Le jour du grand pavois

C’était en 2015, par un beau samedi d’automne. Un 31 octobre, comme aujourd’hui. C’était le retour d’un derby attendu par toute une région après huit saisons d’absence. C’était le jour où un public de légende a offert à son équipe une scène de légende. Retour sur un épisode jamais vu ni revu dans l’histoire du football européen.

L’histoire commence deux ans auparavant, le contexte est plus lointain encore. Nous sommes au printemps 2013, la finale 100% allemande de Ligue des champions à venir entre le Bayern Munich et le Borussia Dortmund monopolise l’attention de l’Allemagne du ballon rond. Mais pendant ce temps, un peu plus à l’Est, on n’oublie pas les traditions à honorer. De tous les anciens grands noms de l’ex-RDA, le Dynamo Dresde est celui qui a remonté la pente le plus vite après la réunification, porté par un public « à la lensoise » qui lui voue une fidélité indéfectible depuis les années 1970. Contrairement à un FC Magdebourg ou un Dynamo Berlin qui rament en D4 ou en D5, les Saxons sont revenus s’ancrer chez les pros depuis 2009, d’abord en 3. Liga puis en 2. Bundesliga. Cette même année, leur ville leur a offert un véritable bijou, le nouveau Rudolf-Harbig-Stadion de 32 000 places qui remplace avantageusement son spartiate prédécesseur construit en 1951(1).

L’inauguration du nouveau Rudolf-Harbig-Stadion, le 15 septembre 2009

En tribunes et dans les bars, bière en main, les ultras pensent déjà à l’anniversaire qui s’annonce. Pour comprendre lequel, un tour dans les archives s’impose aux profanes que nous sommes. Le Dynamo Dresde a certes été fondé en avril 1953, mais cette date n’a que peu de valeur dans la mémoire du peuple jaune et noir. Le 1er janvier 1955, en effet, l’équipe première du Dynamo a été déplacée à Berlin-Est sur ordre d’Erich Mielke, le tout-puissant chef de la Stasi dont dépendait administrativement le club, pour fonder le Dynamo Berlin. La rivalité féroce née sur le terrain, combinée à la haine quasi-universelle qu’ont inspirée les très grosses ficelles du favoritisme officiel pour le « club de la Stasi » à l’époque de la RDA, font que les supporters dresdois considèrent 1955 comme la « vraie » date de naissance de leur Dynamo. Ce sont donc 2015 et un 60e anniversaire bien rond qui tournent en boucle dans les conversations.

On ne saura jamais vraiment dans quel cerveau l’étincelle a jailli en premier. Toujours est-il qu’une idée fantastique commence à faire le tour des groupes ultra : « Et si… ? » Comme souvent en pareil cas, on commence par la tourner en dérision : ça ne marchera pas, c’est trop cher, comment va-t-on faire pour ci, pour ça… Patiemment, une poignée d’enthousiastes écarte les objections une par une et fait le tour des capos pour les convaincre, plans et chiffres à l’appui. Le 2 juillet 2013, c’est chose faite : le « Projekt X » est né.

Ce sera un travail de Romain organisé à la germanique. Pendant plus de deux ans, on va tracer des plans, collecter les donations – pas facile dans une région où sévit depuis 25 ans une crise économique dont on voit tout juste poindre le bout, sélectionner les matériaux nécessaires, les acheter, les répartir, organiser la fabrication, résoudre les problèmes de logistique et de sécurité avec le club, la direction du stade, et les forces de l’ordre, régler enfin les détails de la cérémonie. Sur certains parkings et friches industrielles de la région règne les week-ends une activité aussi fiévreuse que légale et bon enfant.

Le Dynamo a beau être descendu en 3. Liga à l’été 2014, le projet reste sur les rails. Une question demeure toutefois : quelle date en 2015 viser exactement ? Le 1er janvier tombe pendant la trêve. Puisqu’on a le choix, mieux vaudrait une belle journée de printemps ou d’été pour une chose pareille. Plutôt pendant la saison 2015-2016, disent les capos, même si c’est en automne : conscients des traditions, ils gardent un œil sur le classement de la D4 où le FC Magdebourg caracole en tête et semble promis à retrouver la 3. Liga. Le Dynamo, lui, est parti pour y rester. Quoi de plus beau que d’exécuter le Projekt X lors du retour de la plus célèbre des rivalités de l’ex-RDA, pour la première fois(2) chez les pros de surcroît ? En mai, la montée du 1. FCM est actée ; les clubs et la Ligue s’accordent rapidement sur le calendrier afin que le match aller de la saison à venir soit bien calé à Dresde avant la fin de l’année. Ce sera pour le 31 octobre, un samedi après-midi comme d’usage en Allemagne.

Allons enfants du Dynamo, le jour de Dresde est arrivé (Crédit photo : www.ultras-dynamo.de)

Il se fait tard dans l’année pour garantir le beau temps, mais les dieux sont avec le Projekt X. Ce jour-là, il fait 14 degrés et le ciel est vide de tout nuage au-dessus du Rudolf-Harbig-Stadion où l’on joue à guichets fermés. Une marée jaune et noire ambiance le stade de ses chants incessants. Les ultras du K-Block, la grande tribune debout derrière le but côté nord, forment une convaincante version à échelle réduite du « mur jaune » de Dortmund. Seul le parcage visiteurs, soigneusement séparé des locaux par deux haies de stadiers, résiste à la fièvre. Quelques jours plus tôt, de véritables chaînes humaines, soigneusement encadrées par les responsables et les pompiers, sont venues mettre en place les éléments du projet. L’heure du coup d’envoi approche, le soleil d’automne baisse déjà sur l’horizon, les joueurs sont dans le tunnel, la musique d’entrée résonne. C’est le moment.

Au ras des grillages, une frange orange est née sur le pourtour du terrain(3). Vivace comme une flamme, frémissante sous les efforts des supporters enthousiastes, elle enfle et monte les gradins un par un, irrésistible, toujours plus grande au-dessus de milliers de bras qui portent ce qui se révèle être un unique drapeau de dimensions stupéfiantes. Voici qu’apparaissent des mots en lettres noires, puis des emblèmes, enfin une grande bande noire et blanche pour souligner le tout. Le mouvement et la musique cessent, la bannière a atteint le toit. Sous l’immense toile, trente mille poitrines entonnent à pleine voix un « Olé, olé Dynamo Dynamo Dynamo » sorti tout droit des années 90. Même s’il ne verra que plus tard le résultat de ses efforts, le public sait qu’il est en train d’accomplir quelque chose de grand.

Dans leur tribune d’angle, écharpes tendues à bout de bras, les supporters de Magdebourg tentent bien de se faire entendre. Que valent leurs encouragements face à cette image saisissante d’un stade entièrement drapé des couleurs de son équipe(4), à cette affirmation en lettres colossales qui ne souffre pas la réplique : « DIE LEGENDE AUS ELBFLORENZ – DER VEREIN MIT DEN BESTEN FANS » ? Oui, le Dynamo Dresde est bien la légende de cette « Florence de l’Elbe » à laquelle des décennies de labeur ont rendu un peu de sa prestance d’avant l’ouragan de feu de 1945. Quant à être le club avec les meilleurs fans, ceux du Racing Club de Lens et quelques autres ont leur mot à dire. Mais 851 jours de travail, 12 250 mètres carrés de tissu, 70 kilomètres de fil, 15 machines à coudre grillées à l’usage, plus de 25 000 euros, et le plus grand drapeau jamais vu en tribunes en Europe(5) aujourd’hui encore, en D3 qui plus est… Comment refuser à ceux du Dynamo leur place dans le peloton de tête, au grand minimum ?

Prends ça dans la pierre tombale, camarade Mielke

De longues minutes encore, la gigantesque déclaration d’amour flotte fièrement sous le soleil saxon. Quand elle redescend lentement, comme à regret, la rencontre a déjà commencé, ponctualité allemande oblige. Pour couronner sa grande fête, le Dynamo battra son vieux rival 3-2 dans un match très agréable, aidé en cela par son canonnier Justin Eilers (deux buts) qui finira d’ailleurs meilleur buteur de 3. Liga et partira tenter sans succès sa chance au Werder Brême. Les Saxons fêteront en outre leur montée en 2. Bundesliga à l’issue de la saison, pendant que Magdebourg assurera sans trop de difficulté son maintien pour ses débuts chez les pros. Les deux clubs ne se croiseront que peu par la suite en raison de leurs navettes à contre-temps entre D2 et D3. Cette saison, c’est au tour du FC Magdebourg, enfin installé pour de bon en 2. Bundesliga, de garder un œil sur l’étage du dessous où le Dynamo Dresde mène la danse, en espérant le retour l’an prochain d’un derby toujours attendu et âprement disputé.

Le Projekt X de A à Z (DynamofanTV) : https://www.youtube.com/watch?v=ORZFdyrIfJs

3. Liga 2015-2016, 15e journée

Samedi 31 octobre 2015, 14 h, Rudolf-Harbig-Stadion, Dresde

Dynamo Dresde – FC Magdebourg : 3-2

Dynamo Dresde (4-3-3) : Blaswich – Fa. Müller, Modica, Hefele (cap.), Kreuzer – Moll, Lambertz (Fetsch, 85e), Aosman (Andrich, 76e) – Tekerci (Testroet, 67e), Eilers, Stefaniak. Entraîneur : Neuhaus.

FC Magdebourg (4-2-3-1) : Glinker – Butzen, Hainault, Handke (Razeek, 78e), Malone – Brandt (Puttkammer, 58e), Sowislo (cap.) – Altiparmak, T. Chahed (Hebisch, 78e), Farrona Pulido – Beck. Entraîneur : Härtel.

Buts : 1-0 Eilers (21e, pen.), 1-1 Farrona Pulido (35e), 2-1 Testroet (73e), 3-1 Eilers (81e), 3-2 Malone (89e).

Arbitre : M. Brych. 29 321 spectateurs (à guichets fermés).

Avertissements : Lambertz (67e), Andrich (83e) pour le Dynamo, Sowislo (24e), Farrona Pulido (45e) pour Magdebourg.

Expulsion : aucune.

Notes :

  1. Construit en 1951, il a porté le nom de Dynamo-Stadion de 1971 à 1990 quand les autorités est-allemandes ont décidé d’effacer la mémoire de Rudolf Harbig, célèbre coureur de demi-fond des années 1930 mais membre des SA et du parti nazi avant la guerre.
  2. À l’époque de la RDA, les clubs étaient amateurs sur le papier mais professionnels de fait.
  3. À l’exception de la tribune visiteurs, la nature humaine étant ce qu’elle est.
  4. Bien que les couleurs du Dynamo soient le jaune et le noir, le drapeau est orange car ce tissu, d’usage plus répandu que le jaune, se trouve plus facilement et coûte moins cher.
  5. Les supporters du Club Nacional de Montevideo ont déployé en avril 2013 un drapeau de 30 000 mètres carrés qui recouvrait trois des quatre tribunes de l’estadio Centenario.
La « Florence de l’Elbe » au début du XXe siècle…
…puis à travers les supplices de l’Histoire…
…jusqu’à un renouveau enfin amorcé dans les années 2010.

20 réflexions sur « Le jour du grand pavois »

  1. Merci Triple g. J’ai un vague souvenir de matchs du FC Metz contre le Dynamo en 1984, après leur exploit contre le Barça. Pas sûr que les matchs aient été télévisés… les Allemands avaient plié le duel à l’aller.

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    1. 3-1 à l’aller à Dresde, 0-0 à Saint-Symphorien. Le retour était télévisé, je me souviens que le Dynamo avait joué à l’est-allemande (loin de son Dresdner Kreisel habituel, donc), replié dans son camp et attendant de placer des contres, et que Metz n’avait rien su faire pour percer la muraille.

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  2. Dans le K-Block, le kop local, ce sont en moyenne 10000 à12000 spectateurs qui encouragent leur Dynamo quels que soient la météo ou les résultats, avec rage et passion lors de chaque rencontre à domicile. L’un des chants les plus marquants fait écho au passé européen de la Florence de l’Elbe :

    Ich hatte nen Traum und dieser Traum war wundervoll
    Europacup – ein Auswärtsspiel, in Amsterdam
    Alle Dresdner im Block, sangen nur ein Lied für Dich
    O Elbflorenz – Ihr kämpft für uns, wir für Dich!

    J’avais un rêve et ce rêve était merveilleux
    Coupe d’Europe – un match à l’extérieur à Amsterdam
    Tous les Dresdois dans le bloc chantaient un chant pour toi
    Ô Florence de l’Elbe – vous combattez pour nous, nous combattons pour toi !

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      1. Salut Khia,

        En fait j’aime le beau jeu et j’aime vraiment beaucoup d’équipes en Bundesliga.

        Quand j’étais petit : le Borussia Mönchengladbach (de Bonhof et Simonsen), le Bayern (de Breitner et Rummenigge), le HSV (de Kaltz et Hrubesch), le 1. FC Kaiserslautern (surtout quand ils ont fessé le Real Madrid 5-0), Werder Bremen pour son formidable jeu offensif (début années 2000), puis la belle période du Borussia Dortmund.

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      2. Je sais pas si c’était le cas au Maroc mais des copains algériens un peu plus vieux que moi, des quinquagénaires quoi, me disaient que le foot allemand était populaire en Algerie dans les années 80. Que la Bundesliga était assez visible à l’époque d’où l’engouement…
        Un pote marocain, mon âge, 43 balais, me racontait la folie Matthaus à sa grande époque. Énormément de maillots de lui à l’Inter ou avec l’Allemagne.

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      3. Le jeu offensif du Werder, ce n’était pas nouveau dans les années 2000 🙂 J’y ai été vacciné en 1983 avec l’équipe Pezzey-Völler-Reinders et j’y suis toujours 40 ans plus tard…

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    1. Lindo. Oui, il me semblait bien que c’était aussi le cas au Maroc. J’imagine les prononciations. Hehe
      Et pourquoi plus la Bundesliga que la France et l’Espagne, plus liées historiquement au Maroc? S’il y a une réponse…

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  3. Au Maroc, la RTM (seule chaîne à l’époque) passait chaque lundi un match en différé de la Bundesliga.

    Donc, on connaissait tous les joueurs, toutes les équipes.

    On faisait même un jeu à la récré avec les copains : « tu me cites le 11 de Hamburg, je te cite le 11 de Frankfurt ».

    On connaissait mieux le nom de ces joueurs que le tableau périodique de Mendeleïev !

    Dans le collège, il y avait un génie avant Wikipedia et Internet : un pote qui s’appelait Youssef, il avait une mémoire de ouf : il pouvait tout citer par cœur…Par contre, la prononciation n’était pas tip top :):):)

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    1. « If I have seen further [than others], it is by standing on the shoulders of giants. » (Isaac Newton) Ce n’est pas le plumitif amateur que je suis qu’il faut porter aux nues, mais « celzéceux » qui ont mené à bien le Projekt X !

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      1. C’est mon coin, donc je te dirai toujours qu’il est beau 😛
        Objectivement il est beau oui: tape Diego-Suarez, pain de sucre, ramena, baie des dunes, baie des Sakalava, réserve naturelle de la Montagne d’Ambre, Joffreville… sur google photos et juge par toi même.

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