Série sur la Coupe du monde 1982 (7/8) – A tragédia do Sarrià nunca aconteceu (la tragédie de Sarrià n’a jamais existé)

Retour sur l’histoire d’un lieu devenu mythique, le stade de Sarrià à Barcelone.

Juillet 2022. Le promeneur solitaire marche dans la fournaise de Barcelone, à l’ombre des blocs résidentiels du quartier de Sarrià, guidé par les souvenirs et l’imagination. C’est une quête personnelle qui oriente ses pas, la recherche de vestiges du passé, ceux évoquant les inoubliables rencontres du Groupe C au second tour de la Coupe du monde espagnole disputée sous un soleil de plomb.

Barcelone, été 1982

Il y a 40 ans de cela, le projet d’organisation des Jeux olympiques est une chimère entretenue par les intrigues de salon de Juan Antonio Samaranch et Barcelone ne s’est pas encore abandonnée aux projets des urbanistes imaginant la rencontre de la mer avec le cœur fourmillant de la ville. Enfermée dans les limites du plan Cerdá, écrasée de chaleur et cernée par les feux de forêt, la capitale catalane se prépare à recevoir les légions de supporters italiens, belges, argentins et brésiliens pour le second tour de la Coupe du monde. Superbes de mépris réciproques, de rares Polonais et Russes appartenant à la nomenklatura visitent l’Espagne post-franquiste, jouissant de leurs précieux visas, sésames réservés aux apparatchiks les plus dévoués à la chancelante cause communiste. 

Le Real Comité Organizador del Mundial 82 devrait se réjouir et pourtant les officiels sont contrariés. Incapables de dominer leurs groupes respectifs, l’Italie et l’Argentine, programmées pour s’affronter dans le vaisseau de 120 000 places qu’est le Camp Nou, sont relégués en compagnie du Brésil à Sarrià, la vieille enceinte de l’Español[1], à peine toilettée pour la Coupe du monde, et dont les tribunes de ferraille et de béton enlaidissent le coquet quartier éponyme.

Edifié en 1923, l’estadio de Sarrià est un monument historique, témoin du premier match de l’histoire de la Liga, un dimanche après-midi de février 1929. Privé de ses cracks Zamora, Saprissa ou encore Padrón, l’Español s’impose malgré tout au Real Unión de René Petit et Antonio Emery, le grand-père d’Unai, actuel propriétaire et dépositaire de la mémoire du club d’Irún. Le stade, dominé par une ancienne bâtisse agricole appelée le Chalet, est alors au cœur d’un faubourg tout juste rattaché à Barcelone, « la ville des prodiges » telle que la dépeint Eduardo Mendoza. Quartier grouillant d’artisans et de commerçants venus des campagnes, le quartier s’embourgeoise au fil du temps au point d’être finalement trop chic pour l’Español.

Sarrià dans les années 1940. Au fond, le Chalet où se trouvent les vestiaires et toutes les infrastructures de l’Español.

Un drame en trois actes

Pendant que la Pologne de Boniek se qualifie pour les demi-finales dans l’immensité à moitié vide du Camp Nou, l’estadio de Sarrià est pris d’assaut, théâtre inattendu d’un drame en trois actes dont le premier pourrait s’intituler « Italie-Argentine ou l’œuvre du monstre Gentile », le second, « Brésil-Argentine, le vain sacrifice du jeune Maradona » et le dernier, bouleversant,  « Italie-Brésil, la chute du géant aux pieds d’argile ».

Avant Italie-Brésil.

Durant une semaine, Sarrià, ses gradins sans confort et son teint grisâtre, s’abandonne à la couleur. Orchestrée par les tifosi, les hinchas et les torcidas, une féerie polychrome s’ouvre le 29 juin, jour de la Saint-Paul. Puisque l’apôtre ne peut rien pour Paolo Rossi, dont la pénitence semble ne jamais devoir prendre fin, Tardelli et Cabrini se chargent de parachever l’œuvre souterraine de Gentile, le véritable héros de ce choc de titans entre l’Italie et l’Argentine. Le 2 juillet, la Seleção de Telê Santana danse à son tour sur les dernières illusions argentines et pour beaucoup, il s’agit du passage de témoin entre le tenant du titre et le futur champion. Puis vient le 5 juillet, Italie-Brésil. 44 000 privilégiés saturent les tribunes verticales, recouvrant le ciment de jaune et de bleu. Dans le stade le plus vétuste de la compétition, ils assistent à un chef d’œuvre à la dimension mystique troublante tant la renaissance de Paolo Rossi relève du miracle. C’est également la fin des illusions pour les artistes dans ce que les Brésiliens appellent encore a tragédia do Sarrià. 

La destruction de Sarrià

Lieu saint pour les uns, de désolation pour les autres, Sarrià demeure la maison de l’Español jusqu’à la fin du siècle. Nkono en est l’idole tout au long des années 1980, héritier d’une longue lignée allant de Zamora à Marañon. Raúl Tamudo y fait ses débuts sans pouvoir s’inscrire dans la légende du lieu puisque les vieilles tribunes s’effondrent en 1997, vaincues par les assauts des pelles mécaniques.

Ricardo Zamora frigorifié au pied du Chalet de Sarrià.

Les larmes des plus anciens Periquitos n’y changent rien : découragés par l’ampleur de la dette, les dirigeants vendent leur âme aux promoteurs immobiliers, actant par là même leur déclassement social comme tant de Barcelonais obligés de quitter l’ultra-centre pour la périphérie, victimes du post-modernisme et de la gentrification d’une ville désormais résolument tournée vers la Méditerranée. Club des immigrés castillans et andalous durant des décennies, le RCDE est aujourd’hui soutenu par des Catalans qui refusent l’hégémonie tyrannique du FC Barcelone dans une cité devenue phosphorescente, miroir aux alouettes pour touristes AirBnb.

La destruction du stade, moments de misère pour les Pericos.

Épilogue

En ce chaud mois de juillet 2022, le flâneur peine à croire qu’un club de Liga ait pu résider dans ce quartier cossu fait de constructions serrées. La découverte d’une rue Ricardo Zamora sonne comme un premier indice. Peut-être mû par l’instinct, le passant s’aventure dans un jardin mal entretenu entouré d’immeubles bas. Près de l’entrée, au pied d’un tumulus terreux, une plaque verdâtre couverte de tags témoigne en catalan du passé du lieu : c’est ici que s’élevait l’estadio de Sarrià. 

Immobile devant la stèle, le promeneur se laisse envahir par l’émotion. Des gamins jouent bruyamment devant lui sans qu’il ne les voit et ne les entende vraiment. Les images se brouillent, les immeubles ceignant le parc se déforment jusqu’à devenir des tribunes mouvantes. Sur la pelouse préparée avec dévotion par Tonino, le jardinier de l’Español, les enfants courent après un ballon accompagnés des clameurs de la foule présente dans le stade. Le rêveur s’assoit sur un banc. A sa droite, se trouve Telê Santana. Il jette un œil au tableau d’affichage : l’Italie mène 3-2. Il n’est pas inquiet, a tragédia do Sarrià n’a jamais existé. Il connaît la suite : sur un coup franc frappé par Eder, Oscar va s’imposer dans les airs et placer une tête que Dino Zoff ne parviendra pas à stopper[2], donnant naissance au milagre do Sarrià, le miracle de Sarrià.


[1] Le Real Club Deportivo Español catalanise son nom en Reial Club Deportiu Espanyol de Barcelona en 1995.

[2] Zoff bloque évidemment la tentative d’Oscar et l’Italie s’impose 3-2, en route vers un succès final.

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30 réflexions sur « Série sur la Coupe du monde 1982 (7/8) – A tragédia do Sarrià nunca aconteceu (la tragédie de Sarrià n’a jamais existé) »

  1. C’est fort cheap pour ne pas dire minable, cette pancarte pour situer l’ancien stade.. Même l’antique Führerbunker est mieux « documenté » à Berlin!

    Cette poule à 3 est symboliquement formidable : le tenant du titre, le futur vainqueur, le prix du public..et ce dès le second tour! ; à certains égards, la véritable finale se joua parmi ce ménage à trois, d’ailleurs la finale n’est pour ainsi dire jamais évoquée quand vient le moment de se pencher sur la WC82.

    Verano, j’ignore si tu comptais te pencher tout particulièrement sur les deux figures on-ground dominantes du Brésil 82, alors dans le doute : deux articles viennent de sortir sur Solavanco.

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    1. Merci, je viens de lire ça. C’est un peu sévère à propos de Sócrates, il fait un peu plus qu’accompagner le mouvement. S’il part en Italie, c’est à cause du refus des militaires d’instaurer le suffrage universel direct.
      Bon, après, en effet, il se fourvoie en opposant les populations des états, entrant dans les schémas caricaturaux qui font de tous les gaúchos des héritiers de Getulio Vargas. Mais c’est un militant et comme presque tous les militants, il montre son intolérance. Surtout à la fin de sa vie où l’alcool ne doit pas arranger les choses.

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  2. Merci pour ce bel article et cette belle mais triste histoire. L’Español a aussi joué au stade olympique (rénové pour les JO de 1992 et situé sur la colline de Montjuïc) après Sarrià. Que devient ce stade ? Est-ce que les équipes de jeunes de l’Español joue aussi au stade RCDE ? Je ne sais pas pourquoi mais quand j’entends le mot Español, c’est au chilien Carlos Caszely à qui je pense. Est-il considéré comme une légende de ce club ?

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    1. Mon « Espanyol à moi », comme très certainement pour tous ceux de ma génération… est celui de la finale de Coupe de l’UEFA 2007, perdue aux tirs-au-but face au « Rojiblancos » de Juande Ramos (deuxième conquête de l’âge d’or sévillan dans cette compétition) après un scénario riche en suspense.
      Valverde sur le banc, Rufete et Zabaleta à droite… De La Peña en meneur de jeu, repositionné plus haut tel un vrai numéro 10, derrière 2 attaquants dans un classique mais désormais quasi antique 442 en losange… Walter Pandiani et Tamudo devant (le premier était remplaçant ce soir là)… Et enfin l’héritier de la culture des grands gardiens camerounais: Kameni (remplaçant encore à cette époque mais qui marquera incontestablement le club dans la suite de sa carrière).

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    2. L’Espanyol a créé son propre centre sportif (appelé Dani Jarque en hommage au Perico mort d’une crise cardiaque) où évoluent les jeunes et s’entraînent les pros. Il était question que le Barça joue à Monjuíc durant la rénovation du Camp Nou mais je ne sais pas où en est ce projet.
      Ah Caszely ! Joueur de D3 à Levante, puis Segunda. Oui il a joué au RCDE, une bonne saison puis des blessures. Ce n’est pas une légende, passage trop bref pour ça. A l’époque, Marañon et Solsona sont les idoles de Sarrià. Pas Caszely.

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      1. A la meme que Caszely, on peut noter la présence du gardien paraguayen Roberto el Gato Fernandez. Qui est certainement le meilleur gardien de ce pays apres Chilavert. Vainqueur de la Copa America 79.

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      2. J’aime beaucoup El Gato Fernández, grand gardien flegmatique, vainqueur de la Copa 79 en effet et qui est là en 86, héros du match Mexique – Paraguay.
        J’aimerais dire que c’est une légende de l’Espanyol mais ce n’est pas le cas. Titulaire une saison, comme Caszely, puis remplaçant d’Urruti.

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      3. Merci. On apprend non seulement par tes textes mais également par tes réponses. Trop content de ce site P2F !

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  3. Une fois n’est pas coutume, je commente ici avant même de lire l’article… la photo de couverture et la connaissance de l’auteur suffisent en effet à me satisfaire !
    L’épisode que j’attendais concernant cette série: une sorte de douceur sous le sapin délicatement déposée avant l’heure.

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  4. Du fait de la victoire de la France, je me réveille de très bonne humeur. Je me permets donc un petit délire sur un joueur que j’adore (dont j’avais d’ailleurs fait le lien avec Stéphane Paille).

    Définition de talisman : Ce qu’on croit doué d’un pouvoir magique, qui est censé porter bonheur.

    Parlons donc du talisman français :

    T comme Tours où j’ai été élu meilleur joueur de L2 en 2010 tout en étant le meilleur buteur de cette L2.

    A comme Arsenal où j’ai gagné 3 FA Cups alors que ce club n’avait rien gagné depuis 9 ans.

    L comme Londres car j’ai aussi joué dans un deuxième club londonien (Chelsea) où j’ai encore gagné des trophées dont la Ligue Europa 2019 en y étant le meilleur buteur.

    I comme inoxydable car je n’arrête pas d’empiler les buts même à 36 ans.

    S comme scorpion car faire son coup m’a permis de gagner le prix Puskas 2016.

    M comme Monde car je suis déjà un champion mais également comme Montpellier avec qui j’ai gagné le seul titre de L1 ou D1 de son histoire en 2012.

    A comme AC Milan avec qui j’ai gagné la serie A 2022 alors que ce grand club italien n’avait pas remporté le championnat depuis 11 ans. J’aurais aussi pu dire A comme Angleterre depuis hier car j’ai ruiné leur espoir de regagner la coupe du monde après 56 ans.

    N comme nouveau record car je n’arrête pas d’améliorer celui du plus grand nombre de buts en équipe de France depuis 2 rencontres et devant les caméras du monde entier.

    Alors, vous me remettez ? Je suis Olivier Gi…(la dernière syllabe doit être criée très fort !) .

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    1. J’avoue que Giroud grimpe dans mon estime ces derniers temps. Il me laissait plutôt indifférent. Mais magnifique présence aussi bien en club qu’en sélection actuellement. Malgré l’adversité. Il ne deviendra jamais un chouchou mais a réussi à me faire changer d’avis. C’est un tres bon attaquant.

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    2. O comme orgasme footballistique
      L comme laurier qu’il faudrait lui dresser
      I comme incroyable
      V comme vérité du terrain la seule qui compte
      I comme impitoyable
      E comme étoile on espère qu il nous apportera la troisième
      R comme renard des surfaces

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    3. * Prix Puskas 2017. A qui Giroud ressemble le plus pour son style dans l’histoire du football ? Je pensais à Santillana, Zamorano ou Kocsis mais ne suis pas satisfait de cette comparaison. Giroud est aussi plus habile techniquement que Hrubesch.

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      1. Giroud est ultra-complet, vraiment il a tout en sus d’une mentaité extra.. Le désamour dont il a souffert m’a toujours laissé perplexe, je l’ai trouvé hors-normes dès Montpellier. Et très supérieur à de plus notoires Kluivert & Co.

        Lui trouver un point de comparaison est d’autant plus difficile.

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      2. Le Suédois Ralf Edström, excellent. Merci. Champion de France en 1982 avec Monaco avec un autre superbe joueur étranger : le suisse Umberto Barberis.

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      3. J’aurais dis Christian « Bobo » Vieri (Christian avec un « h » oui, à la française, nationalité de sa mère pour la petite anecdote)…
        À moindre mesure peut-être Boksic ? Pourquoi pas Morientes aussi ?

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      4. Edstroem décrochait énormément, se baladait partout..alors que Giroud est un vrai joueur de surface, donc non.

        Dieter Müller?

        Sacré bon joueur en tout cas, je le placerais très haut si j’étais français – et pourtant dieu sait que vous avez produit des cracks à travers les décennies.

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  5. Merci à calcio et Bota pour ces nouvelles suggestions. Bien meilleures que les miennes. Je vais essayer de voir si Dixie Dean ou le suédois Nordahl se rapprochaient de Giroud par le style ou pas.

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  6. Cette minuscule plaque en plastique d’un vert douteux est vraiment d’une tristesse, c’est vraiment le meilleur moyen de passer devant sans s’arrêter pour lire ce qu’il y a inscrit dessus…

    Verano, encore merci ! (comme d’habitude remarque, j’ai du te remercier une bonne dizaine de fois héhé)

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