Nantes-Bordeaux 1982 : maxi-colère et mini-gardien

Le stade Marcel-Saupin est bien rempli ce 7 mai 1982 pour la 38e et dernière journée du championnat. Nantes-Bordeaux, en ces années-là, c’est toujours une affiche qui déplace les foules. La tradition du « derby de l’Atlantique », plus ancienne et plus intense que les Bordeaux-OM de l’ère Tapie ou du XXIe siècle, est née dans les années 60, quand Canaris et Girondins se sont pour la première fois trouvés ensemble à jouer le haut du tableau en Division 1. Après un creux dans les années 70, le Bordeaux de Claude Bez et Aimé Jacquet a ravivé la flamme en revenant contester la suprématie de Nantais toujours au sommet.

Ce soir, pourtant, ce n’est pas l’enjeu sportif qui prime. Les Canaris (sixièmes) ne jouent plus rien, les Girondins (troisièmes) ont l’UEFA en poche, le titre va se décider à distance entre Monaco et Saint-Étienne, et le résultat n’a d’influence sur nul autre. Tous à Saupin, et bien au-delà, sont curieux de savoir si l’irascible président bordelais va mettre à exécution la menace qu’il agite depuis plusieurs jours. Mais voilà les joueurs qui sortent du tunnel, les capitaines en tête. À peine le temps de tendre le cou pour voir qui porte le maillot rouge de gardien aux côtés du vert de Jean-Paul Bertrand-Demanes que le speaker annonce : « Pour les Girondins de Bordeaux, gardien de but, numéro 1 ou 14 : Giresse ! (1) » Claude Bez a osé, il a aligné le plus petit joueur de champ de son effectif (1,63 m) dans la cage. Mais comment diable en est-on arrivé là ?

Bouillante fin de saison

Les relations entre le boss des Girondins et le milieu plutôt feutré du football français n’ont jamais été bonnes. Avec ses manières de nouveau riche, son énorme Cadillac, son amour non dissimulé pour les armes à feu, ses opinions politiques à droite de la droite, et ses propos à l’emporte-pièce (« Je trouve dégueulasse la réussite d’un petit club comme Laval(2) » est dans la bonne moyenne), ce patron très moustachu d’un cabinet d’experts comptables s’est rapidement fait un paquet d’ennemis après avoir pris d’assaut la présidence du club en 1978. À coups de gros transferts et de négociations impitoyables, appuyé sur le talent d’Aimé Jacquet que Bernard Lacombe a convaincu son président de débaucher du banc de l’OL, il a fait en trois ans d’un habitué du ventre mou un prétendant au titre. La cuvée 1980-1981 était encore un peu jeune, avec une troisième place qui reflétait bien le potentiel de l’équipe, mais en 1981-1982, c’est du sérieux. La saison a commencé par une belle victoire sur Nantes (3-2) à Lescure, puis les Marine et Blanc ont tenu une cadence de champion. Après 34 journées, ils sont deuxièmes, un point derrière Monaco (victoire à deux points) et un point devant Saint-Étienne. Le titre va se jouer entre ces trois-là.

Le 13 avril, pour la 35e journée, les Girondins reçoivent Lens, dix-septième au classement. Crispés par l’enjeu, maladroits, ils n’y arrivent pas. Après 83 minutes, le score est toujours de 0-0 quand une ouverture du Lensois Philippe Vercruysse trouve l’attaquant islandais Teitur Þórðarson qui s’en va en solitaire ajuster Dragan Pantelic. Le hors-jeu est évident pour tout le stade(3) sauf pour le trio arbitral dirigé par M. Lambert, lequel valide l’unique but du match(4) et déchaîne les passions. La police doit protéger les joueurs d’une pluie de projectiles en tous genres à la sortie du terrain, puis il se produit dans le très long tunnel de Lescure un incident qui ne sera jamais vraiment tiré au clair : une altercation oppose le bouillant Pantelic au juge de touche responsable de la décision. Le procès-verbal fera état d’un coup de pied au mollet reçu par l’homme en noir et d’un bris de manche de drapeau sur le crâne du gardien girondin, trois points de suture à la clé, sans qu’on sache avec certitude qui a frappé le premier.

L’affaire est d’importance, au sportif comme au pénal. Si le tribunal de police la classe finalement sans suite, la Ligue nationale de football, qui ne s’appelle pas encore la LFP, abat le couperet. Le 5 mai 1982, juste avant la 38e journée, elle suspend Pantelic pour un an ; M. Lambert et ses assistants, eux, sont blanchis. Entretemps, les Girondins, déstabilisés par les événements, ont décroché de la course au titre avec deux défaites à Brest (3-1) et à domicile face à Auxerre (0-2). Le peuple Marine et Blanc hurle au déni de justice de la part d’instances fédérales décidées à l’avance à punir Claude Bez, lequel déclare en retour qu’il fera jouer Alain Giresse dans le but à Nantes en signe de protestation. Voilà comment ce dernier se retrouve le surlendemain soir porteur d’un bizarre numéro 1 et de gants un peu grands pour lui.

C’est par lui que tout a (aurait ?) commencé…

Un match à sens unique

Le meneur de jeu girondin va faire acte de résistance passive en se plaçant à son poste habituel, au milieu : un exemple qui ferait plaisir à un tout jeune Pep Guardiola. Il ne prendra place dans la cage que sur les corners et les coups francs. Pour le reste, c’est Marius Trésor qui se dévoue à défendre le but sans faire usage de ses mains. Sur le coup d’envoi, 45 secondes suffisent à Gilles Rampillon pour trouver la brèche (1-0, 1re). Trois minutes plus tard, Vahid Halilhodzic double la mise sur un service en retrait de Loïc Amisse (2-0, 4e). On craint que le match ne tourne à la farce, mais le pire va être évité : les Nantais la jouent fair-play et se retiennent en général de tenter leur chance de loin, ils se trouvent plusieurs fois pris au piège du hors-jeu en l’absence d’un gardien, et les Girondins serrent les boulons défensivement. Il n’y aura que deux autres buts avant la mi-temps : un tir de 25 mètres de José Touré en mode petit joueur, que Trésor ne peut que dévier de la tête pour une transversale rentrante (3-0, 22e), et une frappe bien placée de Thierry Tusseau aux seize mètres à la réception d’un corner (4-0, 26e). Côté bordelais, on essaie de jouer aussi. Le latéral gauche François Bracci manque l’égalisation en début de match en arrosant la tribune seul face à Bertrand-Demanes (3e), puis Bernard Lacombe se voit refuser un but pour un hors-jeu pas évident du tout (30e).

À la pause, une bordée de sifflets montre que la patience du public de Saupin a ses limites. Mais Bez ne serait pas Bez s’il n’enfonçait pas le clou par principe : au retour des vestiaires, Giresse est toujours ganté et goal volant. Les sifflets gagnent en intensité, tant à l’adresse des Bordelais que des locaux qui n’arrivent pas à alourdir le score. Comme Touré un peu plus tôt, Loïc Amisse prend finalement la mouche et envoie une mine dans les filets girondins pour débloquer la situation (5-0, 58e). À l’heure de jeu, le président, bon prince, libère enfin Giresse de ses obligations ; celui-ci sort sous des applaudissements plutôt sincères, remplacé par Antoine Martinez. Marius Trésor prend les gants pour de bon et ne se débrouille pas mal du tout, notamment sur un tir de Patrice Rio (66e). Entretemps, il n’a rien pu sur une jolie tête d’Halilhodzic qui donne à la marque son aspect final (6-0, 61e).

La partie se termine sur un rythme de pré-saison, avec quand même le seul arrêt du match pour Bertrand-Demanes sur un tir de Lacombe (86e). Quand M. Delmer siffle la fin des « hostilités », sans d’ailleurs avoir eu à sortir le moindre carton, des applaudissements se mêlent tout de même aux sifflets pour saluer les efforts des joueurs. Nombreux sont les commentateurs qui voudraient voir la foudre fédérale s’abattre sur Claude Bez : manquement à l’équité sportive, atteinte à l’image de la Division 1… Ils devront en rabattre très vite : pendant que les Girondins amusaient la galerie, Saint-Étienne, lancé dans une vaine chasse à la différence de buts au cas où son rival Monaco n’arriverait pas à battre Strasbourg (l’ASM s’imposera 1-0 et remportera le titre), atomisait 9-2 un FC Metz qui alignait un gardien de métier, l’infortuné Michel Ettore. Personne ne voudra en conséquence engager une procédure qui offrirait une victoire facile à l’encombrant moustachu.

Si Sud-Ouest le dit, c’est que c’est vrai

Par la suite, Dragan Pantelic purgera sa suspension, reviendra dans le but bordelais en fin de saison 1982-1983, et repartira illico pour la D2 yougoslave en laissant le souvenir d’un échec. Claude Bez, sorti renforcé de cette affaire, prendra une double revanche sur l’establishment du ballon rond national. Ses Girondins écriront leur âge d’or et s’installeront aux commandes du football de club français avec trois titres de champion (1984, 1985, 1987), deux Coupes de France (1986, 1987 pour leur seul doublé à ce jour), et deux demi-finales européennes (1985, 1987), avant que Bernard Tapie et l’OM ne lancent une course aux armements qu’ils ne pourront pas suivre. Il y aura aussi une « vengeance » plus personnelle via l’équipe de France, lorsqu’il s’imposera pour prendre celle-ci en main en tant qu’« intendant général », avec Michel Platini dans ses valises, après le désastre du match nul à Chypre en qualifications pour la Coupe du monde 1990. Mais il y aura dans le même temps les malversations comptables qui entraîneront la fin tragique de l’ère Bez avec la relégation administrative des Girondins en 1991… 24 ans après sa mort, l’homme continue de diviser l’opinion du peuple Marine et Blanc ; au moins sera-t-il entré dans l’histoire pour l’un des plus mémorables coups médiatiques que la France du foot ait connu.

Division 1 1981-1982, 38e journée

Vendredi 7 mai 1982, 20 h 30, stade Marcel-Saupin à Nantes

Nantes-Bordeaux : 6-0

FC Nantes : Bertrand-Demanes – Ayache, Rio, Bibard, Tusseau – Adonkor, Rampillon, Touré (C. Robert, 78e) – Amisse, Halilhodzic, Baronchelli. Entraîneur : Suaudeau.

Girondins de Bordeaux : Thouvenel, Rohr, Kourichi, Trésor, Bracci – J. Fernandez, Girard (Relmy, 81e), Tigana, Giresse (Martinez, 60e) – Soler, Lacombe. Entraîneur : Jacquet.

Buts : 1-0 Rampillon (1re), 2-0 Halilhodzic (4e), 3-0 Touré (22e), 4-0 Tusseau (26e), 5-0 Amisse (58e), 6-0 Halilhodzic (61e).

21 586 spectateurs. Arbitre : M. Delmer.

Avertissement : aucun. Expulsion : aucune.

Résumé :

Sources :

https://www.sudouest.fr/sport/football/girondins-de-bordeaux/girondins-de-bordeaux-il-y-a-40-ans-le-jour-ou-les-bordelais-ont-joue-sans-gardien-de-but-10843042.php
https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/loire-atlantique/ce-jour-ou-saupin-vu-bordeaux-jouer-sans-gardien-5512943

Notes :

(1) À cette époque, les numéros 1 à 11 sont obligatoires pour les joueurs présents au coup d’envoi et les équipes n’ont droit qu’à deux remplaçants sur la feuille de match, numérotés 12 et 13. Le 1 est obligatoirement le gardien.

(2) Alors en Division 1 et dans le haut du tableau, Laval est aussi une sorte de bête noire pour les Girondins qui laissent très souvent des plumes à Le-Basser malgré leur effectif de gros calibre.

(3) Y compris le correspondant de L’Équipe, journal pourtant peu enclin à la sympathie envers Claude Bez, qui décrira l’Islandais comme « apparemment hors jeu » sur l’action.

(4) M. Lambert aura été à l’origine de décisions contestables un peu plus souvent qu’à son tour pendant sa carrière. Par exemple, cinq mois après ce fameux Bordeaux-Lens, il accordera sous les yeux de l’auteur de ces lignes un penalty très discutable au PSG à domicile face à Nantes, à la dernière minute du temps réglementaire, bien qu’il se soit trouvé à plus de 25 mètres de l’action. Dominique Bathenay ne laissera pas passer l’occasion et le PSG s’imposera 2-1.

16 réflexions sur « Nantes-Bordeaux 1982 : maxi-colère et mini-gardien »

    1. @khiadia c’est aussi lui qui soudoie les arbitres du match de Dniepro en 1/4 en 85 avec des mentaux de visons il me semble, finalement Tapie n’a fait que copier un de ses ennemis, il a du prendre aussi quelques conseils avec Rocher^^
      derniers feux pour nous cette saison là avant l’effondrement mais à cette époque je saoule encore mes oncles avec les girondins avant que la vérité s’ouvre à moi un 23/08/85 ha ha

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      1. Exact Alex. D’ailleurs, un de ses successeurs en sélection devait avoir la même taille. Oscar el Conejo Perez. Idole de Cruz Azul.

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      2. Oscar Perez mesurait 1m71 selon Wikipédia, on ne va pas chipoter pour 1cm donc ta réponse est valide, Khidia 😉

        Et dire que lors de la coupe du monde 2010, le titulaire devait être Ochoa mais Perez lui chipa la place au dernier moment, suscitant l’incompréhension générale de nombreux Mexicains.

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  1. Merci Triple g.
    Un peu dans le même esprit mais pour des raisons différentes, la provocation d’Ottavio Bianchi à la tête du Napoli en 1989. Le président Ferlaino ne voulait pas le libérer de sa dernière année de contrat, alors, lors d’un match sans enjeu de fin championnat à Ascoli, il avait sorti Careca à 10 minutes de la fin pour faire entrer Di Fusco, le gardien numéro 2, à la place de l’avant-centre. Il avait d’ailleurs failli marquer !
    Ferlaino n’avait pas aimé : il a accédé à la demande de Bianchi en le remplaçant par Bigon mais sans le libérer de son contrat. L’Ours de Brescia est resté un an payé à ne rien faire par le Napoli !

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    1. Dans le même délire, Blazevic, à ce moment, coach de Lausanne, avait fait joué Eric Brugener en 10. Brugener, de ce que j’ai pu lire, est certainement le meilleur gardien suisse de l’histoire. En tout cas, il est dans la discussion. Sur un derby face au Servette. Et cerise sur le gâteau, Burgener marquera un but!
      Un court mais chouette reportage du match de la télé suisse.
      https://m.facebook.com/story.php/?story_fbid=372878717985456&id=443599412376535

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      1. Je relance d’un Jürgen et d’un Manu. En 1975, peu après la victoire du Sachsenring Zwickau sur le Dynamo Dresde en finale de Coupe de RDA, Jürgen Croy ayant marqué le TAB décisif à son homologue Claus Boden, l’entraîneur du Sachsenring déclare à propos de son gardien : “Il est tellement bon dans le champ que je l’y mettrais comme titulaire si j’avais un meilleur gardien que lui”. Ce n’était pas une boutade, l’homme allait souvent dans le champ à l’entraînement et y montrait de belles qualités. En 2005, quand Neuer passe pro à Schalke, il fait un petit match comme défenseur central pour un de ses premiers entraînements. À la fin, des supporters impressionnés qui ne connaissent pas le bizut lui font des compliments auxquels il répond : « Bonjour, je suis votre nouveau troisième gardien » avec un sourire banane. Yeux ronds en face, on connaît la suite !

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