La vaseline, les dindons et les gros zizis

En faisant la roue, cet oiseau, Dont le pennage traîne à terre,
Apparaît encore plus beau, Mais se découvre le derrière.

Guillaume Apollinaire, Le Bestiaire, ou Cortège d’Orphée, 1911

A très exactement deux mois du coup d’envoi de l’Euro 2024, que se disputeront 24 nations en cette Allemagne même où, 36 ans plus tôt, l’ambitieuse thalassocratie néerlandaise avait enfin défloré son palmarès : c’est au souvenir d’une petite infamie et d’un grand psychodrame qu’est escompté rappeler aujourd’hui, lesquels nous ramèneront tout d’abord quelque 2348 jours dans le passé – mais vers un passé, précisément, que tout concourt aujourd’hui à ne surtout plus voir se répéter.

Editos catastrophistes de la presse italienne, dans la foulée de l’élimination subie à l’automne 2017.

Et cap donc, pour débuter, vers ce soir funeste du 13 novembre 2017, marqué par un séisme d’une magnitude 10 sur l’échelle du footixisme quand, tenue en échec par la Suède, et assez prévisiblement, la sélection italienne échouait pour la première fois depuis 1958 à se qualifier pour une phase finale de Coupe du monde…

Aussitôt cuit, aussitôt brait – dûment conditionnée par certaine presse mainstream, et en amont par des décennies de portée aux nues desdites “grandes nations” du football mondial, certaine vox populi redoublerait alors des complaintes convenues et non moins prévisibles, que l’on pouvait assez fidèlement synthétiser comme suit : “Une Coupe du monde sans l’Italie n’est pas vraiment une Coupe du Monde !”

Les gros zizis

Indécrottablement consensuel et cabotin, Klinsmann s’exprimerait comme suit, de l’absence italienne à la Coupe du monde 2022 : “C’est un désastre, c’est une catastrophe. C’est vraiment triste. Une Coupe du monde sans l’Italie n’est pas une Coupe du monde. Vous avez besoin de l’Italie et de tous les fans italiens, et tous les amateurs de football vont souffrir sans eux. ”

Longtemps en difficulté, elle aussi, durant ces éliminatoires, l’Argentine déjà avait aimanté autour d’elle, fût-ce vainement dans son cas, de ces amers pressentiments. Non moins, avant elle, que le Brésil bientôt victorieux de 1994, que l’Angleterre tout au long des années 1970… Ou, à l’instar également de Pays-Bas pourtant en-dessous de tout en 1982 et 1986 (éditions toutefois des plus belles qui aient jamais existé), de tant d’autres formations à travers les âges et sans lesquelles, à en croire d’aucuns, il ne saurait donc y avoir de tournoi mondial digne de ce nom.

Décidément point original, cet argument du souverain besoin du présumé plus fort (ou, mieux dit : du discursivement plus prestigieux) est également à l’oeuvre depuis des décennies pour discréditer la première Coupe du monde de l’Histoire, souffreteuse dans l’inconscient collectif de l’absence de nations telles l’Allemagne de Klinsmann ou… l’Italie lesquelles, terrains alors de propagandes par le football plus prononcées que ne l’étaient leurs qualités footballistiques, et versées moins dans la production de talents que dans sa nationalisation, avaient en 1930 préféré snober prudemment la compétition…

Et cependant, parmi les inquiètes et abrutissantes littératures produites aux automnes 2017 puis 2021, à l’endroit de la Squadra et de ses rendez-vous moscovite puis qatari en définitive manqués, ou aujourd’hui encore concernant les semble-t-il insupportables quoique légitimes absences néerlandaises voire anglaises du passé : certains faiseurs d’opinions s’échineraient-ils à affirmer que l’Italie n’avait jusqu’alors « manqué que l’édition… suédoise de 1958 » ; son absence à l’encombrant tournoi fondateur uruguayen ne méritant manifestement pas même d’être épinglée – comme si ce Championnat du monde-là, significatif de l’alors incontestable supériorité rioplatense, n’avait en somme jamais existé.

La vaseline

Frégate Iranienne IS Sahand en flammes, le 18 avril 1988, après avoir reçu trois missiles et quatre bombes lancés par l’US Navy. Le 3 juillet de la même année, c’est l’Airbus A300 du vol Iran Air 655, que l’US Navy abattrait, faisant 290 victimes civiles dont 66 enfants. En dépit du tollé international, les États-Unis remportaient le lendemain la désignation de la Coupe du Monde 1994, au terme d’un seul tour et avec trois voix d’avance sur le Maroc. Quatre ans plus tard, nonobstant le maintien pour l’Euro 1992 de la non moins implosée CEI, et l’impunité surtout dont eux-mêmes avaient pu bénéficier en 1988, les Etats-Unis salueraient avec satisfaction, au lendemain de l’adoption de leur régime de sanctions contre la Yougoslavie, que l’équipe nationale yougoslave de football fût parallèlement bannie de toute compétition internationale.

Parfait contrepoint de son pair médiatique, l’appareil institutionnel n’est évidemment jamais en reste qui, à travers les âges, aura régulièrement contribué à privilégier la présence voire la permanence de telles nations et de leurs représentants au détriment de telles autres, au gré de moyens mobilisés que, sans prétention aucune d’exhaustivité, l’on pourrait a minima établir comme suit :

  • Tantôt l’arbitrage ;
  • Tantôt le désintérêt, la passivité, comme exclusives réponses à de forts soupçons voire aveux d’empoisonnement ou de corruption (Cf. Espagne-Malte 1983, dont le dindon de la farce fut l’équipe des Pays-Bas… ou Hongrie-Pays-Bas 1985, qui fut décisivement arrangé au détriment de l’Autriche) ;
  • Tantôt la disqualification pure et simple au profit d’autrui (Cf. le cas yougoslave en 1992 ou, dans la foulée de l’élimination italienne en 2017, les menaces d’expulsion portées contre le Pérou, lesquelles alimentèrent aussitôt l’idée – si insensée ? – d’un repêchage sur papier de la… Squadra Azzura !) ;
  • Tantôt un rebattage des cartes et règles en vigueur, tel qu’à la désignation ubuesque de l’Angleterre et de la France comme têtes de série 1982 et 2016 (aux détriments respectifs de la Tchécoslovaquie et de l’Italie), de l’Allemagne pour la Ligue des Nations 2019, ou qu’à l’inversion des poules et des stades où était appelée à évoluer la Belgique en 1982 ;
  • Tantôt enfin, et dans une variante plus spectaculaire du susmentionné cas ibéro-maltais : le renoncement pur et simple aux règlements en vigueur, et à leur exécution.
Encart publicitaire, brin présomptueux, dans la presse néerlandaise du 28 octobre 1987 : « Chypre, Grèce : on est vraiment désolés… Vous voulez quand même du football? C’est trop fou, ce qu’on fait pour vous! Alors appelez le 02155-17728. »

Un cas d’école, pour illustrer ce dernier mécanisme, tiendrait par exemple à la qualification néerlandaise pour l’Euro 1988, très précisément 30 ans avant l’absence italienne au Championnat du monde en Russie.

Restée dans les mémoires, aux Pays-Bas, sous le nom de “Bomincident” (“l’incident de la bombe”), mais tombée dans les oubliettes de l’Histoire sous tant d’autres latitudes, cette affaire aura pour l’essentiel tenu aux intrigants revirements de position, et en définitive à l’interpellant laisser-aller, adoptés par les instances du football européen concernant une rencontre qualificative remportée par 8-0 sur Chypre, mais marquée dès la troisième minute par le lancer d’une bombe artisanale sur l’infortuné gardien Andreas Chiritou, blessé et aussitôt remplacé…

Dans la foulée de l’attentat à la bombe : le Directeur de la Fédération, André van der Louw, s’employant vaille que vaille à calmer le public.

Refusant légitimement de poursuivre la rencontre, ses équipiers chypriotes seraient ramenés à de meilleurs sentiments par l’arbitre luxembourgeois, et reprendraient la rencontre au terme d’une heure de palabres, après que celui-ci eut au préalable cédé, dans son vestiaire, aux pressions exercées sur lui par des représentants de l’UEFA et de la fédération néerlandaise…

La fédération chypriote ayant toutefois porté plainte, et nonobstant les rumeurs aussitôt sorties dans la presse néerlandaise (mais jamais établies de près ni de loin), selon lesquelles un délégué de la Grèce se fût trouvé dans le vestiaire chypriote pour exhorter ses homologues à ne pas poursuivre la rencontre, l’UEFA déciderait dans un premier temps, et ainsi que le stipulaient d’ailleurs les règlements, d’annuler tout bonnement le résultat de cet affrontement, puis même en première instance de sanctionner les événements par une défaite 0-3 de l’équipe néerlandaise.

Leidsch Dagblad, 05/05/1984 : dans la foulée de l’attentat à la bombe subi dans son grand rectangle par un jeune portier luxembourgeois, l’UEFA commue la victoire néerlandaise initiale en une défaite 0-3, qualifiant de la sorte le Grand-Duché de Luxembourg pour l’Euro Juniors 1984.

De l’avis alors unanime, cette sanction semblait d’autant plus incompressible que, dans une situation similaire, les Juniors néerlandais avaient déjà été privés de deux points déterminants dans la course qualificative au Championnat d’Europe 1984 : lors du match retour Pays-Bas-Luxembourg, disputé à Velsen le 11 avril 1984 dans un Groupe 9 ne comportant que ces deux équipes, une bombe artisanale avait en effet été lancée sur le terrain, blessant le gardien luxembourgeois et contraignant l’UEFA à changer le score de 1-0 à 0-3 – soit la poignée de points et de buts concédés qui, en définitive, avaient manqué aux Néerlandais pour pouvoir prendre part au Championnat d’Europe disputé en Russie.

Les dindons

Het Vrije Volk, 29/10/1987 : « L’incident appelle une réponse ferme. »

Règlementairement défaits sur tapis vert, et même menacés de sanctions semblables à celles essuyées par le football anglais au regard des incidents à répétition commis par leurs supporters, les Pays-Bas se voyaient donc soudain exposés, a minima, à la menace directe de Grecs qui les avaient tenus en échec à Rotterdam, et qui devaient encore les recevoir lors de l’ultime journée des éliminatoires…

Procédurière, et au risque d’être exclue de toute compétition si elle venait à être légitimement déboutée, la fédération néerlandaise jugerait toutefois opportun de faire appel de la décision, arguant que le portier chypriote n’avait pas été si sévèrement blessé que cela.

De gauche à droite, hilares au sortir de la séance d’appel : le chirurgien Jacobus Marinus Greep, témoin exclusif que daigna entendre la Commission d’Appel de l’UEFA, le vice-Président de la Fédération néerlandaise de Football Jacques Hogewoning, et l’avocat de ladite fédération Huug Utermark.

Réceptive à l’argument néerlandais, qu’appuyait l’exclusif témoignage qu’il fut daigné de considérer (à savoir celui d’un très institutionnel chirurgien… néerlandais !), et à la stupéfaction brin gênée aux entournures de la presse néerlandaise : la commission d’appel de l’UEFA commuerait finalement sa décision en match à rejouer – que les Pays-Bas remportèrent cette fois par 4 buts à rien.

Outrée par cette inouïe entorse règlementaire, et soupçonnant l’ombre du surpuissant Hermann Neuberger dans cette décision au désolant parfum d’enjeux financiers (rappelons que l’Euro 88 devait se dérouler en Allemagne, et que le public néerlandais y présenterait le second plus fort contingent de supporters de la compétition) : la fédération grecque décidera, pour cette ultime rencontre supposée être décisive, d’aligner son équipe B face aux Pays-Bas, dans un stade de Rhodes garni d’à peine 3 000 spectateurs…

La pilule

Ce type d’histoires, fondamentales et hélas redondantes à travers les décennies, ne gagne curieusement jamais l’intérêt des médias-mainstream – et moins encore, cela va sans dire, des médias institutionnels (on chercherait ainsi en vain, sur le site de l’UEFA, le moindre récit fait de ces événements).

De Telegraaf, 29/10/1987 : « Une bombe gâche le plaisir de l’équipe nationale. »

Si, en 1987 et sur un plan exclusivement sportif, la qualification néerlandaise était au moins compréhensible : on peine toutefois à comprendre la sympathie “spontanée” que gardent tant de suiveurs du football pour tant de nations spécialistes du coup tordu, et combien protégées d’épreuve en épreuve. A ceux-là un rappel s’impose, rappel de pur bon sens : rappeler que le sport n’est pas là pour sanctuariser les puissants, les prestigieux, les noms, les influents…mais bien pour consacrer le mérite de celui qui, dans le respect des règles du jeu et de l’adversaire, s’avère tout bonnement avoir été le meilleur sur pelouse.

Rappeler aussi, enfin, qu’en ces récentes soirées d’automne 2017, et qu’importât le style tristounet de ces heureux Suédois, qu’importât même le mépris que des décennies de matraquage médiatique auront instigué à l’endroit des nations dites “petites” (pour ne pas dire “dispensables” !) : la non moins tristounette sélection italienne ne méritait tout bonnement… pas d’intégrer la phase finale en Russie.

Le très institutionnel Jacobus Marinus Greep (1929-2004), dit « Le Tank » ou « Le Bulldozer », méditant probablement sur les vertus du serment d’Hippocrate.

Que ce type de nations se rassure, toutefois ! A raison désormais de 24 qualifiés parmi les 53 équipes candidatant à une présence dans le tournoi final, dont une première dizaine ont l’envergure du Liechtenstein, la deuxième celle du Luxembourg ou de l’Arménie, et la troisième celle de l’Islande ou de l’Albanie : tout risque d’élimination se trouve désormais quasiment éradiqué – car maîtrisé.

Et il devrait à l’avenir en être non moins des éliminatoires de Coupe du monde, à juger des quelque 16 places dorénavant dévolues au contingent européen.

Les gros zizis, en somme, peuvent donc dormir tranquilles – du moins jusqu’au prochain accident industriel. Car fût-ce au renoncement de ces gloires et jouissances réelles, qui en amont supposeraient des périls dignes de ce nom, ils connaîtront toujours de ces bandaisons mécaniques, qu’aux portefeuilles et entregents suffisamment garnis, à défaut de ce qu’il leur reste d’entrejambe, l’on délivre sur commande dans les meilleures pharmacies.

8 réflexions sur « La vaseline, les dindons et les gros zizis »

    1. Pas fan du tout! Mais les paroles, lol..

      Sie muss nicht schön sein
      Sie muss nicht klug sein
      Nein
      Sie muss nicht reich sein
      Kein Model mit langen Schritten
      Doch dicken Titten

      Subtilité et distinction, en direct de la forêt de Teutoburg 🙂

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  1. Évidemment j’ignorais tout de ce Bomincident impliquant le pauvre Kirikou eh eh.
    En effet, tout est mis en œuvre pour que les nations « qui comptent » participent aux événements les plus médiatiques et que les fâcheux précédents (absences de l’Italie en 2018 et 2022) disparaissent. Il faut maîtriser les risques, réduire les aléas, mettre en place des plans de contrôles pour rassurer les investisseurs, les financiers à qui le foot (et d’autres sports) s’est vendu. Et ce qui est remarquable, c’est la solution trouvée : élargir le nombre de participants pour offrir plus de chances d’accession aux phases finales à de prétendues petites nations. C’est moralement inattaquable, ça sécurise la phase qualificative pour les gros zizis et ça crée une opportunité financière exceptionnelle avec 104 matches prévus en 2026 contre 64 en 2022 ! Admirable.

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  2. Bel article qui parle de magouilles inavouables, en tout cas vite oubliées …
    Si je rejoins tout à fait le constat alarmant du bidouillage en faveur des « grosses » nations ou « gros » clubs, le « bleu bite » du site que je suis se permet juste une petite réflexion : existe t il seulement une nation ou un club « propre » ou « intègre » dans le monde pro ? Personnellement j’en doute …
    Dans ce monde là, tout le monde a un cadavre dans le placard ( la main de Thierry Henri , le match de la honte entre l’Autriche et la RFA , dopage d’Etat ou dopage tout court … ) . Quand on voit ce qu’il se passe dans le milieu amateur dans certains endroits, sachant l’exigence du milieu pro, ça paraît compliqué de voir ces institutions comme blanches comme neige … Ça me navre et donne toujours un arrière goût dégueulasse mais le foot te tombe dessus comme une maladie et tu vis avec toute ta vie . Les italiens appellent ça le « tifo » , comme le typhus , en plein dans le mille …
    Quant aux footix qui parlaient de coupe du monde en carton sans l’Italie … la preuve a été faite que ces 2 CM ont été spectaculaires et donné de beaux champions . Et oui l’Italie ne méritait juste pas de se qualifier ( à ma plus grande déception) . A l’inverse , je me souviens très bien de ceux, nombreux, qui se réjouissaient de leur élimination et parlant de retour de karma … j’attends patiemment ce même retour pour leur équipe favorite …

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  3. Le fameux 12-1 pour l’Espagne au Villamarin. Il faut savoir que Malte en avait pris 5, 4 jours avant aux Payx Bas, et 8 face à l’Irlande, un mois avant. On ne saurait jamais réellement la vérité. Corruption, empoisonnement comme suggéreront certains Maltais… Possible. Mais quand tu en prends 8 par l’Irlande, tu peux en prendre 12 par l’Espagne..

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  4. Je viens de vérifier. J’ai vu Andreas Chiritu dans un stade. On a même fait des croquis de lui avec un copain ! Je vous avais montré, sur le discord, le texte que l’on avait fait, en primaire, sur France-Chypre 1989 au Stadium. La seule fois où j’ai vu les Bleus.

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