! Il jouait 25 mètres devant son but, comme une sorte de libéro. »

« Le plan était que nous autres, les milieux de terrain et les joueurs de pointe, devions exercer un pressing sur le porteur du ballon. Nos défenseurs, pour leur part, étaient donc sur la ligne médiane. Et derrière il y avait enfin cette tête brûlée de Léon Bosmans, qui se tenait en permanence aux abords de son grand rectangle. Qu’un adversaire échappât au piège que nous lui tendions, et il n’y avait alors plus qu’une et une seule façon de l’arrêter : le choper ! Léon Bosmans arrivait généralement au sprint. Et il visait toujours et l’homme, et le ballon. Même à l’entraînement. S’il faisait cela maintenant, il recevrait un carton rouge à chaque match. Cette manière de jouer a surpris la plupart de nos adversaires, et nous a permis de devenir vice-champions. »

Frans Smeets (1927-2008).

Lemoine acquiesce : « On a joué comme ça pendant un an ou deux. Avec Bosmans qui évoluait comme un joueur de champ. Sa frappe de balle était excellente. »

Décédé le 20 août 2008, Frans Smeets prenait place sur le banc à côté de Goethals, et avait pour mission de noter le nombre de fois où l’adversaire se faisait prendre au piège du hors-jeu. Le record ? 32 fois sur le même match ! Entre le Directeur Smeets et son entraîneur Goethals, il y avait une véritable alchimie. Chaque vendredi soir, ils se réunissaient au café. Et Goethals griffonnait alors toutes les compositions possibles sur un sous-verre cartonné – une habitude qu’il conserva jusqu’à la fin de sa carrière, dont pour les interviews avec les journalistes, de sorte de mieux se faire comprendre, et de pouvoir faire passer ses idées tactiques.

Marcel Lemoine : « Raymond savait comment se mettre le comité de sélection dans la poche. A cette époque, l’entraîneur n’avait pas encore tous les droits quant à la composition de l’équipe. Alors, un par un, Goethals donnait rendez-vous aux membres du comité, au premier étage du café « Ons huis », sur la Grand-Place. Il commençait presque toujours par le trésorier, Gerard Mathijs : il écrivait la composition de l’équipe sur un carton de bière, puis lui expliquait posément le pourquoi de ses choix. Ca lui faisait déjà une voix. Et puis il recommençait ce manège avec tous les autres. »

Polleunis confirme : « A Saint-Trond ça a toujours été une plaie. Chacun au sein de la direction veut avoir son mot à dire. Moi-même, quand j’y fus entraîneur, j’étais constamment assailli de coups de téléphone. Mais je n’en avais rien à foutre. Nous pouvions l’emporter par 3-0, qu’un membre de la direction venait tout de même me demander pourquoi un tel n’avait pas joué. J’avais beau l’inviter à considérer le résultat de la rencontre, rien à faire : « Oui oui, mais il y avait moyen de faire mieux » ; ben voyons… »

Requiem

Présentation à Saint-Trond, le 17 octobre 2021 par une confrérie du carnaval local, d’un nouveau géant à l’effigie de Raymond Goethals, missionné par l’association bruxelloise Brusseleir. Au milieu avec des chaussures brunes : son propre fils Guy, arbitre international de qualité durant les années 1990. En cette occasion, et profitant de la providentielle suspension de l’entraîneur allemand de Saint-Trond Hollerbach, Goethals serait même invité une nouvelle fois à apporter sa science tactique aux Canaris.

En 2024, que reste-t-il de ces années fiévreuses, fructueuses et décisives de la modernité ? Certes une réputation, que désormais plus rien ne justifie, de « giant-killer » – comme par exemple en 1996-1997 quand, après avoir vaincu à domicile les cinq premiers du classement, les Trudonnaires seraient soudain tout au plus capables d’une victoire encore jusqu’à l’épilogue du championnat et, probablement rassasiés, n’échapperaient qu’en toute fin de saison à la relégation. Et bien sûr l’humour inoubliable d’un personnage haut en couleurs, faussement lunaire, et qui en jouait pour pouvoir imposer ses idées.

Raymond Goethals, avec ses parents.

Mais sinon cela? Et surtout : « faire mieux »… Mais comment pût-on « faire mieux » dans ce pays plus catholique que le Pape, maladivement rétif à l’ambition, et viscéralement corrompu?

« Petit pays, petit esprit », se plaisait à répéter ce génialissime roturier et self-made-man ; casanier parmi les casaniers qui, s’il n’y avait eu la passion du football pour l’éperonner, n’aurait sans doute jamais quitté ses copains de belote, ni ses quartiers chéris de Forest et de Molenbeek. Et dont l’arbitre international Guy Goethals déclarerait : “Mon père ne vivait que pour le foot. Tout le reste recelait peu d’importance à ses yeux. Sauf la belote. A la maison, il n’a jamais dû empoigner un balai, rempoter une fleur, laver une assiette. Pour ce que j’en ai vu, c’est à peine s’il était capable de se cuire un œuf. Et la saveur d’un grand cru l’indifférait.”

Raymond Goethals (1921-2004), dit « Raimundo », dit « le Sorcier belge », dit « Raymond la Science », dit « le Tovenaar », dit « le Tuveneir », dit… « le Magicien ».

Mais c’est qu’il en fallut, de l’indifférence, à ce malaimé dans son propre pays, sous prétexte d’une tragicomédie où il paya deux fois plutôt qu’une la fébrilité glanée à de trop longues injustices. Et quelle indifférence fallut-il sans doute mobiliser, aussi, à chaque fois que lui fût reproché de n’avoir prétendument su exploiter, à leur pleine mesure, les talents des Van Moer, Lambert ou Van Himst – une accusation que tous les internationaux passés sous ses ordres ont toujours contestée, conscients eux de l’asymétrie des moyens avec lesquels, comme à Saint-Trond, Goethals n’avait eu d’autre choix que de composer. Et qui contrairement aux cuistres, à ceux-là même qui n’ont jamais rien fait de leur vie : seraient bien là, tous là le 13 décembre 2004, pour assister à ses funérailles en cette basilique de Koekelberg sur le parvis de laquelle, quand il avait été enfant, le petit Raymond avait pour la première fois couru après d’obsessionnels ballons.

« On est tous là, Raymond. Les joueurs, petits ou grands. Tes collègues entraîneurs, et les arbitres qui sont ceux de ton fils désormais, et dont tu peux être fier. Les dirigeants de tous tes clubs et des autres. Tes proches et tes amis. Ainsi que les anonymes, venus des coins les plus reculés du pays, wallons ou flamands. Tu les avais toujours rassemblés, prouvant ainsi que l’identité belge existe. Tu faisais en effet l’unanimité partout. Grâce à ta passion communicative pour le football, mais aussi à ta simplicité de joueur de belote, avec Marius, Bossemans ou Coppenolle. »

« Eric Cantona ne méritait pas plus d’égards à tes yeux que n’importe quel autre joueur du noyau. Aucun club ne t’a jamais licencié. Tu as décidé partout de la date de ton départ. Le monde entier t’a apprécié. Tu étais en quelque sorte un Magritte, un Delvaux, un Brel du football. Un Belge de génie, et exportable. Zwanzeur et blagueur, certes, mais détenteur, derrière cela, de la vérité. »

« Tu peux t’en aller en paix, Columbo, et sans aucun regret, car il aurait de toute façon été impossible de faire mieux. Mais tu pars au moment où l’on aurait le plus besoin de toi, de tes connaissances et de tes conseils. Comment va-t-on jouer maintenant? Le terrain est devenu impraticable. Tu as donné ta vie au football. Tu vas beaucoup nous manquer. Notre coeur est malade et embué. »
*

(Après avoir été guidé par la main jusqu’à la tombe, il se releva, ses membres parfaitement guéris. Puis, bénissant Dieu : il rentra à pied à sa maison par ses propres moyens.) **

* Homélie rendue en son nom en la basilique de Koekelberg, le 13 décembre 2004.

** Christine l’Admirable. Vie, chants et merveilles, chapitre dernier.

28 réflexions sur « La toile du sorcier (2/3) : Toujours plus haut »

  1. Eh ben, merci Alex pour l’histoire de notre Saint-Trond !
    Quand j’ai commencé à suivre le championnat plus assidûment, c’était l’époque où ils avaient Mbonabuyca, Kalisa, Vrancken, Boffin et qu’ils faisaient chier tout le monde au Staaien. Je me rappelle que leur seul objectif était de battre Genk, si possible pour l’empêcher d’être champion.
    Je ne leur prêtais pas une histoire si rocambolesque, merci d’éclairer nos lanternes.
    De Saint-Trond je me rappelle du restaurant grec du père d’un ami à la Grand-place, ainsi que de la fameuse route reliant la ville à Liège, témoin d’une intense activité nocturne…

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    1. Ah : il est sorti du bois, éhéh..

      Excellentes références que voilà, lol, attends.. Je n’y suis jamais allé, hein!!!!! Mais je passe tous les 15 jours devant, bref y a le « Medusa »! Y a aussi celui surmonté par une statue de la liberté.. La base militaire juste à côté explique bien des choses.

      Parmi les vidéos, que j’encourage vivement à visionner, ça m’a fait sourire de voir une pub dans le stade, au nom d’une société active dans la démolition.. J’en dis pas plus mais j’ai longtemps collaboré avec l’un de leurs travailleurs, sa maison était (et est toujours) sur la chaussée de Liège, entre les devantures de deux de ces dames légèrement vêtues……..et, en buvant un verre sur sa terrasse : on en voyait même une travailler, lol – une nuisance de voisinage qu’il n’a jamais jugé utile de dénoncer, évidemment.. 🙂

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    2. « rocambolesque ».. ==> Partie 3.

      Tout de ce Saint-Trond sous Goethals est de A à Z documenté : archives d’époque à gogo, dont audiovisuelles ici rapportées.

      A ce propos : saisissez le lien placé sous la photo de Goethals, « l’audace ».. ==> Ca commence à compter de l’interview de Polleunis devant un..pommier, whatelse 😉 (à l’époque il n’y avait encore que cela dans la région, délibérément restée dans son jus rural, conséquemment « sous-développée » et raillée par le solde des Flamands – question de point de vue car, pour ma part : ce coin de l’hyper-Occident est des plus doux et appréciables qui soient).. ==> Si tu comprends le NL, tu reconnaîtras très vite, au gré des explications prodguées par Claes, Goethals ou Smeets, des passages entiers que j’ai retranscrits ici. Mais, surtout : les images de matchs qui suivent ne mentent pas, tout y est : le piège posé à hauteur de la ligne médiane, les sorties en kamikaze du jeune gardien Bosmans…… : plus explicite que ça, tu meurs.

      Et c’est cela qui est intéressant, l’objet de la troisième partie.. : tout le monde ne peut pas en dire autant!!!

      Saint-Trond fait sourire, même en Belgique on a fini par jeter une espèce de voile pudique sur cette page fondamentale mais encombrante alors que, remember : ils furent précisément invités pour cette raison par la fédération..espagnole (!!!), l’on savait alors parfaitement ce qui avait cours au fin fond du Limbourg.

      Mais l’agenda historiographique entend(r)ait de mettre d’autres acteurs du jeu à l’honneur, sur base de..rien, du vent..et de manière apocryphe……….

      Un indice : ce sont souvent les mêmes.., on va en reparler 😉

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      1. Bien sûr, maintenant, question : y eut-il des Bosmans avant Bosmans?

        Saint-Trond joue de la sorte dès l’été 64, à compter de l’installation dans le 11 d’une part du gardien-libéro Bosmans, et d’autre part de l’expert du hors-jeu Jean Claes…..

        ==> On parle toujours de Jongbloed, hum.. : vous avez déjà vu jouer Jongbloed au mitan des 60’s? Ca vaut le coup (en fait, factuellement, non : il n’offre rien d’intéressant)………et idem de sa/ses défense(s).. : absolument rien de rien de révolutionnaire!

        S’il faut parler de révolution pour les Plats-Pays (ailleurs : je ne me prononcerai pas, mais..), ce n’est pas du côté d’Amsterdam qu’il faut regarder, d’ailleurs ça ne l’a jamais été… ==> Pour ce qui fut de la combinaison (car tout était lié bien sûr, autant de pièces d’un même plan, toutes interdépendantes) [pressing + piège du hors-jeu + ligne haute (voire très haute) + gardien-libéro], c’est dans ce bled de pouilleux qu’il fallait aller!, et en composant avec une économie de moyens extraordinaire! (mais qui, précisément, contraignait Goethals à être inventif)

        Mais c’est encore plus beau que ça………., plus tard!

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      2. Autre chose, j’oubliais : ce plan de jeu n’a pas survécu à Goethals à Saint-Trond..

        A compter de son départ, plusieurs joueurs en convinrent d’ailleurs (je pense avoir rapporté quelque part, dans la bouche de Polleunis??, que cela dura deux ans – ce qui est exact) : retour progressif mais rapide à la normale, cette tactique était vraiment LE plan-Goethals, et il fallait un feeling et une compétence absolument hors-normes pour redécliner à chaque fois, selon des circonstances toujours mouvantes (où placer la ligne?), un schéma aussi risqué et radical.

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      3. NB : « dans la bouche de Polleunis (ou de xy) » = « DE la bouche de Polleunis ou xy »

        Tout, je dis bien tout de ces échanges est authentique et fut jadis consigné comme tel ; à l’extrême-limite j’ai ajouté de ci de là un connecteur logique pour fluidifier et articuler tout cela, exclusive coquetterie que je me sois autorisée.

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      4. « Dans la bouche de Polleunis »… En cherchant bien, il doit y avoir une contrepèterie vaseuse là-dedans, mais je n’ai pas la force de la trouver.

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      5. J’ai bien un truc qui commencerait par « dans la poule de », mais cela ne siéerait pas à l’éducation qui ici prévaut.

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  2. Goethals, la première fois que j’ai entendu parler de lui, c’était lors de la superbe saison 90 des Girondins. Bien porches de choper le titre aux Marseillais. Bell dans les buts, l’éclosion de Liza. La dernière grande saison de Ferreri. Jesper Olsen et le superbe duo Allofs-Piet de Boer.
    Un grand cru

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  3. Quand je lis les noms de Boffin et Nilis pères, celui de Mulder, j’ai l’impression, peut-être fausse, que le foot dans ces coins est une affaire de famille. Surtout aux Pays Bas. Y a évidemment de nombreux exemples ailleurs mais j’ai la sensation que le foot néerlandais s’est en partie fondé sur cela. Population plus petite…

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    1. Une de faite, ouf………..

      Je ne vais pas trop me prononcer pour les Pays-Bas : scène fort mise à l’honneur (et elle le mérite!, dommage que ce soit presque toujours très mal et pour de mauvaises raisons), sans compter que les médias aiment à jouer de ces histoires de filiations/ »consanguinités » aussi, culture de la « belle » histoire familiale, ça fait vendre, bref : qu’est-ce que ça vaut vraiment statistiquement, ça?? Ben je sais pas..

      Ce que je sais : à l’échelle belge, le Limbourg est hors-compèt!!!, une anecdote? Un prof de fac qui m’a marqué parlait toujours de, « ah les Limbourgeois et le foot!!! »

      Il ne l’était pas le moins du monde, d’origine française…….mais ça faisait depuis les 60’s qu’il se trimballait en Belgique et, à l’écouter : c’était le terreau le plus propice à footballeurs qu’il y eût!, limite il n’y a qu’à se baisser..

      Et franchement, jusqu’à Bosman et ses conséquences : c’est difficile de lui donner tort, l’impression que le moindre bled d’une centaine d’âmes y a donné a minima un joueur d’élite, une densité/fécondité des plus impressionnantes…………et un cas parmi d’autres qui casse pour le moins un truc dans lequel j’ai longtemps cru, un peu mécaniquement : que les tissus urbains fortement industrialisés auront été un adjuvant dans le développement du foot!

      Ils le furent, c’est certain…………mais le Limbourg témoigne de l’exact moteur contraire : plus farouchement rural (..jadis..) que ça, tu meurs (rappel, première partie : les élites du pays trudonnaire firent des pieds et des mains pour ne pas avoir d’autoroute!!!!!, à l’aune des 60’s c’est assez dingue)! Et cependant : quelle richesse…………….. Jusqu’aux années 90, je crois volontiers que ce coin de Belgique fut le second principal pourvoyeur du pays en footballeurs internationaux, derrière la province d’Anvers (laquelle fut grosso modo de 3 à 4 fois plus populeuse de siècle en siècle?)…..et ce-faisant, ça va sans dire : avec des fratries et filiations à gogo.

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    1. Avec Thys? Deux amis, une affection et une estime mutuelles. D’ailleurs c’est Goethals qui milita en faveur de Thys.

      Je ne lui vois aucune inimitié dans le milieu, l’homélie ci-rapportée ne dit pas faux : sinon çà et là avec des joueurs laissés sur le carreau (Goethals dérogeait très peu à son 11), en l’espèce et plupart du temps (mais pas toujours) des types assez imbus d’eux-mêmes, RAS, il n’avait de conflit avec quiconque, trop préoccupé du jeu que pour s’emmerder avec ce genre de considérations.

      Rivalité? La plus grande le fut avec Ivic. Mais rivalité d’ordre exclusivement intellectuel voire philosophique (..de jeu, s’entend)…..mais la fin du match sifflée, ils se retrouvaient au fond d’un bistrot, à refaire le match et d’autres sur des cartons de bière……….. ==> Football/jeu über alles, toujours.

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      1. C’est drôle les perceptions que tu peux avoir gamin. Ivic, pour moi, à l’époque, c’est le PSG 89. Celui de Susic et Vujovic. Qui était plutôt critiqué pour son jeu attentiste. Alors qu’il est le coach de l’Hajduk offensif et triomphant des années 70.

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      2. En Belgique, Ivic : c’est hyper-défensif.. L’idée même (à peine excessive) de négation du jeu.

        Je garde en tiroir l’idée de certaine supercoupe opposant Ivic à Goethals, histoire qui fit le tour de l’Europe à l’époque…. ==> elle sera assez explicite.

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      3. Faut croire qu’il avait changé. L’Hajduk des 70′, c’est fun à mater. Surjak, quel putain de bon joueur, Zungul, Oblak, Holcer qui est né dans un camp de concentration. Et le magnifique Jurica Jerkovic. Une perle également.
        Allez une patate Jerkovic face au Bresil en 71.
        https://youtu.be/P3fr_qvJ3rg?si=WRZXrpH0RYjzeIwH
        Djazic est énorme sur ce match. Rien à envier aux Brésiliens.

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      4. Raymond avait remplacé Ivić à l’OM après l’élimination contre le Sparta quelques mois après la finale de Bari. Outre la déception européenne, je me souviens que le style Ivić ne s’accordait pas avec les attentes du public.

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      5. Même problème pour Ivic à Anderlecht – pire même!

        A l’époque, c’était encore le temple du beau jeu, et pas qu’à l’échelle belge………puis arrive ce type, qui ne joue qu’avec un voire 1/2 attaquant, auquel d’ailleurs il demande de presser comme un dératé, et l’équipe qui joue de manière absolument léthale, certes, mais inhabituellement attentiste, glaciale…… ==> Biberonnés au foot-champagne, les supps n’en purent bientôt plus, et le grand patron Vanden Stock prit le parti – la mort dans l’âme (« la plus dure décision de ma carrière ») – de limoger le brave mais bien trop calculateur Ivic.

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      1. Je suppose que c’est une réussite de Didier Couécou. Ce type mériterait un article, d’ailleurs…

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      2. Bien joué pour la photo. J’ai vu Couecou jouer face à l’Ajax avec l’OM. Un bon joueur.

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      3. Bien vu pour Couécou : ce fut lui..et l’envie, dans le chef de l’intellectuellement très curieux Goethals, de changer d’air pour voir ce qui se passait ailleurs ; ce fut aussi simple que ça.

        Il aimait bien Couécou, de l’estime pour lui..et pour Bez!!

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      4. Goethals en 1979 aux Girondins, c’est une belle opération sauvetage. Quand il a pris l’équipe en main après 13 journées, elle était relégable. Abracadabra, elle s’est mise du jour au lendemain ou presque à tourner au rythme d’un qualifié pour la C3. Elle a fini sixième, avec au passage un joli 5-1 face aux Verts à l’avant-dernière journée. Aimé Jacquet est arrivé à l’été 1980 (Gorthals ne s’était mis d’accord que pour finir la saison), et le reste appartient à l’histoire. Le sujet est dans ma pile d’articles depuis un bon moment, mais j’ai des priorités un peu plus germaniques ces temps-ci 🙂

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