Boneco, le 12e homme

Du milieu des années 1960 au milieu des années 1980, Independiente est peut-être le meilleur club au monde, assurément le plus constant dans la durée, accumulant trophées nationaux et internationaux, dont sept titres en Copa Libertadores et deux en Copa Intercontinental. El Rojo est si dominateur qu’il conserve la Libertadores de 1972 à 1975 à une époque où la concurrence est redoutable. Parmi les légendes du club figurent quelques grands noms tels Ricardo Bochini, Daniel Bertoni, l’Uruguayen Ricardo Pavoni ou encore Pancho Sá, recordman des victoires en Libertadores[1]. Et Boneco.

Boneco est un chien et il fait partie de l’histoire d’Independiente, presqu’autant que ses joueurs. De 1974 à 1978, il accompagne l’entrée des équipes sur la pelouse de la Doble Visera, un fanion d’Independiente ou le drapeau argentin dans la gueule. Déjà grisonnant, de race incertaine, il effectue le tour du terrain en faisant le beau ou en marchant sur deux pattes, acclamé par les hinchas à qui il fait passer le temps en attendant les inspirations de Bochini, encore chevelu, ou les chevauchées du gamin Bertoni.

De la rue aux plateaux TV

Quelques années plus tôt, un chien errant parmi tant d’autres approche Juan Carlos Malodin, alias Lolo, un mendiant brésilien moribond, couvert de meurtrissures, perdu dans les rues de Buenos Aires. Le récit parvenu jusqu’à nous assure qu’en léchant les plaies du vagabond, le corniaud le soigne, préalable quasi-mystique à leur incroyable destinée. Lolo le nomme Boneco (une poupée ou une marionnette en portugais), lui apprend quelques tours pour en faire un chien de cirque et gagner ainsi quelques pièces pour se nourrir. 

Personne ne semble se souvenir comment mais le second miracle a lieu quand le duo est invité par le présentateur star de la télé argentine, Pipo Mancera. Chaque samedi de 1962 à 1974, Mancera monopolise l’antenne six heures durant, reprenant à son compte le concept de l’émission américaine Omnibus au cours de laquelle se mêlent divertissements, entretiens et reportages plus ou moins culturels[2]. La visibilité qu’offre Mancera au maître et à son chien leur ouvre de nouvelles portes et c’est ainsi que Boneco figure au casting d’une série très populaire diffusée en soirée.

Dans un épisode d’une série appelée Gorosito y Señora avec le célèbre acteur Santiago Bal.

Le porte-bonheur

Début 1974, Lolo profite de sa notoriété pour assister à un entraînement d’Independiente, club qu’il supporte. Les joueurs le reconnaissent et l’invitent au stade avec son chien. Mieux encore, pour le clásico d’Avellaneda du 24 mars 1974, Ricardo Pavoni foule la pelouse de la Doble Visera en compagnie de Boneco. Independiente écrase le Racing Club (4-1) et les joueurs font du chien la mascotte d’El Rojo

Dès lors, sa présence aux matchs disputés à la Doble Visera est quasi systématique. Les leaders exigent même qu’il voyage avec eux. Alors Boneco découvre le continent sud-américain au gré des matchs de Copa Libertadores, devenant plus célèbre que Napoleón, le débonnaire molosse du CA Atlanta avant-guerre.

Pavoni est sans doute celui qui est le plus proche du chien. « El Chivo Pavoni lleva el perro », le Bouc Pavoni mène le chien… Pavoni, cinq Libertadores, un guerrier uruguayen aux moustaches tombantes et ressemblant à Franck Zappa. El Chivo est connu pour sa capacité à densifier sa chevelure d’un jour sur l’autre, comme s’il pouvait faire illusion sur sa calvitie. Un joueur soucieux de son apparence mais surtout un latéral impitoyable, habile tireur de coups francs et un leader. Un jour, dans une enceinte hostile et surchauffée, Pavoni dit à ses coéquipiers : « Si Boneco pénètre dans ce stade, comment pouvons-nous avoir peur ? »

El Chivo Pavoni, ses cheveux de nylon et Boneco

Lors d’un match au José-Amalfitani, les hinchas de Vélez lâchent un chien sur la pelouse pour hacher le rythme et aider les joueurs d’El Fortín à résister au Rojo. C’est Boneco qui se charge de faire sortir l’autre clebs et bien sûr, Independiente l’emporte. Mascotte et justicier, Boneco rappelle Upa, un chien qui avait l’habitude de s’en prendre aux arbitres hostiles à Independiente dans les années 1940.

Cela dure jusqu’au décès de Lolo en 1978, signifiant la fin du conte de fée. Friands de pathos, les « biographes » de Boneco prétendent qu’il se laisse mourir de tristesse au pied de la tombe de l’ancien mendiant brésilien. De tout cela, il reste une page Wikipédia, les photos du chien paré aux couleurs d’Independiente et les souvenirs d’El Bocha Bochini « Boneco était un talisman, et quand il n’était pas là, nous ressentions son absence comme s’il s’agissait de l’un d’entre nous. »

Boneco devant Ricardo Bochini.

[1] Six victoires : quatre avec Independiente, deux avec Boca Juniors.

[2] C’est Mancera qui réalise la première interview d’un gamin misérable de 10 ans venu de Villa Fiorito et appelé Diego Armando Maradona. 

48 réflexions sur « Boneco, le 12e homme »

    1. Pavoni croupier ! Avec ses moustaches de Tatar, on l’imagine plutôt braqueur de casino eh eh.

      Pour Independiente, le retour au 1er plan n’est pas pour tout de suite. Déjà 3 coaches différents depuis le début de l’année… Triste pour un tel monument.
      C’est pas formidable pour le grand rival du Racing avec Gago sur le banc mais la Academia a au moins la Copa Libertadores pour se consoler.

      0
      0
  1. ah super un article sur Boneco. Fallait y penser ! il y a eu aussi des histoires similiaires avec d autres toutous fetiches de club, mais aucun n a eu la renomme, les succès et les supers pouvoirs de Boneco.

    1
    0
      1. Avant qu’Ajde ne donne son avis, je donne le mien : oui, top 10. Avec Carnevali ou le moins connu Agustín Cejas du Racing, tous à peu près à la même période.

        0
        0
      2. Ça donnerait quoi? Fillol, Carrizo, Dominguez, Cejas, Santoro, Tesoriere, Gatti, Carnevali, Roma…

        0
        0
      3. Cozzi, Musimessi, Gualco dont il faudra raconter le parcours d’oie blanche dans les années 40 quand la corruption et les matchs truqués sont légion. Goycochea pour ses compétitions avec l’Albiceleste (je ne cite pas Pumpido, on va me dire qu’il était nul !). Ça fait déjà plus de 10 !

        0
        0
      4. Top 3
        Tesoriere – Carizzo – Fillol
        (incontestable pour moi, en prenant en compte les paramètres suivants: apports techniques, influence sur l’évolution de jeu et sur le poste de gardien spécifiquement, héritage laissé, …). 3 gardiens pour 3 époques distinctes.

        Ensuite, dans un top 10, je mettrais par ordre chronologique: Gualco, Cozzi, Domínguez, Roma, Cejas, Goycochea.

        Reste une place, donc. Santoro, pourquoi pas.. et pléthore d’ autres noms, dont par exemple Fernando Bello, lui aussi d’ Independiente, premier grand nom rojo dans les buts.
        Et à l’instar de Goyco, pour la raison qu’évoque très justement Verano sur la sélection, je considèrerais aussi Dibu Martinez.

        0
        0
      5. Et Gatti qui est souvent mentionné parmi les grands gardiens argentins, de mon côté: survendu, un style ok, mais ça fait pas tout.
        (Pumpido idem, un palmarès fourni qui cache le reste, pas le plus transcendant et décisif).

        0
        0
      1. J’avais un copain guitariste, fan de Zappa, du genre à faire parti d’une asso des fans français de l’artiste. Il me disait qu’il y avait bien 100 albums persos, sans compter ses participations aux albums d’autres artistes. Dingue.. Surtout qu’il était pas figé dans un style, Franky!

        0
        0
      1. Une soixantaine d’albums de son vivant, et depuis sa mort plus de 40 publiés par la famille. Pas beaucoup de collaborations dans des disques d’autres artistes, par contre (plus comme producteur que comme musicien).

        Le Mot et le Reste vient de publier un gros pavé qui est en fait une discographie commentée. John Raby en est l’auteur (https://lemotetlereste.com/musiques/frankzappa/).

        C’est très bien (mais pas pour les débutants).

        2
        0
  2. Salut à tous et merci à Verano pour ce nouveau super article.

    L amoureux des chiens et du foot Argentin que je suis est comblé.

    Bon je vais vous plomber l ambiance mais une anecdote horrible et véridique concerne Independiente et nos amis à 4 pattes.

    Lors du dernier passage du club à l étage inférieur le début de saison est catastrophique, les barras bravas ont tué 2 pauvres chiens qu ils ont accroche sur les grilles d entrée du centre d entraînement avec un message explicite qui disait que la prochaine fois ce ne serait pas des chiens qui seraient pendus aux grilles…

    Horrible mais vrai.

    0
    0
    1. Ah ben, en ce qui me concerne, je te confirme que tu as bien plombé mon état d’esprit, lol, le foot qui rend fous.. Quoique, au-delà du foot.. Que de fois peut-on voir de chiens essuyer les frustrations de pauvres types…………

      Le timing de cet article relève de la transmission de pensée : je repensais hier, dans un parc d’attraction thématique (dont la figure de proue est un bouc), à un article dont le port-folio était le bouc Hennes de Cologne – logique : même aire culturelle, même totems..

      Des chiens, des aigles, des coqs.. Souvenir d’une photo d’un matou régulièrement tenu en laisse, mais je ne sais plus de quel club anglais il s’agissait?? Sous Mobutu, je pense qu’il y eut çà et là un léopard!!

      En Belgique, déjà vu une photo d’un dogue (surnom de l’équipe) promené sur la pelouse de l’Olympique Charleroi..mais de là à ce que fut une tradition..??

      Pourquoi certains clubs adoptent-ils ce genre de cérémonial, de bestiaire..et d’autres pas?

      0
      0
      1. C’est clair mais ça, va le faire comprendre à des abrutis…

        J ai lu aujourd’hui que les barras de Vêlez avaient agressés leurs joueurs après la défaite contre Huracan… J adore la passion Argentine mais ça va souvent trop loin.

        0
        0
      2. J’ai la sensation que tout est parti en vrille vers la fin des années 80, quand par exemple les barras faisaient la loi dans le vestiaire de River, époque Bambino Veira. C’est peu de temps après que José Yudica avait été agressé à Argentinos (après ce qu’il avait fait pour El Bicho…). Avant cela il y avait déjà de la violence mais je n’ai pas d’exemple où les joueurs ou coachs étaient physiquement menacés par les barras (je peux me tromper).

        0
        0
  3. Boneco, quelle classe! Bien plus classieux que certains supporters…

    Vous parlez de Santoro, et je ne suis pas d’accord avec vous, il était quelconque, inférieur à un Pumpido qu’on aime bien décrier ici. Mais je vous rassure: aucun gardien moyen n’a fini champion du monde (non non, Félix était bon), hé oui les faits ont la dent dure.

    Sinon Verano, honte à toi, parler d’Independiente comme du probable meilleur club du monde dans les mid 60’s-70’s sans tempérer en mentionnant toutes les magouilles de cette crapule de Grondona qui lui ont permis de se maintenir au sommet de la hiérarchie sud américaine de 72 à 75 par ex, si je te connaissais pas, j’aurais pu te taxer de mauvaise foi ou pire: d’hincha d’Independiente ^^

    0
    0
  4. Une vraie bonne tête de corniaud, j’aime bien..mais il n’a pas l’air si commode : investi de sa mission sur les photos, le toutou!, c’est pas vraiment le youki de Gotainer.

    La calvitie de Pavoni.. Ils avaient vraiment du mal à assumer ça à l’époque, pas seulement les footballeurs d’ailleurs. Des joueurs qui en tiraient la meilleure conclusion qui s’impose, couper ras : ben spontanément je n’en vois pas!

    0
    0
    1. Y a plein d’histoires à propos des cheveux de Pavoni. Pastoriza lui collait des mèches avec du scotch, il se badigeonnait parfois de cirage noir (je crois que lors d’un match contre l’Etoile Rouge, la pluie avait fait couler le cirage et l’ailier yougo qu’il marquait l’avait regardé avec de grands yeux). Il avait également fait appel à un spécialiste durant la CM 74 pour se faire faire une moumoute.

      0
      0
      1. La tête de l’ailier yougo, lol..

        Mon premier (et dernier) coiffeur se maculait le crâne avec du cirage, ça se faisait encore fin 80’s..et lui aussi parfois ça coulait, lol (pauvre homme, l’air de rien..)..mais maintenant??

        En Belgique, Anderlecht, 67-68 : Heylens (en haut à gauche – il était toujours en haut à gauche sur les photos d’équipe) assume sa calvitie..

        https://scontent.flgg1-1.fna.fbcdn.net/v/t1.6435-9/50069580_10216493049911366_4398162994912034816_n.jpg?_nc_cat=110&cb=99be929b-3346023f&ccb=1-7&_nc_sid=825194&_nc_ohc=hv4AW0eqblYAX_GMAgF&_nc_ht=scontent.flgg1-1.fna&oh=00_AfBmTAGzf8ccx21DykG3FmgiGYrMukyohrPOHhZE8I43HA&oe=64EF9B86

        Mais ce doit être l’une de ses dernières photos en mode « naturel » car, en cours de saison : il en a marre qu’on se foute de sa poire, entreprend donc de mettre une perruque……… Survient alors en 68-69 un match contre le Standard, son adversaire direct est l’international hongrois Antal Nagy..lequel dribbleur fou lui fit perdre pied et, bien évidemment, sa moumoute……

        Ce que je trouve admirable est qu’il ne se laissa pas démonter! : de match en match (perceptible au Mexique 70, à l’Euro72..), il continua à porter une moumoute………mais pas toujours la même, loin s’en faut! : d’une saison voire d’un match à l’autre : la ligne était +/- à gauche..ou +/- à droite.. ou alors les « cheveux » étaient comme gominés vers l’arrière.. Il devait en avoir une dizaine de différentes au moins, et en changeait simplement selon l’envie du jour.

        0
        0
      2. N’était-ce déjà d’Argentine, que tu nous rapportais jadis l’histoire d’un joueur ayant volé la moumoute d’un autre??

        0
        0
      3. Je pense que tu évoques Tito Valdés du Sporting Gijón dont la perruque était tombé au sol à deux reprises. Honteux, défait, il avait pris le chemin du vestiaire pour noyer sa peine.

        0
        0
      4. Non, c’était autre chose. Pas grave, je vais chercher parmi tes 10.000 commentaires.

        0
        0
      5. Ce Pavoni j’en ignore tout..mais j’imagine que, fin des fins, c’était pour plaire aux femmes s’il entretenait vaille que vaille cette toison de comanchero?

        Le problème c’est qu’elles devaient en avoir de belles à raconter ensuite, c’est bien le genre de détails qui ne leur échappe pas..auquel cas c’était bien la peine de se donner tout ce mal..

        0
        0
      6. Verano, je retombe à l’instant sur ce que tu nous racontas bel et bien, en guise de vol de moumoute!, in « La strangulation », je cite : « le champion du monde argentin Marcelo Trobbiani (alors à Cobreola) tente d’arracher la moumoute (…) »

        0
        0
  5. ha ca y est on est définitivement arriver en Argentine et avons quitté les articles sur le Brésil me voilà comblé (et je vais savoir de quoi on parle^^)…bon je retourne lire l’article^^

    0
    0
  6. y’a qu’en amerique du sud que t’as de tels récis!! excellent et en plus notre écrivain préféré site Zappa dans l’affaire chapeau^^
    ça mériterait presque un article sur les mascottes (la chèvre de cologne par exemple) s’il y en a d’autres de pars le monde^^

    0
    0
      1. Mais surtout : quelle reconversion défensive du chien!

        A bien y réfléchir, je crois que je suis admiratif.

        0
        0

Laisser un commentaire