Marcel-Saupin, forteresse presque imprenable

Le nom n’évoque que coupures de presse jaunies et images de lointaines archives aujourd’hui. Pour les plus anciens, cependant, c’est comme un mot de passe, un tunnel temporel vers l’un des lieux mythiques du football français. C’est Marcel-Saupin, le stade emblématique du FC Nantes, celui qui accueillit les plus glorieuses années des Canaris et entra dans l’histoire pour ses longues séries d’invincibilité. Coup d’œil dans le rétro sur une riche épopée.

Le développement des compétitions sportives, au début du XXe siècle, n’atteint l’Ouest qu’assez tardivement. À Nantes, le football ne prend pas le train du professionnalisme en 1932 et les sports collectifs sont longtemps éparpillés sur des terrains de quartier. C’est finalement en 1937 que la municipalité décide la construction d’un stade de 2000 places dans le quartier Malakoff, sur un étroit lotissement entre les habitations et la Loire. Il est inauguré par le Stade Nantais Université Club et est pour l’essentiel dévolu au rugby ou au jeu à XIII, le FC Nantes n’existant pas encore. Quelques matches de football locaux y sont disputés de temps en temps.

La création du FC Nantes en 1943 ne change pas la donne : l’Occupation limite sévèrement les projets et le stade est endommagé par les bombardements de septembre 1943 qui font près de 1500 morts. Il faut attendre la Libération et octobre 1944 pour que « Malakoff » reprenne du service. Le FC Nantes s’établit en deuxième division et ses matchs font tomber un à un les records d’affluence, poussant peu à peu les rugbymen vers les autres enceintes de la ville. De nouvelles tribunes sont construites après-guerre, portant la capacité du stade à plus de 10 000 places, puis à 20 000 places en 1955. Les conditions sont spartiates : confort, accès, ou sanitaires sont très éloignés des normes d’aujourd’hui, et nombre de spectateurs sont contraints d’aller « parer au plus pressé » à la mi-temps le long du mur extérieur de la tribune Loire.

Une première série d’invincibilité

C’est dans les années 60 que le stade Malakoff devient un lieu qui compte dans le football français. En 1963, le FC Nantes accède pour la première fois à la Division 1, 20 ans après sa création. Marcel Saupin, le fondateur, n’est plus là pour voir son rêve se réaliser, décédé quelques mois auparavant seulement. Deux ans plus tard, en mai 1965, Malakoff devient Marcel-Saupin en son honneur. Nombre de supporters resteront pourtant fidèles à l’ancien nom pour le reste de leurs vies. Certains voudront montrer qu’ils font partie des « vrais » de la première heure. D’autres, dans une ville traditionnellement à gauche et marquée par le souvenir des 50 otages nantais fusillés par les nazis à Châteaubriant en 1941, se refuseront à prononcer un nom lié aux milieux collaborationnistes (rien de plus n’est avéré) pendant l’Occupation.

Mai 1965 est aussi la date du premier titre de champion de France des Canaris, sous la houlette de l’entraîneur José Arribas qui a mis en place un style fluide, offensif, très séduisant, que l’on appelle immédiatement « jeu à la nantaise ». Ils comptent alors parmi leurs rangs Robert Budzynski, le meilleur buteur du championnat Jacky Simon (24 buts), et un milieu défensif pas encore très connu, Jean-Claude Suaudeau.

Cette saison 1964-1965 voit aussi le début d’une série peu commune. Le 22 novembre 1964, un peu plus de 14 000 personnes assistent à la victoire du Stade Rennais sur la pelouse nantaise. C’est un événement, car ce sera la dernière défaite des Canaris à domicile avant le 11 novembre 1967 !

Pendant 54 matches consécutifs, le public nantais verra son équipe prendre au moins un point à domicile. C’est un record. Et les chiffres qui l’accompagnent sont ahurissants : 41 victoires et 13 matches nuls, 145 buts marqués et 49 encaissés. Les Nantais sont irrésistibles pendant la saison 1965-1966, emmenés par un exceptionnel Philippe Gondet qui décroche la palme du meilleur buteur avec 36 réalisations. Ce n’est plus un stade, c’est un abattoir. Les Canaris remportant 17 matches sur 19 à domicile et seules trois rencontres se soldent sur un score vierge pendant cette période. Souvent, quand la décision tarde à venir, le public manifeste son impatience d’un cri qui deviendra célèbre : « Goooondet, toooon buuuut ! » Toute la France du football connaît maintenant « Saupin » et aucune équipe visiteuse n’en vient fouler la pelouse avec confiance.

Cinq ans sans défaite

Pour accompagner les succès du FC Nantes, le stade est agrandi à 29 500 places (dont 13 500 assises) en 1969. Circulation, sanitaires, et restauration sont améliorés : plus besoin de sortir se jeter un muscadet à la mi-temps dans un de ces petits kiosques en bord de Loire, ni de « désherber » le mur d’enceinte après. Entre-temps, le FC Nantes est quelque peu rentré dans le rang et ses performances à domicile sont moins spectaculaires, mais il va s’offrir les plus beaux tours de manège de son histoire dans les années qui vont suivre. C’est d’abord un troisième titre en 1972-1973, le dernier de l’ère Arribas. C’est ensuite une série de batailles homériques avec le grand Saint-Étienne qui va faire de Saupin un lieu mythique du football français. Sous la houlette de Jean Vincent, arrivé à l’été 1976, les Canaris retrouvent le haut de l’affiche. Ils sont de nouveau champions lors de la saison 1976-1977, avec au passage une victoire 3-0 sur les Verts qui compte parmi les grandes heures de Saupin, et s’offrent une série d’invincibilité à domicile encore plus folle.

Entre le 15 mai 1976 et le 7 avril 1981, le FC Nantes enchaîne 92 rencontres sans défaite à domicile en championnat. 80 victoires et 12 matches nuls, avec à la clé un cinquième titre en 1979-1980. Le tarif maison ? 17 victoires et deux nuls, une performance réussie pendant les saisons 1977-1978, 1978-1979 et 1979-1980. Mieux encore : les Canaris n’ont encaissé que cinq buts à domicile pendant la saison 1978-1979 ! C’est l’AJ Auxerre de Guy Roux qui mettra fin (0-1) à cette incroyable série.

Beaucoup ont tenté de percer le mystère d’une si longue période d’invincibilité. Jean Vincent en a fourni une explication, que chacun peut interpréter à sa façon : « Peu avant d’arriver à Nantes j’ai reçu, par la poste, d’un supporter nantais de Côte d’Ivoire, un sachet de sable accompagné de ces mots : « Tu sèmes ce sable devant les buts, et tu seras protégé contre la défaite. » Ça ne coûtait rien d’essayer ! Je me suis rendu au stade et j’ai vidé le contenu du sachet devant les buts. Vous connaissez la suite. »

Une chose est sûre : avec ses tribunes à l’anglaise, tout près des lignes de touche le stade Marcel-Saupin mettait une certaine pression sur les adversaires. En ajoutant à cela une équipe de premier ordre avec Maxime Bossis, Reynald Denoueix, Henri Michel, Eric Pécout, ou autres Loïc Amisse, les visiteurs avaient fort à faire pour ne pas sombrer sur les quais de la Loire.

L’équipe de France, elle aussi, a sa part dans l’histoire de Saupin où elle est d’ailleurs invaincue. Elle s’y produit quatre fois, toutes en match officiel : contre l’Islande en qualifications à la Coupe du monde 1958 (8-0), la Belgique lors de l’Euro 68 (1-1), la Bulgarie pendant l’Euro 72 (2-1), et l’Islande de nouveau pendant l’Euro 76 (3-0).

La Beaujoire et la fin du mythe

Mais déjà, en coulisses, on se prépare à tourner la page. C’est encore l’époque où les droits TV n’existent pas et les recettes aux guichets forment l’essentiel des revenus, Louis Fonteneau, le président du FCN, sait qu’il faut un grand stade pour pérenniser son club. Le site de Saupin a atteint sa limite extrême : il faut une nouvelle enceinte mais la ville n’est pas disposée à financer seule un tel projet. C’est de Paris que va venir la solution, quand la France se porte candidate à l’organisation de l’Euro 84. Fernand Sastre, président de la FFF, vient en 1978 encourager Nantes à se joindre au dossier, financement de l’État à 75% à la clé. Après deux ans de batailles au conseil municipal, le projet de construction de « la Beaujoire » est officialisé en 1980. La France est désignée hôte de l’Euro 84 fin 1981, les travaux commencent fin 1982, et le nouveau stade est inauguré le 8 mai 1984, à l’heure pour l’Euro.

Pendant ce temps, le chant du cygne de Marcel-Saupin est des plus glorieux. Il y a d’abord la route vers la première Coupe de France des Canaris en 1979. Vient ensuite – enfin ! – un beau parcours en Coupe des vainqueurs de coupe l’année suivante ponctué d’une légendaire demi-finale face au Valence de Kempes et Bonhof. Puis le titre 1982-1983 des Canaris, désormais entraînés par Jean-Claude Suaudeau, avec une équipe qui demeure la plus belle de toutes dans le cœur du peuple Jaune et Vert. Mais après le départ de l’équipe première pour la Beaujoire, la chute de Saupin dans l’oubli est brutale. On n’y voit plus que la réserve et des équipes de jeunes du FC Nantes ainsi que, plus récemment, l’équipe féminine. Le stade à peine entretenu se dégrade inexorablement, jusqu’à ce que trois des quatre tribunes soient démolies en 2006.

La ville lance alors un projet de réhabilitation du site pour y installer logements et bureaux mais conserver un stade de capacité réduite. La réalisation, due à l’architecte parisien Philippe Gazeau, est inaugurée le 11 novembre 2009 en présence de nombreuses anciennes gloires des Canaris. Seule subsiste la tribune Nord, rénovée et rebaptisée Oscar-Muller en hommage au joueur emblématique du FCN décédé en 2005. Avec 1880 places, la boucle est bouclée par rapport aux 2000 d’origine. Le terrain, lui, n’a changé ni de place, ni de taille. Aujourd’hui encore, on peut arpenter les lieux mêmes où Philippe Gondet planta un quadruplé au Red Star en 1965, s’arrêter là où « El Matador » Mario Kempes assassina les Canaris contre le cours du jeu en 1980, ou encore se placer devant la cage que le président bordelais Claude Bez fit par dépit défendre par Alain Giresse (1,60 m) lors d’une dernière journée de D1 1981-1982 sans enjeu. C’était hier ou avant-hier, c’était la légende d’un endroit peu commun… c’était Saupin.

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14 réflexions sur « Marcel-Saupin, forteresse presque imprenable »

  1. Très bel article, Modro. Ça fleure les années 70, ça sent bon 😉
    J’ai eu l’occasion de me rendre dans un de ces immeubles de bureaux que tu cites, j’avoue avoir eu une petite émotion en voyant les restes de Saupin par les baies vitrées.

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  2. Merci Modro. Assurément un de tes meilleurs textes! Quelle est la plus belle équipe nantaise de l’histoire? Pas facile…
    Perso, j’ai adoré celle de 95, jeu flamboyant. Celle de 2001 était sympa mais un cran en dessous, je dirais. Mais les autres? Comme le dit le texte, Suaudeau considérait 1983 comme sa plus belle équipe mais j’attends vos avis, voire un classement!

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  3. En te lisant sur le rugby à Nantes, on peut voir depuis quelques années l’émergence d’équipes consistante dans cette partie de la France. Rennes était dans le troisième échelon cette année. Vannes a une équipe de Pro D2 depuis plusieurs années. Il me semble que Nantes est ambitieux également. De quoi voir naitre des rivalités peut-être…

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  4. J’ai appris plein de trucs (tardivité de la première Coupe gagnée par Nantes.. cette première série d’invincibilité aussi), merci!

    Y a pas à dire : ce stade avait de la gueule, j’aime beaucoup. Et quel site (Google maps is my friend)………… Je comprends le crève-coeur! J’entrevois que la vue depuis ledit pont de Tbilissi reste très sympa, à faire la prochaine fois que je vais dans le Sud-Ouest.

    Même genre d’implantation urbaine, Fulham est récemment parvenu à jongler avec la contrainte posée par la Tamise, y avait peut-être un coup à jouer à l’époque, mais bon..

    Dernier point : 3 ans à peine entre désignation du pays-organisateur et tenue del’Euro84, un autre monde………….

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    1. Ne dis pas à un Nantais qu’il est du Sud-Ouest ! C’est la région du rival bordelais avec lequel les derbies de l’Atlantique ont toujours une saveur particulière. Nantes, c’est l’Ouest, et puis voilà.

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      1. Enfin le grand rival bordelais est surtout l’Oheme. Ils y tenaient énormément à leur serie d’invincibilité à domicile et l’ambiance était chouette. Même dans le tristounet Matmut.

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      2. Oui, mais ce que je voulais dire : c’est que je dois passer par là pour aller dans le Quercy. Je ne viens pas de Suisse ni d’Ibérie, hein 🙂

        De toute façon, j’adore tout de votre façade atlantique, et déjà que je ne prête aucun intérêt à nos guéguerres inter-régionales en Belgique, je ne vais pas me compliquer la vie avec les françaises, dis (j’aime beaucoup Bordeaux, kif-kif du trop peu vu de Nantes à ce jour.. Qu’ils s’étripent si ça leur chante).

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    2. On en a parlé il y a deux semaines dans « les stades de l’Euro 84 » : il n’y avait absolument pas la place de faire plus grand sur le site de Saupin que les 29500 places de 1969. Un nouveau stade s’imposait et le site de la Beaujoire était bien choisi. Il est au terminus de la ligne 1 du tramway de Nantes, projet visionnaire lancé par le maire Alain Chénard à la fin des années 1970 et inauguré un an avant l’Euro. Il est aussi en bordure de la N844 qui fait maintenant partie du périphérique de Nantes et permet un accès facile à tous les supporters (et il y en a !) venant du nord du département. Le vrai défaut est le stade lui-même, trop grand pour les besoins et ouvert à tous les vents. En fait, c’est la Meinau de 1984 qu’il aurait fallu construire là, fermée de tous les côtés et dotée de 40 000 places au lieu de 53 000.

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      1. J’ai l’impression que la question de l’accès au stade se pose différemment à Fulham et à Nantes. Sous l’hypothèse (fondée vu la densité de clubs à Londres et le fait que Fulham ne soit pas une « marque internationale ») que la grande majorité des supporters des deux clubs est locale, les modes de déplacement sont très différents. À Londres, tous ou presque peuvent sans difficulté prendre le train ou le métro. À Nantes, pas moyen d’utiliser autre chose que la voiture dès qu’on ne vient pas du centre ville, même de nos jours. Tout cela entre en jeu dans l’octroi du permis de construire, que ce soit en France, au Royaume-Uni, ou ailleurs. (Voir par exemple les difficultés sans nom qu’éprouve 1860 Munich à faire avancer la rénovation du Grünwalder Stadion, lui aussi inséré dans le tissu urbain : les questions de bruit et de circulation plombent le dossier depuis plus de dix ans.) Sachant de plus que la municipalité voulait chasser les voitures du centre ville dès la fin des années 1970 (et l’a plutôt bien fait, d’ailleurs), il n’y avait vraiment pas moyen d’agrandir Saupin.

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