Pas de « Sentimenti » !

Les vicissitudes d’une famille de footballeurs italiens.

La fratrie par ordre d’apparition au cours du récit.

  • Arnaldo Sentimenti II, dit Chéri. Gardien (Napoli)
  • Lucidio Sentimenti IV, dit Cochi. Gardien (Modena, Juve et Lazio)
  • Vittorio Sentimenti III, dit Il Bersagliere. Milieu ou attaquant (Modena, Juve, Lazio et Torino)
  • Primo Sentimenti V, dit Pagaia. Défenseur (Modena, Bari, Lazio, Udinese, Parma)[1]


Le 17 mai 1942, vaille que vaille, les rencontres de la 26e journée du championnat d’Italie se déroulent presque normalement. A Naples, les Azzurri reçoivent Modena au Stadio Partenopeo, quelques mois avant que les bombardements alliés ne le détruisent. Il s’agit d’une rencontre entre cancres ayant absolument besoin d’une victoire pour perpétuer le chétif espoir d’un maintien en Serie A, perspective dérisoire alors que les restrictions alimentaires minent le moral du pays et que Mussolini se mure dans le silence, accréditant l’impression qu’il appartient déjà au camp des vaincus.

Le Napoli n’est plus que l’ombre de l’équipe flamboyante du début des années 1930 alors que Modena est une petite società oscillant entre la Serie A et la Serie B. Les meilleurs joueurs des deux équipes sont probablement leurs gardiens, Arnaldo Sentimenti pour les Azzurri, Lucidio Sentimenti pour les Gialloblù, deux frères.

Arnaldo Sentimenti II, Chéri

Les Sentimenti sont d’une famille de terroni del nord, des braccianti[2] installés à proximité de Modène, et appartiennent à une fratrie de neuf enfants dont quatre parviennent à accéder à l’univers du calcio professionnel. Arnaldo, alias Sentimenti II, est le premier à s’extraire de sa condition en devenant le portier du Napoli. Ses débuts en Serie A ont lieu en 1934, quelques mois après avoir effectué un test sous le regard de William Garbutt, légendaire coach du Genoa en quête de renouveau. Sans gants, ni genouillères, il tente de parer les frappes surpuissantes d’Attila Sallustro et Pietro Ferraris, les cracks azzurri. Et alors qu’il s’attend à devoir reprendre le prochain train pour Modène, il entend avec surprise Garbutt lui dire : « si 900 lires par mois te conviennent, plus le gîte et le couvert, tu commences dès maintenant avec la réserve. »

Arnaldo Sentimenti est alors apprenti cordonnier dans un village de la campagne émilienne, celle décrite sans filtre par Bernardo Bertolucci dans Novecento. Si on devait associer Arnaldo aux personnages de la fresque de Bertolucci, ce serait évidemment le fils d’ouvrier agricole, Olmo (Gérard Depardieu), la conscience politique en moins, probablement. Son statut social ne l’autorise pas à rêver en grand, alors, quand le Napoli lui offre ces 900 lires, il accepte sans discuter un instant tant il s’agit d’un don du ciel, une offrande assurant une vie décente à l’ensemble des siens.

Il Veltro Sallustro, prince des nuits napolitaines et époux de l’actrice Lucy D’Albert, lui fait découvrir un univers auquel il ne pensait jamais accéder. Arnaldo s’efface derrière Chéri, son surnom chez les Azzurri après qu’une chanteuse française lui ait mis en tête une ritournelle lancinante, « Chéri, réchauffe-moi avec tes baisers, c’est comme ça que je t’aime, Chéri. »

Chéri Sentimenti II à l’œuvre.

Par ses prestations et celles, décevantes, du titulaire Cavanna, il s’ouvre les portes de l’équipe première dès novembre 1934 mais Sentimenti II ne s’impose définitivement au poste de numéro un qu’à partir de 1937. De lui, les tifosi retiennent sa longue invincibilité (plus de 800 minutes, performance battue par Il Giaguaro Castellini 40 ans plus tard) et ses dons sur pénalty, 36 arrêts dénombrés dont neuf consécutifs, série en cours au moment de la réception de Modena.

Lucidio Sentimenti IV, Cochi

Lucidio, dit Cochi, a six ans de moins que Chéri, son modèle. Destiné à être ressemeleur, comme son frère, la légende prétend qu’il intègre les rangs du Modena Calcio après avoir candidaté par courrier. De taille modeste, il compense son manque d’envergure par un audacieux sens de l’anticipation et des qualités de relanceur. Son style moderne attire l’œil des recruteurs et ce match à Naples est un de ses derniers avec les Gialloblù. Dès la saison suivante, il garde les buts de la Juventus aux côtés de champions du monde, Giuseppe Meazza venu faire une pige à Turin, Alfredo Foni, Felice Borel. Et puis il retrouve à Turin son frère, Vittorio Sentimenti III, surnommé Il Bersagliere, le Fantassin pour sa mobilité et son adresse au tir (meilleur buteur de Serie B en 1941).

Le Trio Sentimenti, Vittorio, Lucidio, Primo.

A la fin de la guerre, Vittorio Pozzo considère Lucidio Sentimenti IV comme le meilleur gardien italien du moment et en fait le titulaire de la Nazionale, un des rares joueurs n’appartenant pas au Grande Torino. En 1949, il quitte la Juventus pour la Lazio du président Remo Zenobi. Peut-être en souvenir des Fantoni, cette famille italo-brésilienne qu’il avait attirée au début de sa mandature au tournant des années 1930, Zenobi réunit Vittorio, Lucidio et Primo, le plus jeune, pour former le mythique Trio Sentimenti.

Le pénalty

Mais ce dimanche de mai 1942, Lucidio-Cochi évolue encore avec Modena. Il a déjà encaissé deux buts quand un pénalty est sifflé en faveur de son équipe. Les volontaires pour exécuter la sentence ne se bousculent pas, les joueurs connaissent la réputation de Chéri, son record, ses victimes prestigieuses parmi lesquelles figurent Piola entre autres. Faute de combattants, l’entraineur Giuseppe Girani désigne Cochi.

Celui-ci se présente face à son frère sous les huées du public. Les journalistes s’interrogent : a-t-on déjà vu pareille hérésie, un portier face à un portier ? Les plus anciens se remémorent probablement une anecdote remontant aux années 1920, avant la création de la Serie A, mettant en scène Ferenc Fehér, le gardien hongrois de Novara. Lors d’une rencontre face à Derthona, il se charge du coup de pied de réparation. Le ballon heurte la barre transversale et revient en jeu. Il n’a pas le temps de se replacer quand se développe une contre-attaque qui trouve sa conclusion dans le but qu’il a déserté.

Cochi Sentimenti IV.

Les Sentimenti ignorent probablement tout de la mésaventure de Fehér. Face à face, les deux hommes échangent quelques mots, des provocations, comme autrefois, réminiscence des chicaneries de l’enfance en dialecte modenese. Cochi s’élance, frappe puissamment et marque un but inutile, acte inédit pour un gardien en Serie A. Puis il repart tête basse vers son camp, ne tirant aucune fierté de ce défi victorieux, conscient qu’il est l’auteur d’un crime de lèse-majesté vis-à-vis de son aîné. Cochi est Caïn venant d’exécuter Abel, son frère, une variante de la Genèse dans laquelle le cadet tue son aîné. Certains prétendent que Chéri veut se venger en poursuivant son bourreau, ce que ne mentionne, sauf omission, aucun compte-rendu de l’événement.

Une ultime « trahison »

Chéri connaît une autre déconvenue en janvier 1948. Lors d’un Juventus – Modena, Primo Sentimenti V inscrit un but à Lucidio Sentimenti IV, offrant une victoire inespérée aux Gialloblù. Chéri s’en serait probablement moqué si la défaite de la Juventus n’était pas la seule erreur de sa grille de Sisal, la société de paris sportifs. Ce résultat le prive de 13 millions de lires, une fortune pour un homme connaissant la valeur de l’argent. C’est également la confirmation du dicton selon lequel on n’est jamais trahi que par les siens.


[1] Un de leurs cousins, Lino Sentimenti V, est également professionnel à Modena dans les années 1950.

[2] Terme servant à désigner ceux qui n’ont que leurs bras à vendre.

58 réflexions sur « Pas de « Sentimenti » ! »

    1. Eh eh, Garbutt venu à Gênes en tant que docker après une honnête carrière pro en Angleterre et promu coach du Genoa à l’époque où le club est encore sous influence britannique (l’Ecossais George Davidson préside alors le Genoa Cricket and Football Club). Avec Garbutt, le club gagne trois championnats, en perd un en 1925 dans des conditions scandaleuses (lo scudetto delle pistole), effectue la tournée du Rio de la Plata 1923… Plus tard, après le Napoli, il entraîne l’Athletic de Gorostiza, Iraragorri, Zubieta et le mène au titre juste avant la Guerre civile. Sacré destin.

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      1. D’ailleurs, je me suis toujours demandé pourquoi l’Athletic n’adoptait pas une politique aussi stricte pour le choix de ses coachs que celle de ses joueurs. Dans les premières décennies, ça peut se comprendre mais par la suite…
        Dans un club à l’identité aussi forte, le choix du coach n’est pas anodin.

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      1. Castellini n’était pas assez régulier, je pense, pas toujours rassurant. Mais je pense qu’en 1978 il aurait eu sa place, Conti de la Roma était vraiment un gardien quelconque et pourtant Bearzot l’a choisi à la place du Jaguar qui sortait de grandes saisons avec le Toro.

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      2. Si je me souviens bien, l’inusable Albertosi était encore un numéro 2 crédible pour la Nazionale à cette époque-là, ce qui illustre bien la faiblesse derrière Zoff dans le but. Il me semble que le meilleur numéro 2 de ces années-là a fini par être Bordon, de l’Inter.

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      3. Oui, c’est ça, Bordon endosse le statut de numéro 2 en 1978 et ne parvient jamais à supplanter Zoff. Quand Dino s’efface, Ivano Bordon et Giovanni Galli de la Fiorentina (les numéros 2 et 3 lors de la CM en Espagne) sont en concurrence. C’est Galli qui s’impose avant que Zenga ne mette tout le monde d’accord, que ce soit à la place de Bordon à l’Inter ou avec la Nazionale.
        On reparlera de Bordon et Zenga dans un article consacré aux duels Inter – Real des 80es.

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    1. « Le Jaguare Vasconcellos n’est il pas le premier gardien à marquer en Ligue 1? »

      Difficile à savoir. A ma connaissance, il n’y a jamais eu de recension complète de tous les buteurs du championnat de France depuis 1932. Ç’a été fait pour l’équipe de France, depuis 1904. Mais pas pour le championnat.
      Dans l’état actuel de nos connaissances, le Jaguar est le premier gardien buteur (sur pénalty contre Sète en 1938) en championnat.
      Les sources disponibles, même, permettent-elles d’établir cette recension complète ? Il ne me semble pas que la presse d’époque donne systématiquement tous les buteurs de tous les matchs. Faudrait voir : c’est un truc long, fastidieux, vraiment mortel, à faire…

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      1. Quoiqu’un gardien buteur, fait extraordinaire, serait sans aucun doute mentionné.
        Mais c’est, de toute façon, hautement improbable. Il fallut un joueur loufoque comme le Jaguar pour voir un machin pareil ! A l’époque, alors que le taylorisme et la spécialisation du travail s’implantent en France, le football connaît lui aussi une nette spécialisation : les défenseurs défendent, les attaquants attaquent, les gardiens bloquent les ballons. Point ! Difficile donc d’imaginer, dans les années 20 ou 30 en France, un truc aussi étrange qu’un gardien marquant un but (même sur pénalty).

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      2. Oui, il n’y a pas d’équivalent français à bdfutbol en Espagne ou calcio-seriea en Italie. Ou encore les pages Wikipédia italiennes de chaque club hyper complètes, saison par saison. C’est un manque et c’est sans doute la démonstration d’un manque d’intérêt pour le foot et son histoire. Car comme tu le mentionnes, les infos existent.

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      3. Ca existe en Belgique..mais l’oeuvre d’une vie d’un profane/passionné : Peter Mariën.

        Avant lui, et possiblement après lui : il n’y avait rien..ce qui le rendit dingue..et donc il s’employa à combler ce vide.

        Et donc il a.. tout, absolument TOUT fait ab nihilo! Le moindre joueur, la moindre stat, le moindre match, le moindre détail administratif..et ce également pour les divisions inférieures, travail absolument titanesque.

        Il mériterait d’être invité à vie dans tous les stades du pays..mais il va sans dire qu’il n’a évidemment reçu aucune reconnaissance officielle.

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      4. Les gardiens-buteurs, requérir initialement certain degré de loufoquerie? Je le crois volontiers, affaire surtout sudam ou, pour l’Europe, yougoslave il me semble.

        Mais c’est quand même une vieille histoire, quoique surtout britannique pour l’Europe, dès le XIXème siècle. Sur le continent : autre histoire.

        J’ai souvenir en Belgique de l’international NL Viscaal, superbe joueur mais vraie tête de con.. Attaquant de formation (et quel attaquant!), il se retrouve gardien pour xy fait de match.. y stoppe un penalty.. et dans la foulée inscrit un penalty ; sacrée soirée comme qui disait l’autre.

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      5. Alex, tu as le lien pour accéder au site de ce passionné de foot belge ?

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      6. C’est bien ça : un tome par duo d’années.. (rappeler que ce n’est pas son métier..et qu’il a(vait) donc un boulot sur le côté – comment fit-il??? 🙂 ) : https://www.sportboek.nl/product/geschiedenis-van-het-belgisch-voetbal/

        Par contre je ne retombe pas sur son site web, l’impression qu’il l’a laissé tomber..? Ledit site n’était pas toujours des plus intuitifs, mais quelle perte ce serait.. Je chercherai encore.

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      7. Ca n’existe plus, Verano : https://belgiumsoccerhistory.com/fr-fr

        Ce qu’il a produit est exclusivement disponible par tomes de deux saisons chacun..et ils sont tous épuisés a priori.

        Il partage encore pas mal de trucs via Facebook on dirait, mais même là je crains qu’il n’arrête bientôt les frais.

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      8. C’est quelqu’un que j’aime bien, on a souvent échangé : un chic type. Mais objectivement, des millions de noms et de chiffres, de dates (de matchs, de naissance, de mort..), de compositions d’équipes, de scores, de buteurs.. ben ça n’intéressait personne (ce n’est pas mon avis, mais..).

        Ce n’est pas mon avis car c’est la base pourtant. Mais une base dépourvue de narrative.. Même tes talents d’aède n’auraient pu rendre la chose a minima glamour!

        Il aura contribué à alimenter décisivement un pan entier de RSSSF, à peu de choses près tout ce qu’il en subsiste sur le web..et c’est déjà pas si mal.

        C’est con car il avait beaucoup, bcp plus à dire, raconter…….. Certaine magouille anderlechto-gantoise de mid-50’s pour permettre à Anderlecht d’être champion sur le fil, cas parmi tant d’autres de cet acabit, tu vois de quoi je parle : c’est à lui que je la dois!, il aura rencontré énormément de monde, interviewé, collecté………. mais se sera focalisé sur ce qu’il y avait de plus ingrat (mais de plus fondamental) à faire..et en sort désabusé, c’est terrible l’air de rien.

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  1. Top histoire, bien fratricide comme il faut, merci!

    Au Standard il y eut l’affaire Nicolay, qui déchira des décennies durant cette famille – le cadet Jean, légende du football belge, avait saisi l’occasion de la blessure de l’aîné pour le supplanter durablement entre les perches..ce que l’aîné ne lui pardonna jamais, et des clans sub-familiaux de se constituer..

    Preud’Homme-Bodart, beaux-frères des années durant et mis sur un strict plan d’égalité au Standard, aboutit à une issue plus paisible : conscient qu’il ne parviendrait pas à retrouver sa place contre Bodart (gardien injouable durant les 80’s), Preud’Homme se résigna à partir à Malines.. avec le succès qu’on sait.

    Vu le côté ultra-sanguin de Bodart (dont pour les histoires de femmes – Gerets en fit l’expérience il y a quelques années) : sage décision!

    Cette histoire de gardien se faisant fort d’inscrire un but à un gardien « apparenté » me rappelle une histoire personnelle, lointain tournoi de mini-football : mon meilleur pote de l’époque s’étant mis en tête de m’en mettre un (trop limité techniquement pour le « petit jeu » en salle, j’étais keeper au mini-foot), il s’engagea donc (et aboutit, le salopard!) dans un slalom maradonesque..avant de m’achever d’un tir placé entre les jambes, l’action de sa vie, lol..

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