Juan Guedes, 1942-1971

Vis unita fortior, l’union fait la force : ce postulat justifie la création de la Unión Deportiva Las Palmas en 1949, quand cinq équipes[1] de Gran Canaria évoluant au plus haut niveau régional décident de renoncer à une partie de leur identité, bourgeoise ou ouvrière, laïque ou religieuse, au profit d’un club phare susceptible de faire grandir le football sur l’île tout en enrayant la fuite des talents vers le continent. Il ne faut que deux années pour que le postulat devienne vérité et en 1951, Las Palmas accède à la Liga[2].

A cette époque, Juan Guedes a une dizaine d’années et rêve déjà des Amarillos. Issu d’une famille ouvrière du sud de l’île qu’il ne retrouve que durant l’été, il est confié à une tante et un oncle sur les hauteurs de Las Palmas, une zone terreuse que l’urbanisation n’a pas encore totalement absorbée. Eduqué dans la religion, comme partout dans l’Espagne franquiste, fût-ce à 2 000 kilomètres de Madrid, il joue avec l’équipe Saint-Vincent-de-Paul, collectionne les cromos de joueurs et se rend chaque fois qu’il le peut à l’estadio Insulár pour y admirer les héros locaux, en particulier Juanono, le si rassurant chef de la défense. Plus tard, en mars 1961, alors qu’il brille avec le Club Deportivo Porteño[3] en deuxième division régionale, des émissaires de l’UD Las Palmas supervisent et recrutent ce prometteur milieu de terrain de 18 ans à quelques journées du terme du championnat.

Les débuts en seconde division

Rétrogradé en 1960, Las Palmas s’appuie sur un effectif faisant la part belle à une nouvelle génération d’îliens issue des rangs des jeunes de la Unión Deportiva parmi lesquels le gardien Betancort (portier du Real Madrid des yéyés) et l’attaquant Vicente (futur joueur du Barça) font office de cracks en devenir. Juanito Guedes débute avec le maillot amarillo pour les deux dernières journées de championnat, au printemps 1961. Dès la saison suivante, il s’installe en tant que titulaire et déjà son football cristallin saute aux yeux de tous les observateurs : milieu gauche capable d’évoluer dans l’axe, il aimante la balle, alterne entre passes courtes redoublées et jeu en profondeur précis à destination des attaquants. Guedes ne frappe pas le cuir, il le caresse avec onction, peut-être la conséquence de son apprentissage avec des ballons faits de feuilles de bananiers tressées.

Alors qu’il n’en est qu’à ses premiers pas en seconde division, il est déjà considéré comme un pilier des Espoirs espagnols (il conquiert ses premières capes alors qu’il joue encore avec le CD Porteño en championnat régional et avec la sélection espoirs des Canaries) puis intègre la Roja B en novembre 1961[4]. Las Palmas aurait sans doute eu des difficultés à conserver Guedes si, après plusieurs places d’honneur, les Amarillos n’étaient pas parvenus à retrouver la Liga. C’est chose faite en 1964 quand le coach Vicente Dauder peut s’appuyer sur trois Canariens exceptionnels, un dans chaque ligne : Guedes au milieu, bien sûr, Tonono en défense centrale, et Germán Devora à la pointe de l’attaque.

Guedes, accroupi à gauche.

A l’origine du tiki-taka

S’ouvre alors le premier âge d’or de la Unión Deportiva (le second correspond aux années 70 sous influence argentine). L’identité du club est plus forte que jamais, aucun étranger ne compose l’effectif et à la fin des sixties, les titulaires sont tous Canariens à l’exception du gardien d’origine basque. A tous les niveaux, des passionnés issus de Gran Canaria ou Tenerife font vivre l’entité amarilla, dirigeants bienfaiteurs, aficionados donateurs et obscurs employés, des hommes dévoués flirtant avec la marginalité qu’un boulot de jardinier, cordonnier ou magasinier préserve de l’indigence.

Dauder parti, Ochoa décevant, Luis Molowny prend les rênes de l’équipe en 1967. Natif de Tenerife, ancien international et attaquant majeur du Real Madrid durant une décennie, il a déjà entraîné Las Palmas à la fin des années 50 et au début des années 60 dans un rôle d’intérimaire puis de formateur. Dès sa première année pleine, avec de nombreux joueurs qu’il a dirigés chez les jeunes, il fait de Las Palmas l’équipe espagnole la plus excitante à regarder.

Luis Molowny.

En compagnie de Paco Castellano et José Manuel León, d’autres produits de l’équipe juvenil amarilla, Guedes, Tonono et Germán composent un socle formidablement technique, privilégiant le jeu de passes à une époque où, en dehors du Real Madrid et du Real Zaragoza de los Cinco Magnificos, les formations espagnoles pratiquent un football direct et brutal. La Unión Deportiva se classe troisième en 1968 puis seconde en 1969, les meilleurs résultats de son histoire[5]. L’incontestable leader de ce football est Juan Guedes, fidèle à Las Palmas malgré les sollicitations du Barça et de l’Atlético. Pour le public de l’estadio Insular, il est El Mariscal del campo, celui qui distribue le jeu de son pied gauche, un maestro en position basse, une sorte de cinco tel qu’ont les conçoit en Argentine, la hargne en moins, qu’une partie de la presse élit joueur de l’année 1968 en même temps qu’il connaît sa première sélection avec l’Espagne[6].

Avec Tonono, au funeste destin également.

Quand le tiki-taka du Barça de Guardiola ou de la Roja d’Aragonés et Del Bosque triomphent dans les années 2000, les plus anciens chroniqueurs se souviennent alors de l’UD Las Palmas de Molowny, probablement la première équipe espagnole à avoir pratiqué ce jeu de possession, lent et technique à la fois, dont Guedes est le grand ordonnanceur, superbe de maîtrise ceint de son maillot jaune orné du numéro 6.

La fin

La saison suivante est un chemin de croix. Après la défaite de trop, Molowny démissionne et si les Amarillos se maintiennent, c’est sans Juan Guedes. Lors de la 24e journée de Liga 1969-1970, il se blesse avant la mi-temps et doit quitter ses compagnons en perdition contre Bilbao. Ausculté à Barcelone, il est d’abord question de problèmes nerveux, susceptibles d’avoir causé une lésion au ménisque. Un mois plus tard, la presse rend compte d’une opération du genou gauche. Des douleurs abdominales le contraignent à de nouveaux examens en juillet 1970 et il subit une seconde intervention à Barcelone destinée à soigner une sténose intestinale, bénigne selon les dires du prestigieux professeur Antonio Puigvert, chirurgien des grands de ce monde.

De retour le 26 septembre 1970 contre Bilbao, l’entraîneur Rosendo Hernández le fait entrer en jeu en début de seconde mi-temps. Le public se lève et se met à applaudir. L’ovation de l’estadio Insular dure cinq minutes, une longue démonstration d’amour pour la plus grande idole de l’UD Las Palmas. Le répit dure trois mois, jusqu’en décembre, quelques jours avant Noël : annoncé titulaire face au Barça, les médecins du club lui interdisent de participer à la rencontre.

Accueilli à Barcelone pour de nouveaux examens, un journaliste d’El Mundo Deportivo obtient une interview de Guedes depuis l’hôtel où il réside entre ses séances à l’hôpital. Ses mots sont rassurants, il s’agirait d’une simple infection stomacale. Trois semaines plus tard, les quotidiens rendent compte d’une nouvelle opération. Puis il est transféré à la clinique Santa Catalina de Las Palmas où il doit achever sa convalescence. Sur les photos prises dans sa chambres et publiées dans le journal local, le visage de Guedes ne trahit rien de ses vicissitudes. Cette confiance apparente est un leurre, il ignore ce que ses proches savent depuis longtemps : il n’y a plus rien à faire. Le chirurgien n’a pu que constater la gravité et la généralisation de la tumeur qu’il avait déjà tenté d’éradiquer l’année précédente. Juan Guedes, El Mariscal, s’éteint le 9 mars 1971 à 28 ans. L’onde de choc est considérable, des milliers de personnes viennent se recueillir devant son cercueil exposé au siège du club. Plus de 50 ans après sa disparition, la Unión Deportiva continue d’honorer la mémoire d’un homme éternellement jeune, comme s’il avait voulu échapper à une longue sénescence et ne jamais se faner.

Note de l’auteur : une grande partie des informations présentes dans ce texte proviennent du site https://juanitoguedes.udlaspalmas.es où s’expriment les talents d’historien d’Antonio de Armas de la Nuez.


[1] Marino Fútbol Club (qui donne les couleurs jaune et bleu de l’UD Las Palmas), Real Club Victoria, Club Deportivo Gran Canaria, Arenas Club et l’Atlético Club.

[2] Un aller-retour, la seconde accession ayant lieu en 1954.

[3] Devenu la Unión Deportiva Tamaraceite, le club joue au Campo Juan Guedes depuis 1962.

[4] Il est également vainqueur de la Coupe du monde militaire 1965 aux côtés de Paco Gallego (alors au Sevilla FC), Rogelio (Betis), Grosso et De Felipe (Real Madrid) et Germán, son équipier de Las Palmas.

[5] Mathématiquement qualifiée pour la Coupe des villes de foire 1968, Las Palmas ne peut disputer l’épreuve faute d’être une ville où est organisée une foire ! En 1969, elle peut y participer et échoue au premier tour contre le Hertha Berlin.

[6] Sa seconde et dernière sélection, il l’obtient de Molowny qui cumule les fonctions d’entraineur de Las Palmas et sélectionneur de l’Espagne durant quelques semaines au printemps 1969. Ce jour-là, Tonono, Castellano et Germán l’accompagnent, soit quatre joueurs de Las Palmas.

17 réflexions sur « Juan Guedes, 1942-1971 »

  1. Verano, aka la classe jusqu’au bout des ongles (citer de la sorte cet Antonio de Armas de la Nuez : c’est chic).

    Et clou délicatement enfoncé dans le mythe guardiolesque, voilà qui n’est pas fait pour me déplaire non plus.

    Molowny, c’est la Quinta aussi. Du jeu pratiqué par son Las Palmas, je ne puis qu’imaginer (heureusement c’est fort bien décrit). Au Real, ce fut dans mes souvenirs un football non-dénué de toque ni de (très haute) technicité..mais un toque direct!, le jeu de transmissions dans la verticalité était parfois hallucinant, sexy mais sans chichis, le cuir y était au final fort peu porté, comme un objet incandescent.. et le tout servi bien sûr avec un peps d’enfer, quel tempérament collectif..

    Pourquoi, avec les moyens dont il disposa au Real, n’avoir reproduit le calque de ce qu’il avait abouti à Las Palmas? Parce que le foot avait changé? Parce que la fougue naturelle de plupart de ses joueurs, peu compatible avec un constructivisme lent et patient? Parce que lui-même avait changé?

    Molowny a-t-il jamais reproduit, ailleurs, ce qu’il avait développé à Las Palmas? Et a-t-il jamais dit d’où lui était venue cette inflexion, voire par quelle alchimie son groupe et lui étaient parvenus à cela? Confusément il m’est difficile de ne pas voir une ascendance sud-américaine, « tropicaliste », dans l’essence de ce tiki-taka.

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    1. Il occupe quelle place aujourd’hui, Molowny, dans le football espagnol?

      Il aura quand même contribué à apporter deux sacrées éclaircies dans un football qui était alors, à chaque fois, profondément gangréné par la violence, et pas vraiment d’un niveau sensass’..

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      1. Pas facile de répondre à tes questions, Alex.
        A Las Palmas, au début des années 1960, le club choisit de faire confiance aux joueurs locaux alors que durant la décennie précédente, l’appel aux Espagnols continentaux et aux Sud-américains n’est pas rare. Est ce en lien avec un mouvement indépendantiste clandestin qui émerge à l’époque (il y a quelques attentats dans les années 1960) et auquel les dirigeants de Las Palmas auraient prêté une oreille attentive pour je ne sais quelle raison ? Aucune idée. Toujours est-il que les caractéristiques du football des îles s’impose faute d’apport extérieur. Et ce football est avant tout technique. Molowny étant lui même de Tenerife et s’étant occupé des équipes de jeunes de Las Palmas, il y trouve probablement ce qu’il cherche quand il prend l’équipe première. Quand il prend en main la Roja quelques matchs durant (avant Kubala), il appelle plusieurs joueurs de Las Palmas. Et puis ce football est payant puisqu’il me semble que l’équipe espoirs des Canaries remporte un tournoi regroupant toutes les régions espagnoles.

        Différemment, avec un apport massif d’Argentins dans les 70es, le style de jeu perdure au delà de Molowny. Un type comme Brindisi ne pouvait que s’épanouir et apporter sa patte. Tu évoques ce trait d’union entre foot sudaméricain et européen, il y a de ça, en effet.

        Pour Molowny, il ne coache en club que l’UD Las Palmas et le Real où il est bien plus qu’un pompier. Mais un peu comme Del Bosque plus tard, il n’est pas considéré comme une pointure au prétexte qu’il est du sérail et que ce n’est pas un beau parleur. Son premier bail à Madrid, c’est pour remplacer Muñoz, quand il est évident que sa préparation physique du Real et ses méthodes empiriques sont dépassées. Un exercice au cours duquel le Barça et Cruyff obligent à prendre en compte d’autres critères de jeu, notamment la vitesse, aux antipodes du jeu de Las Palmas des années 1960. Molowny revient sur le banc quand Miljanić s’efface. A ce moment-là, le virage a été pris : la préparation physique est primordiale, le Real technique de Muñoz n’est plus et la Liga est un championnat de bouchers. C’est encore le cas pour son dernier bail où il participe à la sortie de la période de violence avec la Quinta. Je pense que Molowny était un coach pragmatique, faisant avec ses joueurs et s’adaptant au contexte.

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      2. Et ne pas oublier Molowny joueur dont on dit qu’il était l’idole de Chamartin avant l’avènement de Di Stéfano.

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      3. On pourrait même dresser un Onze-type fictif de la période 1946-1953:

        Molowny – Roque Olsen – Pahino – Barinaga – Joseito
        Munoz – Zarraga
        Navarro – Oliva – Alonso
        Juan Alonso

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  2. J’ai eu la chance d’entrer à « l’Estadio Insular » de Las Palmas et au « Heliodoro Rodríguez López » de Tenerife : quelle ambiance de folie même pour des matchs de Liga Adelante (à l’époque).

    L’Insular qui était situé presque en centre ville dans le quartier de Las Alcaravaneras n’existe plus, remplacé par un stade plus moderne « Estadio de Gran Canaria » plus au sud de la ville avec piste d’athlétisme.

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  3. Les Roumains revendiquent les origines du Tiki Taka également. Même époque que Las Palmas grâce au coach Angelo Niculescu. Sofoot avait fait un chouette papier pour son magazine. Une technique qui convenait idéalement à la bande de Dobrin ou Dumitrache.

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    1. J’ai déjà lu que le jeu de la Máquina de River dans les années 1940 est assimilable au tiki taka. A titre personnel,je trouve que le jeu de la Colombie de Maturana en est l’expression la plus pure, du moins celle qui s’approche le plus de l’idée que je m’en fais : un jeu de passes à l’infini particulièrement lent avant que ne se déclenche l’attaque se voulant décisive.

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    2. Ah, j’ignorais ça. Mais ça matche avec leur style de l’époque, ça fait sens. Des ressources sur le sujet, Khiadia? Cette idée de « piste roumaine » a recueilli quelque audience? On y prête attention ou bien..??

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      1. Punaise je l’avais commenté en plus, lol.. Aucun souvenir de ça……. Merci, Khiadia!

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      2. Superbe interview où l’on comprend pourquoi Dobrin n’a pas joué le Mondial mexicain.

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