L’homme qui pédalait à 200 km/h

« Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. »

F.-T. Marinetti, « Manifeste du futurisme », Le Figaro, 20 février 1909.

Il était une star en son temps, ami de Giono, proche de Desgrange, admiré par Zitrone, Cocteau, Gracq et Guitry, photographié en compagnie de Sugar Ray Robinson. Sur le bord des routes et des pistes, il déclenchait des tonnerres d’applaudissements. Cet homme, aujourd’hui presque inconnu, c’est José Meiffret, décédé il y a 40 ans, le 16 avril 1983.

Première époque : « Persévérez ! » (Henri Desgrange)

Né le 27 avril 1913 à Boulouris-sur-Mer (Var), Meiffret est le fils d’un sculpteur, mort pendant la Grande Guerre, et d’une créatrice de mode. Limité physiquement et considéré comme « cardiaque », la pratique intensive du sport lui est déconseillée. Néanmoins, il poursuit son entraînement avec acharnement, alternant courses cyclistes sur route et courses derrière moto. Plus à l’aise dans la seconde catégorie, il décide de s’y spécialiser et d’y battre des records de vitesse pour « vaincre et changer [son] destin ».

Ainsi, passant de petits boulots en petits boulots (apprenti-mécanicien, garçon de salle, employé de bureau, reporter sportif, masseur d’une équipe cycliste sur Paris-Nice), il établit en 1937 un nouveau record sur Nice-Cannes-Nice. Bien qu’effectuant les huit derniers kilomètres sur la jante arrière, il boucle les 64 kilomètres en à peine une heure et deux minutes.

Meiffret décide alors de monter à Paris où Henri Desgrange, rencontré à Nice en juillet 1934, l’emploie à la pige. Surnommé le « coureur-journaliste », il poursuit ses entraînements au Vélodrome d’Hiver et au Parc des Princes. Pas avare d’expériences, il apparaît aux côtés d’Albert Préjean et Meg Lemonnier dans le film Pour le maillot jaune. Il y tient le rôle d’un coureur luxembourgeois.

Après la guerre, pendant laquelle il est déporté par les Allemands sur l’île de Rügen, il se lance dans une entreprise d’expédition de fleurs en gros qui ne fait pas recette.

Deuxième époque : la passion du record

Meiffret a deux passions : les fleurs et le record de vitesse en bicyclette. Alors, lorsqu’il décide en 1949 de « créer à l’étranger une importation de fleurs azuréennes », il se tourne vers le record de l’heure derrière moto pour accumuler le pécule nécessaire au démarrage de son activité.

Sur les routes de Haute-Garonne, soutenu par un public nombreux, il parcourt 87 kilomètres et 918 mètres en 60 minutes ! L’année suivante, le 28 juin 1950, sur le circuit de Grenzlandring (RFA) et devant 15 000 personnes, il fait 104 kilomètres et 780 mètres en une heure. Puis, bravant les interdictions des autorités allemandes et britanniques, Meiffret emprunte les autoroutes de RFA pour battre le record du kilomètre. Du côté de Duisbourg, derrière la Mercedes de Willy Klein, il couvre le kilomètre, derrière moto, à la vitesse moyenne de 139,5 km/h.

Son record ne dure pas longtemps, mais Meiffret n’est pas rassasié. S’imposant une vie d’ascète, il veut désormais battre le record de vitesse absolue à bicyclette, établi par Alfred Letourneur aux Etats-Unis en 1941 : 174 km/h derrière une voiture de course. Ainsi, le 13 octobre 1951, après un premier échec à Bordeaux et des mois de préparation minutieuse, sur la route de Muret à Saint-Gaudens (Haute-Garonne) où il a repéré une ligne droite de 13 kilomètres, Meiffret, logé derrière la Talbot d’Yves Giraud-Cabantous, réalise la vitesse ahurissante de 175,6 km/h !

Devenu une star mondiale, Meiffret est alors demandé pour des exhibitions, lors du Grand Prix Automobile de Silverstone, devant 150 000 personnes, ou encore au Grand Prix Automobile d’Albi. Sur le Tour de France 1952, lors de la journée de repos à Bourg-d’Oisans, il divertit le public en escaladant quelques kilomètres d’un col avec son impressionnant pédalier de 130 dents.

Troisième époque : « Tenir à la vie c’est le meilleur moyen de la perdre » (José Meiffret)

Meiffret sait que, sur sa bicyclette, il risque la mort à chaque instant. Alors, avant chaque tentative de record, il laisse une lettre-testament. Celle du 9 juillet 1962 contient, entre autres, cette demande : « Si le chirurgien requis ne pouvait plus rien pour moi, qu’on m’enterre à même la terre comme les Trappistes, là où je tomberai en luttant, et qu’on me recouvre de mon survêtement. »

Et l’inévitable finit par se produire le 12 octobre 1952, sur l’autodrome de Montlhéry (Seine, aujourd’hui Essonne), où Meiffret fait une chute à 135 km/h et roule par terre sur près de 100 mètres. Après un mois d’hôpital, néanmoins, il affirme sa volonté d’atteindre puis de dépasser les 200 km/h ! Le 12 octobre 1953, pour conjurer le sort, il retrouve son vélo et l’autodrome de Montlhéry.

Mais la blessure est beaucoup plus profonde que ne le pense Meiffret. Surtout, elle est autant psychologique que physique. Homme désespérément seul, auquel on refusait un emploi à cause de son âge, Meiffret est aussi financièrement pauvre. Il se sent tellement seul qu’il envisage en 1954 d’entrer à l’abbaye cistercienne de Sénanque (Vaucluse). Amer, il écrit : « Dans un autre pays peut-être aurais-je eu ma place dans le concert sportif national. […] Chez nous il n’y a pas ce culte du héros qu’on trouve ailleurs. En France, on montre les laideurs, certaines vulgarités. La vérité, le sentiment, cela n’a rien de commun avec la Société dans laquelle nous vivons. »

Ce n’est finalement que le 12 novembre 1961, sur une section de la Bundesautobahn 5 pas encore ouverte à la circulation, que Meiffret bat son record et réalise 186,6 km/h derrière la Mercedes d’Adolf Zimber. Et le 19 juillet 1962, sur un autre tronçon de la même future autoroute et après plusieurs jours d’échec, il atteint 204,8 km/h sur un kilomètre.

Pour aller plus loin

– A voir absolument : l’excellent reportage (6 minutes) de Robert Chapatte et Jean Pradinas, 186 Kms à l’heure à bicyclette, 1961. Disponible sur Youtube ou sur le site de l’INA.
– Littérature : José Meiffret, Mes rendez-vous avec la mort, Flammarion, 1965.

11 réflexions sur « L’homme qui pédalait à 200 km/h »

  1. « En France, on montre les laideurs, certaines vulgarités. La vérité, le sentiment, cela n’a rien de commun avec la Société dans laquelle nous vivons. »

    L’on jurerait Edgar Allan Poe parlant des Etats-Unis, et traduit par Baudelaire.

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  2. Merci Bobby, joli texte. Je connaissais son histoire mais pas avec ce niveau de détail.
    Peut-être n’est ce qu’une impression, mais il me semble qu’il existait autrefois une fascination pour les records de vitesse, de distance ou d’altitude qui n’existe plus aujourd’hui. Avons nous désacralisé la performance de l’homme seul face aux éléments ? Sommes nous plutôt dans une société de duels, où la performance solitaire est dépréciée ?

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    1. Je crois qu’on a fait le tour de « l’usage du monde ». Ces records s’inscrivaient aussi dans une volonté de découverte du monde (et de l’univers : voyage sur la Lune). Aujourd’hui, à l’ère de l’anthropocène, à quoi cela sert-il de vouloir aller « plus loin, plus vite, plus fort » quand la totalité du monde est anthropisée ? Quant à la conquête spatiale, on a compris qu’elle coûtait trop chère pour ce qu’elle pouvait (potentiellement) apporter : la crise économique, mais aussi l’effondrement de la foi en la toute-puissance humaine, est passée par là.
      Ça te fait rêver, toi, l’Everest ? C’est devenu d’un banal : https://www.outside.fr/everest-embouteillage-et-hecatombe-a-la-descente/

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      1. Ah ben personnellement, ces records m’ont toujours fait ni chaud ni froid. Les explorateurs, oui, les recordmen, bof.

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      2. Ah, les records du monde, c’est quand même émouvant d’y assister. J’ai eu la chance de voir celui de Kevin Mayer en Decathlon. A Talence, pour le Decastar. Bon, j’avais un peu triché puisque je suis allé qu’au deuxième jour et qu’il était en en avance sur le record mais le voir s’arracher au 1500 m alors qu’il n’en pouvait plus, était un sacré moment pour un fan de sport.

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