La persistance du nazisme dans le football ouest-allemand après 1945 : le cas Maria Braun

« Je ne connais pas de meilleur but dans la vie que de se briser contre le sublime et l’impossible. »

Friedrich Nietzsche, Deuxième considération intempestive : de l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie, 1874

Un film-clé de la filmographie de Fassbinder

« Je suis le pavillon acoustique de l’univers concentré dans ma ruelle. »

Blaise Cendrars, Moravagine, 1926

En 1979, sort sur les écrans européens et nord-américains le premier volet de la trilogie RFA de Rainer Werner Fassbinder : Le mariage de Maria Braun. A travers le destin de l’héroïne, c’est l’Allemagne de l’Ouest des années 1945-1954 qui se dévoile. D’abord, celle de l’Année zéro, puis celle de la Reconstruction, enfin celle du Miracle économique. Superbe chronique historique en même temps que mélodrame puissant, le film de Fassbinder se situe à la croisée entre narration hollywoodienne classique et cinéma d’auteur européen.

Ainsi le metteur en scène allemand s’approche-t-il le plus de son idéal : tourner une fiction critique qui sache toucher le grand public. Succès critique et public, Le mariage de Maria Braun fit effectivement de Fassbinder une star internationale. Incontestablement, il s’agit de son œuvre-phare, du film de la consécration. Sorti la même année que Le tambour de Volker Schlöndorff, c’est aussi un film-clé du cinéma allemand d’après-guerre, questionnant le passé pesant du nazisme.

Mais le film nous renseigne d’abord et avant tout sur la manière dont Fassbinder conçoit et se représente l’histoire allemande. Il s’inscrit en effet dans une dialectique de continuité et de rupture qui est alors au cœur de la manière dont la gauche ouest-allemande envisage l’histoire sociale et politique du pays. Métaphore de l’histoire allemande du XXe siècle, dans laquelle « plus ça change plus c’est la même chose », Le mariage de Maria Braun illustre la permanence du nazisme dans l’Allemagne de l’après-guerre. Qu’on en juge d’après les portraits de Hitler et des chanceliers suivants, qui ouvrent et clôturent le film : la litanie continue, sans véritable interruption. Au fond, pour Fassbinder, les petits-bourgeois de 1930, 1955 ou 1975 sont interchangeables. L’Allemagne est un pays dans lequel rien ne change, où la chance de 1945 – celle d’une rupture profonde – a été galvaudée.

Le personnage de Maria Braun illustre à merveille la vision que Fassbinder se fait alors de la RFA. Débrouillarde, arriviste, avide de s’enrichir, Maria est une représentation symbolique de la société ouest-allemande. Pour le rôle, Fassbinder voulait initialement Romy Schneider. N’ayant pu l’obtenir, de guerre lasse, il se rabattit sur Hanna Schygulla avec qui il ne voulait plus tourner. L’actrice allemande – plus sublime que jamais – porte véritablement le film : elle est une icône. Si différentes lectures du film peuvent s’imposer, celle féministe ne manque pas d’arguments. A cet égard, on assiste donc à l’ascension d’une femme forte et indépendante qui trace son chemin dans une société dont les hommes sont absents ou émasculés par la défaite. Dans ce contexte, la victoire en finale de la Coupe du monde 1954 marque symboliquement le retour au pouvoir des hommes. Et Maria de disparaître dans une gigantesque explosion (accidentelle ou intentionnelle ?).

Ainsi, après neuf années de tergiversations et d’ergotages, les choses revenaient à la normale : les hommes reprenaient le contrôle, l’Allemagne était à nouveau victorieuse, et le nazisme pouvait à nouveau (discrètement) s’afficher.

Le retour du passé ?

« Hitler, totem tribal de la radio »

Marshall McLuhan, Pour comprendre les média, 1964

4 juillet 1954. Il est quasiment 17 heures, et la RFA vient de remporter la Coupe du monde de football. A la radio, Herbert Zimmermann ne cesse de s’époumoner pour proclamer la supériorité du sport allemand. Formé avant 1945, le journaliste emprunte un ton et une voix qui ne manquent pas de rappeler le style des reportages de la Wochenschau nazie. Mettant l’accent sur les termes de camaraderie ou de sacrifice, sa rhétorique rappelle l’esprit de la Volksgemeinschaft et provoque la gêne en Allemagne et à l’étranger.

Noyant souvent l’arrière-plan sonore dans d’authentiques extraits d’émissions radio d’époque, Fassbinder conclut son film par le reportage radiophonique de Zimmermann. La voix hystérique du commentateur couvre parfois les dialogues, mais peu importe : elle contribue à créer une ambiance nette et définie. Avec elle, le spectateur comprend que les anciens hommes sont de retour. Le sport ouest-allemand – et singulièrement le football – est alors largement entre les mains d’hommes qui se compromirent sous le nazisme.

Peco Bauwens, à gauche, et Sepp Herberger, à droite.

D’abord, il y a le sélectionneur national Sepp Herberger qui fut déjà à la tête de l’Allemagne entre 1936 et 1942. A nouveau sélectionneur à partir de 1949, il se défendit après-guerre en arguant de sa naïveté et de son inexpérience politiques à l’époque du nazisme.

Mais surtout, il y a le président du DFB Peco Bauwens. Personnalité de premier plan du Fachamt Fussball (la fédération de football allemande à partir de 1933), Bauwens avait entrepris de retrouver une certaine innocence après la fin de la guerre. A cette fin, il n’hésita pas à manipuler le suicide de son épouse. Le 6 juillet, à l’occasion du défilé des vainqueurs dans Munich, il prit la parole à la Löwenbräukeller et remercia – devant la presse et la radio – le dieu Wotan pour son aide ! Selon la Süddeutsche Zeitung, il se serait écrié : « Nous avons perdu deux guerres mondiales, mais cette fois, nous avons tout de même remporté la victoire. » Usant du vocabulaire nazi, il évoqua aussi le Führerprinzip, le « meilleur Deutschtum à l’étranger » et proclama qu’il convenait de « foncer sur l’adversaire avec le drapeau allemand au cœur » (losgestürmt). Inquiets face à ce discours, les responsables de la radio bavaroise décidèrent d’interrompre l’émission en direct.

Cependant, si ce discours nous renseigne sans doute correctement sur la personnalité et les idées politiques de Bauwens, l’historien Alfred Wahl nous prévient de ne pas en exagérer l’importance : « Il est juste de dire que si, de manière générale, les grandes victoires sportives déclenchent dans tous les pays une vague de manifestations à tendance nationaliste, dans le cas de l’Allemagne, le passé resurgit aussitôt. Ce qui est tolérable partout ailleurs ne l’est pas en Allemagne. Et c’est là que réside l’exception allemande : le passé continue de peser lourdement sur le présent. […] En réalité, les débordements de Bauwens offrirent opportunément des arguments à ceux qui, comme la Süddeutsche Zeitung, s’étaient spécialisés dans la dénonciation de l’absence de dénazification. »

On aura tout de même garde de banaliser l’emploi d’un vocabulaire aussi marqué. La Lingua Tertii Imperii identifiée par le philologue Victor Klemperer instille son venin de manière insidieuse et délétère : « La langue ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place, elle dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral d’autant plus naturellement que je m’en remets consciemment à elle. Et qu’arrive-t-il si cette langue cultivée est constituée d’éléments toxiques ou si l’on en a fait le vecteur de substances toxiques ? Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir. Si quelqu’un, au lieu d’« héroïque et vertueux », dit pendant assez longtemps « fanatique », il finira par croire vraiment qu’un fanatique est un héros vertueux et que, sans fanatisme, on ne peut pas être un héros. Les vocables « fanatique » et « fanatisme » n’ont pas été inventés par le Troisième Reich, il n’a fait qu’en modifier la valeur et les a employés plus fréquemment en un jour que d’autres époques en des années. Le Troisième Reich n’a forgé, de son propre cru, qu’un très petit nombre des mots de sa langue, et peut-être même vraisemblablement aucun. La langue nazie renvoie pour beaucoup à des apports étrangers et, pour le reste, emprunte la plupart du temps aux Allemands d’avant Hitler. Mais elle change la valeur des mots et leur fréquence, elle transforme en bien général ce qui, jadis, appartenait à un seul individu ou à un groupuscule, elle réquisitionne pour le Parti ce qui, jadis, était le bien général et, ce faisant, elle imprègne les mots et les formes syntaxiques de son poison, elle assujettit la langue à son terrible système, elle gagne avec la langue son moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret. Mettre en évidence le poison de la LTI et mettre en garde contre lui, je crois que c’est plus que du simple pédantisme. Lorsque, aux yeux des juifs orthodoxes, un ustensile de cuisine est devenu cultuellement impur, ils le nettoient en l’enfouissant dans la terre. On devrait mettre beaucoup de mots en usage chez les nazis, pour longtemps, et certains pour toujours, dans la fosse commune. »

Littérature

– Victor Klemperer, LTI, la langue du Troisième Reich, 1947.
– Thomas Elsaesser, R.W. Fassbinder, un cinéaste d’Allemagne, 2005.
– Alfred Wahl, La seconde histoire du nazisme dans l’Allemagne fédérale depuis 1945, 2006.

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33 réflexions sur « La persistance du nazisme dans le football ouest-allemand après 1945 : le cas Maria Braun »

  1. Le voilà le plus grand article P2F ! J’ajoute même « de loin ». Merci !
    A propos de Bauwens « A cette fin, il n’hésita pas à manipuler le suicide de son épouse ». Qu’est ce que tu veux dire ?

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    1. Dès qu’il faut parler de nazis, Bobby se surpasse!

      Pour l’auteur et les spécialistes de l’Allemagne du site, comment traite-t-on cette période? Les Allemands condamnent-ils ces années post-guerre où de nombreux ex-nazis ont gardé des postes à responsabilité?
      Je me souviens que la reconnaissance des anciens joueurs juifs a été difficile après la guerre, je pense à l’histoire autour de Fuchs évoqué par Alexandre ici-même.
      Il a fallu 60 ans pour que la fédé rendent réellement hommage à Julius Hirsch par exemple.
      Bref je me demande souvent comment cela a été traité chez nos voisins de l’Est!

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      1. Le fils des Bauwens soupçonna même ledit Peco d’avoir mis la dose létale de Veronal dans son vin – « de Veronal » hein, (et non pas « de Verano »).

        Impossible de trancher bien sûr, mais il est entendu que la judéité de son épouse avait été un frein à l’ascension de Bauwens, dont la profonde nazitude ne fait aucun doute, bref..?

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      2. Ajouter, parmi d’autres faits établis et intéressants : après-guerre, Bauwens s’employa à faire porter la responsabilité du suicide (?) de son épouse sur ce NSDAP même..au sein duquel il avait (vainement) tenté pendant des années de s’enregistrer (projet personnel contrarié, donc, par la judéité de son épouse..qu’il avait dû épouser par pression sociale, éviter le déshonneur après l’avoir honorée, comme on dit), bref : une crapule..qui fut cependant promue aux sommets dans la RFA d’après-guerre, comme tant d’autres de son accabit.

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      3. Erratum, je relis de vieilles notes : il parvint à s’y affilier!, mais marginalisé because son épouse.

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      4. Le Verano82 est la version générique du Veronal. Ça assoupit mais c’est insuffisant pour estourbir.

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      5. Nein, le Verano est comme une petite mort!, en tout cas moi j’y prends mon pied et puis après je me sens bien ; que ce jeune homme continue bien.

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      1. Arf, un lévrier afghan qui me flèche le visage.

        Tiens, je connais quelqu’un qui a croisé et discuté avec Hanna Schygulla et JC Carrière dans des soirées organisées par un chanteur connu.

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      2. Chanteur connu.. Donne-nous un indice, au moins!, c’est quoi cette espèce de coïtus interruptus?

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      3. A propos de Carrière, j’ai vu récemment un film où il se rend en Espagne sur les traces de Goya. La mort est proche puisque le film est monté alors qu’il est décédé. Jusqu’au bout, ce type a su mettre des mots sur l’art sous toutes ses formes, sans donner de leçons, à petites touches. A voir.

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      4. Laurie??

        (d’après une « collègue » qui, en dîners d’affaires, parlait avec contentement de « caca de licorne » et me fit désespérer de ladite génération dite des « Millennials » – avant de me résoudre à l’évidence qu’elle était juste complètement débile -, Laurie est une « très belle personne » qui a « de très belles valeurs » – oufti crénom)

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      5. C’est le « presque » qui a fait tilt.

        C’est assez gratuit car, à dire vrai : je ne sais pas du tout ce qu’il a chanté.

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      6. Bon ben maintenant je sais..je sais que c’est pas du tout mon truc, je ne sais comment te remercier.

        Bien aimé le titre d’une chanson toutefois, « le matin je me lève en.. (mettez le participe présent que vous voulez) », ça m’a fait rire.

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    1. Je l’ai vu et ne le conseillerais pas : c’est d’un pathos..

      Film mielleux qui abonde dans la narrative construite à l’époque, aucun recul critique.. Une belle histoire sauce Hollywood, qui ne prête aucune considération à sa part « constructivée », bref : une sorte de meilleur des mondes en soi (et très involontairement) représentative surtout du discours dominant postwar en RFA.. Des décennies après les faits, avec tout ce qu’il est devenu possible d’en savoir, gratter : c’est pour moi impardonnable.

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    2. Effectivement, ça donne pas envie. J’ignore si les Brésiliens ont fait un film sur le Maracanazo. Pour le foot français, on prendrait quoi? Y a de grands moments sportifs ou des déconvenues mais de cet ordre là, de quoi en faire un sujet de film…

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      1. Regarde quand même, sait-on jamais : moi, j’ai pas de coeur.

        Maracanazo : Pierre Arrighi en a fait un.

        La France? Séville 82, autant les réactions de d’aucuns (un acteur vieux beau dont le nom m’échappe, notamment – maqué tout un temps à une Brésilienne, c’est tout ce qu’il m’inspire, voilà : Francis Huster, au secours) furent je trouve navrantes..et autant y a quand même un truc.

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      2. Sinon j’ai vu, doit y avoir 6 mois?, un biopic consacré à Fassbinder, « Enfant terrible »……….et j’ai pas aimé non plus, je dois être mauvais public? Peut-être était-ce réaliste mais j’ai trouvé ça gros et gras, sensationnaliste.. Un cortège d’excès somptuaires, qui manquait à mon goût de subtilité, vulgaire (et vas-y qu’il cogne, qu’il se drogue, qu’il se fait prendre à quatre pattes..). Même pour dépeindre l’espèce de décadence crade prêtée à la vie de Fassbinder, c’était très (trop) allemand, du Sauerkraut-cinéma.. De son regard sur la société ouest-allemande : que dalle. Fin des fins un film très bourgeois, le spectacle désolant d’un monde de freaks.. Sans intérêt.

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