Les Trois glorieuses d’Omar Delgado

17 juillet 1968, 2 mars 1969, 18 juin 1974. La gloire, la peur, la honte. Ces trois dates résument à elles-seules le parcours d’Omar Delgado, arbitre international colombien ayant à plusieurs reprises éprouvé la solitude de l’homme en noir.

« Omar m’a tuer »

A vrai dire, le héros du premier épisode est Guillermo El Chato Velásquez, Omar Delgado endossant le costume du traître.

En juillet 1968, la sélection olympique colombienne affronte Santos en préparation des Jeux Olympiques de Mexico[1]. Pelé est présent et El Campín de Bogotá est plein comme un œuf. Pour superviser la rencontre, la fédération colombienne désigne El Chato Velásquez, un arbitre ayant un solide pedigree.

Pelé pose au milieu de la sélection olympique colombienne.

Par goût ou par excès de virilité, El Chato aime les rencontres musclées où il peut se frotter aux joueurs les plus pénibles. Médiocre boxeur dans sa jeunesse, en témoignent son nez aplati et son surnom de Chato, il n’hésite pas à utiliser ses maigres acquis quand les circonstances lui en donnent l’occasion. C’est le cas lors d’une rencontre de l’América de Cali. Anticipant une agression, il frappe l’Argentin Alberto Castronovo, un dur à cuire ayant écopé de deux semaines d’emprisonnement et un an de suspension après avoir dérouillé un autre arbitre, Wálter Musto. Et puisqu’El Chato ne sort pas toujours vainqueur de ses bagarres, il lui arrive de déguerpir des stades salement amoché, quand il ne doit pas se déguiser dans les vestiaires pour tromper la vigilance du public l’attendant à la sortie.

Ce soir de juillet, El Chato est en forme et décide de voler la vedette à Pelé. Les Cafeteros ouvrent rapidement le score mais un des juges de ligne signale un hors-jeu. El Chato ignore son adjoint et, souverain, valide le but. Lima, le capitaine de Santos, s’énerve un peu trop et se fait exclure. Alors qu’il est sur le chemin des vestiaires, Lima fait demi-tour pour régler son compte à l’arbitre qui voit le coup venir et réplique immédiatement, se justifiant par la suite, « qu’on me dise où est écrite l’interdiction de se défendre. »

Lima finit par sortir, la partie peut reprendre mais les nerfs sont à vif et à la suite d’un corner en faveur de la Colombie, Pelé échange des coups avec un adversaire. El Chato ne se démonte pas : pénalty et expulsion d’O Rei. Pendant que Pelé se dirige déjà vers les douches, les joueurs de Santos tombent sur El Chato : il est roué de coups, pieds et poings. Visage tuméfié et œil gauche fermé, il est évacué pour être soigné.

El Chato a mal.

Impossible d’en rester là alors qu’El Campín est comble : l’arbitre de touche Omar Delgado le supplée, lui-même remplacé par un spectateur venu des tribunes, en chemise blanche et cravate. Mais cela ne suffit pas au public venu pour voir Pelé : probablement sous la pression des organisateurs, Delgado déjuge El Chato en annulant l’expulsion d’O Rei. Le jeune arbitre, 37 ans, ramène le calme et la partie s’achève sur la victoire de Santos, 4-2.

Le lendemain, alors que la délégation brésilienne attend le train à la gare de Bogotá, un commissaire de police, escorté d’El Chato, bloque leur départ. Il aligne les joueurs le long d’un mur afin que l’arbitre identifie ses agresseurs. L’affaire trouve son épilogue quand Santos accepte de payer un dédommagement et formule des excuses écrites. Grandiloquent, El Chato s’adresse à Pelé en lui serrant la main : « je n’ai rien contre toi mais je ne peux renoncer à ma dignité d’arbitre et de citoyen », la retranscription ayant lieu en direct sur les ondes de RCN.

El Chato, grand seigneur.

En revanche, El Chato ne pardonne pas l’affront infligé par Omar Delgado, dont il affirme qu’« il a trahi sa race » en désavouant sa décision, fût-ce en faveur de Pelé et à l’occasion d’un match sans enjeu.

Omar persécuté

Si Omar Delgado s’est créé un ennemi avec El Chato Velásquez, son sang-froid renforce sa notoriété naissante auprès des instances internationales. Désigné pour officier en Copa Libertadores, il se rend à Quito en février 1969 à l’occasion d’une opposition entre le Deportivo et les Uruguayens du Nacional conclue sur le score de 0-0, un petit exploit pour les Equatoriens. Aucun incident notable n’est à signaler et une semaine plus tard, Delgado est à nouveau à l’œuvre pour arbitrer le Deportivo Quito contre Peñarol.

Le dimanche 2 mars 1969 à midi, l’engouement est extraordinaire dans l’Estadio Atahualpa, conséquence des bons débuts du Deportivo dans la compétition et du retour d’Alberto Spencer, l’enfant du pays devenu star à Montevideo. 50 000 personnes saturent les tribunes et 15 000 autres tentent de pénétrer sans billet dans l’immense enceinte ouverte sur le ciel blanc malgré l’altitude.

Delgado à l’arrière-plan. Pour le moment, tout va bien.

Peñarol est un des favoris de l’épreuve et se déplace avec ses cracks : Ladislao Mazurkiewicz, Pablo Forlán, Elías Figueroa, Pedro Rocha, Juan Joya, Julio Abbadie, Tito Gonçalves et bien sûr Cabeza mágica Spencer. De son côté, l’équipe équatorienne s’appuie sur une colonie uruguayenne, cinq seconds couteaux venus à Quito contre la promesse d’une poignée de dollars.

Les locaux ouvrent le score grâce à Oscar Barreto, un des Uruguayens du Deportivo, puis Pedro Rocha égalise, ce qui semble satisfaire tout le monde. Il ne reste que cinq minutes à jouer quand survient l’incident : Hugo Bagnouli frappe au but, Mazurkiewicz est battu mais le défenseur chilien Figueroa dévie la trajectoire de la main.

Omar Delgado ne bronche pas en dépit des grands gestes de son juge de ligne lui signalant la faute de Figueroa. Les joueurs du Deportivo protestent mais Delgado réaffirme son autorité. Le stade est alors pris de convulsion et les premiers spectateurs se précipitent sur la pelouse en direction de l’arbitre. Quand un individu arrive à proximité, Delgado se défend d’un coup de pied et les deux hommes roulent à terre. Tito Gonçalves, un dur parmi les durs ayant tout connu avec Peñarol, et le vieux Julio Abbadie en profitent pour frapper l’intrus. Cela ne fait que décupler la colère du public qui désormais déferle des tribunes comme une colonne de lave en fusion.

Les policiers forment rapidement un bouclier autour de Delgado mais quand ils approchent de l’issue menant aux vestiaires, ils trouvent porte close. Acculés, agressés, ils doivent utiliser les gaz lacrymogènes et frapper à coups de matraque tous ceux qui les assaillent pour protéger l’arbitre et les joueurs de Peñarol agglutinés au pied du tunnel à l’exception de Spencer parvenu à se faufiler avant que les issues ne se ferment. La police montée intervient mais rapidement les cavaliers sont désarçonnés et les chevaux errent affolés sur le pré. Une sortie secondaire permet enfin aux Uruguayens et à l’arbitre de se réfugier dans les entrailles de l’Atahualpa. Blessé à la tête, Delgado est déguisé en flic pour être exfiltré dans une jeep en direction de l’hôpital de Quito alors que les joueurs du Deportivo et de Peñarol quittent le stade dans un bus commun en direction d’un hôtel, loin du centre-ville.

Si les dégâts sont gigantesques et si 12 blessés graves sont recensés, comme le relate un journaliste, « Dieu ne voulait pas de mort ce jour-là. » Ce même chroniqueur parvient à approcher Omar Delgado dans la clinique où il est soigné. Ce dernier explique que le but du Deportivo étant entaché d’une main qu’il n’a pas sifflée, il lui fallait compenser en ne signalant pas la faute de Figueroa. Il ne pouvait évidemment pas imaginer les conséquences d’une telle décision.

Par la suite, la Conmebol maintient sa confiance en Omar Delgado et le récompense en lui attribuant la responsabilité de diriger les débats lors de la finale retour de Libertadores entre Estudiantes et le Nacional[2]. Malgré la réputation sulfureuse des deux équipes, le match n’est pas un combat de rues et sa prestation est louée par les observateurs. Son implication est telle qu’il se positionne à l’intérieur du but afin de mieux juger les actions sur corner, un acte inédit selon El Gráfico.

Estudiantes – Nacional. Delgado à l’intérieur du but uruguayen sur un corner.

La carrière d’Omar est incontestablement sur la pente ascendante. Il officie lors des Jeux Panaméricains 1971, durant les matchs qualificatifs à la Coupe du monde 1974[3] et suprême honneur, est désigné par la Conmebol pour représenter l’Amérique du Sud durant la Weltmeisterschaft en Allemagne, une première pour un Colombien.

Omar et les Zaïrois

Omar Delgado entre dans la compétition en tant que juge de ligne à l’occasion du match RDA – Australie (2-0). Tout se déroule pour le mieux et l’organisation lui confie le rôle d’arbitre central de la rencontre entre la Yougoslavie et le Zaïre (l’actuelle République démocratique du Congo), le 18 juin 1974 en soirée. Les équipiers de Dragan Džajić ont bien débuté en tenant en échec 0-0 le Brésil, champion en titre, alors que les Léopards ont succombé avec les honneurs face à l’Ecosse en ne s’inclinant que 0-2. Le duel paraît malgré tout déséquilibré et cette rencontre n’a aucune raison d’entrer dans l’histoire. Du moins, c’est ce que tout le monde pense…

Depuis son accession au pouvoir au milieu des années 60, Joseph-Désiré Mobutu instrumentalise le sport zaïrois au service du mobutisme, doctrine nationaliste glorifiant sa personne. Le plus célèbre événement est évidemment The Rumble in the Jungle d’octobre 1974, l’exceptionnel come-back d’Ali l’Africain face à Foreman, le Noir à la solde des Blancs selon le scénario imaginé par Don King pour Mobutu. Le football sert également la propagande zaïroise grâce au Tout Puissant Mazembe, au Vita Club[4] et aux Léopards, champions continentaux[5], représentants de l’Afrique pour cette Coupe du monde en Allemagne de l’Ouest et fierté nationale.

Les honneurs du chef suprême, aussi plaisants soient-ils, ne nourrissent pas les hommes et après le match contre l’Ecosse, les joueurs rappellent leurs dirigeants à leurs promesses. Ils savent que la FIFA vient de verser 800 000 deutsche marks à leur fédération et réclament leur part, faute de quoi ils s’engagent à faire grève.

Mafu Kibonge, dit « Seigneur Gento », capitaine de l’AS Vita, présente le trophée de la Coupe des clubs champions africains 1973 à Mobutu.

Dans le Parkstadion de Gelsenkirchen, les premiers instants de jeu laissent penser que les Zaïrois ont mis leur menace à exécution : après 18 minutes, les Yougoslaves mènent déjà 3-0. Omar Delgado supervise le naufrage africain avec une certaine morgue. Au sommet physiquement, on le voit effectuer des pas chassés ou se replacer en retro-running, tout en souplesse.

A la 20e minute, insensible à la gestuelle bondissante de Mwamba Kazadi, le sélectionneur macédonien Blagoje Vidinić désigne son gardien comme coupable et le remplace par Dimbi Tubilandu. Avant même qu’il ne touche la balle, le portier suppléant s’incline sur une action litigieuse conclue par Katalinski, peut-être hors-jeu.

Omar Delgado est alors pris à partie par plusieurs Léopards, particulièrement virulents pour des grévistes. Aucune caméra ne parvient à saisir la scène mais il est établi qu’Ilunga Mwepu porte un coup de pied aux fesses de l’arbitre. Outré, celui-ci cherche le coupable et méconnaissant le proverbe « dans le doute abstiens toi », il brandit un carton rouge au malheureux Mutumbula, le héros de la CAN 1974[6].

A 10 contre 11, déjà peu motivés, les Zaïrois sombrent 0-9 et ce naufrage collectif relègue au second plan l’erreur monumentale de Delgado même si cette bévue précipite sa fin de compétition.

La Copa América 1975 est la dernière épreuve internationale à laquelle il participe. Il se reconvertit comme instructeur au sein du Collège des arbitres d’Antioquia et forme les jeunes générations, dont Armando Pérez Hoyos. Ce dernier réalise une carrière remarquable dont on se demande si elle est le fruit de compétences exceptionnelles ou si elle repose sur son instinct de survie dans un univers de corruption généralisée par les narcotrafiquants aux commandes des principaux clubs colombiens. Le sommet de la carrière de Pérez Hoyos a lieu durant la Coupe du monde 1990 en Italie dont il arbitre la finale en qualité de juge de touche. Pour Omar Delgado, oublié de tous, il s’agit d’une revanche tardive, la réhabilitation par procuration d’un homme confronté à la honte dans la plus grande des compétitions.


[1] Dans un match de poule sans enjeu, la France étant qualifiée pour les quarts de finale et la Colombie éliminée, les Cafeteros s’imposent 2-1 contre les Bleus de Jean-Michel Larqué.

[2] Vainqueur 0-1 à l’aller, Estudiantes gagne sa seconde Libertadores en s’imposant 2-0 au retour.

[3] Notamment un très chaud Paraguay-Argentine, 1-1.

[4] Le TPM est vainqueur de la Coupe des clubs champions africains en 1967 et 1968, finaliste en 1969 et 1970. Il revient au sommet en 2009, 2010 et 2015. L’AS Vita Club est également vainqueur en 1973.

[5] Vainqueur du Ghana en finale de la CAN 1968 puis de la Zambie en 1974.

[6] Auteur des quatre buts zaïrois inscrits lors des deux matchs de finale.

18 réflexions sur « Les Trois glorieuses d’Omar Delgado »

  1. RDA-Australie? Il fut donc aux premières loges pour apprécier le « Alston-..turn », éhéh..

    El Chato……… ==> Y avait pas un sbire de la bande à Dorothée qui s’appelait comme ça?? Ou alors c’était une espèce de barde, dans « La Classe » animée par Fabrice?

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    1. https://youtu.be/2RW3GcgL3Nk?si=UXapS1uFewmvO_Sy

      Il y aurait eu un animateur au nez aplati avec Dorothée ? Aucun souvenir !

      Quant aux sorts réservés aux arbitres dans les 60es ou même avant, ça pouvait aller loin en Amsud. J’ai déjà raconté l’histoire de la corruption généralisée en Argentine dans les années 40, des arbitrages scandaleux au vu et au su de tous. Un arbitre est même sur le point d’être pendu par des hinchas de Ñuls quand il est sauvé par des policiers en patrouille. Cela incite l’AFA à faire appel à des arbitres anglais ! Qui eux mêmes finissent par être rattrapés par les pratiques locales, un de ces Britanniques étant au cœur d’un arbitrage scandaleux durant un Pérou-Paraguay lors de la Copa 53. Il est frappé par Milner Ayala, Guarani vu par la suite à Strasbourg et en tant que chauffeur de Sofia Loren paraît-il.

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  2. Arbitres qui s’en prennent plein la tronche : il peut être tentant de regarder ça avec hauteur voire condescendance, sauf qu’en Europe de l’Ouest et même époque : c’était à peu de choses près pareil pour eux, les pauvres n’en sortaient pas toujours indemnes et le film de Mocky n’avait rien tant d’une fiction, loin s’en faut.

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  3. Et alors, sait-on quel(s) joueurs du Santos furent identifiés par cet arbitre?

    Se positionner à l’intérieur du but : c’est curieux que ça n’ait pas davantage et/ou plus longuement fait école.

    Dans cette fréquence de psychodrames, il y a matière à une question : celle de la part de responsabilité de Delgado dans ce cortège d’occurrences.

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    1. Un tel positionnement met l’arbitre en retard sur le jeu en cas de contre-attaque rapide. On enseigne aux arbitres à se déplacer en gros le long d’une diagonale allant du coin droit d’une des surfaces (vu depuis le but de celle-ci) au coin gauche de l’autre (vu depuis le même but), les zones sur les ailes étant couvertes par les juges de touche. Sur un corner, c’est plutôt au juge de touche qu’appartient la zone près de la ligne de but et à l’intérieur de la cage.

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      1. Oui, je suis d’accord avec ça. Je m’étonnais juste qu’il n’y ait pas eu (beaucoup??) plus d’arbitres à s’essayer à cela, en tout cas et pour ma part : je crois que c’est la première fois que je vois ce positionnement. Or je m’en suis bouffé des matchs des 70’s. Et ce fut une époque où les refs innovèrent pas mal, Verano évoque ici le retro-running par exemple, bref??

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  4. On peut comprendre l’agacement de Blagoje Vidinić vis à vis de son gardien Kazadi. Qui était une référence au poste en Afrique. Blagoje Vidinić était lui-même gardien. Ayant remplacé Soskic lors de la finale de l’Euro 1960, il remporte l’or olympique la même année.

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