San Mamés, priez pour lui !

C’était en mars 1974, il y a un demi-siècle. Cruyff découvrait San Mamés à l’occasion d’un match de Liga à Bilbao.

En tête de la Liga avec neuf points d’avance sur l’Atlético, le Barça va enfin devenir champion, 14 ans après le dernier titre. Celui qui ramène les Blaugranas au sommet s’appelle Johan Cruyff. Les dirigeants catalans et Rinus Michels l’ont attiré contre une fortune au moment où les joueurs étrangers sont à nouveau autorisés à évoluer en Liga. Après six mois de présence en Espagne, le public a appris à connaître le lévrier néerlandais et les lignes de clivages commencent à affleurer.

Le président Agustí Montal i Costa et Cruyff à son arrivée à Barcelone.

Le charme opère

S’il fallait une démonstration de l’influence de Cruyff, il suffit de regarder les résultats du début de saison 1973-1974 : le Barça s’incline à trois reprises (Elche, Celta, Real Sociedad) lors des sept premières journées de championnat et est éliminé d’entrée par l’OGC Nice en Coupe de l’UEFA[1]. Le renversement de tendance s’opère à partir de la fin du mois d’octobre 1973, quand la fédération néerlandaise délivre enfin l’autorisation de transfert de Cruyff et que le joueur se déclare prêt. Il débute face à Granada, l’équipe la plus violente de l’époque avec ses terribles défenseurs sud-américains, Ramón Aguirre Suárez, Pedro Fernández, Julio Montero Castillo. Les supporters craignent pour l’intégrité de leur nouvelle star mais le Paraguayen Fernández assure que Cruyff ne subira pas d’agression. Et en effet, le match est une promenade de santé : 4-0 pour le Barça dont un doublé de Cruyff.

Cruyff marquant un des deux buts contre Granada.

Avec le Néerlandais, les Catalans se métamorphosent et roulent sur leurs adversaires. Le public fréquentant les stades et la presse s’extasient à propos de ce joueur aérien, si éloigné des standards espagnols ou (sudaméricains). Mais pour l’immense majorité des Espagnols devant se contenter des brefs résumés télévisés, le phénomène relève encore du concept. Il faut patienter jusqu’au 30 décembre 1973 pour que les dons de Cruyff éclatent aux yeux de tous les aficionados. Sans doute pour distraire un pays abasourdi par l’attentat ayant coûté la vie au président du gouvernement Luis Carrero Blanco[2], les autorités décident de diffuser en direct sur TVE le match entre Valencia CF et le Barça.

La veille de son rendez-vous avec les téléspectateurs, à l’occasion de la cérémonie de remise de son second Ballon d’or, Cruyff mène une opération de charme à destination des journalistes, avec lesquels les relations sont alors inexistantes ou presque. Le motif ? Cruyff désire monnayer ses entretiens. Le 29 décembre, il renoue sans conditions avec la presse, renonçant à monétiser des mots à la préciosité toute relative. Puis le 30 décembre, ni les images en noir et blanc, ni la pluie diluvienne s’abattant sur Mestalla ne peuvent masquer l’évidence : Cruyff est un crack. Indigent durant une heure, comme tous les acteurs d’ailleurs, il émerge de la grisaille en propulsant le ballon de la tête au fond des filets de Meléndez sur un centre de Rexach puis achève les Chés en fin de match en contrant une relance mal assurée.

La fin de l’état de grâce

L’année 1974 débute donc de manière idyllique : le Barça est en tête de la Liga, Cruyff fait l’admiration de tous et la presse n’a plus rien à lui reprocher. Le clou du spectacle survient le 17 février, quand il dirige la cavalerie blaugrana à Madrid, 0-5 au Santiago-Bernabéu face à un Real faisant son âge[3].

Le 24 mars, le Barça se rend à Bilbao. C’est encore l’ancienne cathédrale de San Mamés, sa pelouse grasse, son public hostile, prêt à envahir le terrain et de plus en plus séduit par les revendications indépendantistes. Il existe alors une véritable animosité vis-à-vis du Barça, coupable avec le Real Madrid d’avoir manigancé pour la réouverture des frontières quand les statuts de l’Athletic (et de la Real Sociedad à l’époque) n’autorisent que les joueurs basques. Fait aggravant, le scandale des Oriundos bat son plein, le Barça étant suspecté d’avoir falsifié les papiers de joueurs sud-américains en justifiant par miracle d’origines espagnoles[4]. A la pointe de la lutte contre ces contrats frauduleux, Bilbao empoisonne à juste titre – les enquêtes lui donnent raison par la suite – les relations avec des clubs comme le Barça ou Valencia.

Et puis il y a Cruyff, supérieurement doué, évidemment, mais d’une supériorité consciente, hautaine. Si ses allures dédaigneuses horripilent ses adversaires, il est encore préservé par les équarrisseurs pullulant en Liga. Sa morgue se propage à ses relations avec les arbitres, des souffre-douleurs que personne ne pense à plaindre, mais également au sein de sa propre équipe. Que dire des manifestations ostentatoires avec lesquelles il exige une totale dévotion de la part de ses équipiers ? Ce mépris de classe ne passe pas au Pays basque dont le football est assis sur les valeurs du travail et de l’humilité.

Le chef commande !

Pour la réception du Barça, le coach des Lions Milorad Pavić choisit d’affecter Angel María Villar au marquage du Néerlandais. Villar est un gamin du cru, initialement non conservé par l’Athletic, ayant dû faire ses armes dans le club satellite de Getxo. Il réintègre les rangs de Bilbao après une rencontre amicale au cours de laquelle il convainc – on ne sait comment – l’arrière gauche de l’Athletic, Jesús Aranguren, de le faire briller. Pas une mince affaire car Villar n’est pas un virtuose. Mais il révèle déjà ce sens de la négociation et ce goût pour les secrets d’alcôve qu’il met ensuite à profit dans les instances dirigeantes, devenant président de la fédération espagnole puis de l’UEFA par intérim quand tombe Platini, exhalant un parfum de soufre tant sa gouvernance est douteuse[5].

San Mamés bouillonne et crée les conditions pour que Villar et Cruyff se chauffent rapidement. Le Barcelonais se plaint régulièrement de l’arbitrage et décide, à la demi-heure de jeu, de se faire justice lui-même en taclant sévèrement Villar, ce qui provoque une petite échauffourée collective à laquelle se joint le banc de touche basque. A peine 10 minutes plus tard, juste avant qu’un corner ne soit exécuté, Cruyff provoque Villar et ce dernier le frappe au visage. Le Néerlandais en rajoute mais le geste est inexcusable. Avant même que l’arbitre ne sorte le carton rouge, Villar se dirige déjà vers les vestiaires, sans même se retourner, acclamé par la foule.

Villar se dirige vers les vestiaires, Asensi le regarde les mains sur les hanches, l’arbitre brandit le carton rouge alors qu’on aperçoit Cruyff au sol.

Malgré des excuses prononcées dans le vestiaire blaugrana à la fin du match (0-0), Angel María Villar écope de quatre matches de suspension et d’une amende exorbitante que l’Athletic lui fait payer jusqu’à la dernière peseta. Pendant plusieurs mois, la retenue sur salaire le prive de revenus.

Mais l’essentiel n’est pas là. Par ce geste, Villar sanctionne l’arrogance et démontre qu’il n’existe pas d’idole sacrée en Liga. L’état de grâce de Cruyff est terminé, par la suite, d’autres défenseurs au marquage se souviendront du geste de Villar pour malmener le Batave et ses airs supérieurs. Même les arbitres se rebelleront : excédé par des protestations incessantes (et des insultes présumées), Melero Guaza l’expulse lors d’un match contre Malaga en 1977, faisant de Cruyff un martyr que le magazine Don Balón se plaît à présenter crucifié en détournant le Christ de Velázquez.

Dans l’Espagne catholique, cette couverture fait scandale et provoque la démission du rédacteur en chef du magazine.

[1] 3-0 pour Nice au stade du Ray, 2-0 pour le Barça au retour.

[2] Mort le 20 décembre 1973 dans une explosion attribuée à l’ETA.

[3] Miguel Muñoz est remplacé par Luis Molowny en janvier et échappe au naufrage contre le Barça.

[4] En septembre 1972, deux Argentins arrivent à Barcelone avec de fausses attestations quant à leurs origines espagnoles, Juan Carlos Heredia et Cuchito Cos. Dans un premier temps, la signature de Heredia est refusée. La réouverture des frontières met fin au problème et Heredia obtient même quelques sélections avec la Roja.

[5] Président de la Real Federación Española de Fútbol de 1988 à 2017, il est destitué et incarcéré brièvement pour des faits de corruption.

17 réflexions sur « San Mamés, priez pour lui ! »

  1. Je ne sais pas comment l’exprimer mais le jeu de Rexach est totalement lié à son époque. Ses feintes, ses courses, sa dégaine n’auraient pu exister à une autre époque que les années 70.

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  2. L’iconographie christique associée à Cruyff : difficile à démêler, mais sujet passionnant!

    Ca débute aux Pays-Bas, provient de son cercle d’intérêts et de faiseurs d’opinion.. ==> Verano, connais-tu le nom de la personne à la manoeuvre de cette couverture??

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    1. José María García est celui qui aurait eu l’idée de ce titre pour la revue Don Balón, barcelonaise, faut-il le préciser, et créée juste avant le décès de Franco.

      Autre fait marquant de ce match où Cruyff est exclu : la tentative d’invasion des supporters du Camp Nou. La semaine suivante, le public de San Mamés pourchasse Guruceta après un match où son arbitrage fait scandale. À partir de ce moment, la Liga exige que des grillages protègent la pelouse du public.

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      1. Il semble qu’il y ait eu une part d’ironie dans le détournement du Christ. Et d’ailleurs il a été viré après la publication de cette une et le scandale qui suivit dans l’Espagne catholique.

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  3. Cette saison de l’Athletic est également la dernière de Javier Clemente. A 24 seulement. Blessé de manière récurrente depuis ses 20 ans, il jette l’éponge et se lance immédiatement dans le coaching.

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  4. J’ai toujours apprécié l’Athletic mais mon unique passage au nouveau San Mames m’avait un peu laissé sur ma faim. Alors, j’ai trouvé le stade magnifique mais l’ambiance n’était pas folichonne. Un piteux 0 à 0 face à Getafe. Pourtant, c’était le match inaugural de la saison et en pleine Semana Grande.

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  5. Le Pavic évoqué est très connu du côté du Standard de Liège : les années Roger Claessen d’abord (que Pavic passa plus d’une nuits à filer de café en café, pour tenter vainement de le fliquer voire canaliser – des parties de cache-cache qui font partie de la légende du club), puis la reconstruction vaille que vaille du club après le Waterscheigate.. Une figure appréciée.

    C’est lui qui bâtit l’équipe triple-championne de rang sous la direction du non moins émérite Français Hauss. Dans la seconde moitié des 80’s, par contre, ce fut beaucoup plus compliqué. Mais si on interroge d’anciens supporters, je suis certain que Pavic sera cité devant Goethals, tenu en très haute estime pour son premier passage.

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  6. La photo avec Montal i Costa m’en rappelle une autre, postérieure de quelques mois.. Pourrez-vous deviner à quoi je pense 🙂

    Déjà lu qu’on était franquistes chez les Montal, c’est vrai?

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    1. Je crois que le personnage est très ambigu. Il est sans doute le premier président à promouvoir le catalanisme et la langue catalane après la fin désastreuse de Llaudet. Mais c’est sous sa mandature que Franco reçoit à deux reprises des médailles du FC Barcelone (peut être pour avoir sauvé le club de la banqueroute dans les années 60 en autorisant la vente de Les Corts à des promoteurs immobiliers et pour avoir aidé à la construction du palau blaugrana ?).

      Fais tu référence à Nuñez et Cruyff entraîneur ?
      https://pictures.tribuna.com/image/c292c2f7-1b12-4bfa-921b-cc8060bd92ef?width=1920&quality=70

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      1. Non, tu as bel et bien tapé dans le mille : je pensais à ces fameuses photographies, où l’on voit Montal décorer Franco, en février 1974 : https://as.com/masdeporte/2003/11/09/polideportivo/1068354880_850215.html

        Dans ce que j’avais lu, c’est surtout le père d’Agusti Montal qui était visé, mais il était également suggéré qu’au-delà de sa figure c’est l’ensemble de la famille qui était plutôt franquiste.

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  7. Et alors Verano, hors Barca où il est devenu un élément constitutif du mythe identitaire, hors tout ce tralalas : qu’en était-il et que reste-t-il du passage de Cruyff en Espagne? On m’a parfois dit qu’en fait ç’y avait été assez partagé durant les 70’s, et que les avis avaient été générationnellement assez marqué, un peu comme aux Pays-Bas pendant ses primes années, mais??

    Et tant qu’à les évoquer : ces photographies aussi, ces remises de médailles (et leur pourquoi), ce passé encombrant que le board catalan s’est employé à gérer.. ==> Quelle trace tout cela a-t-il laissé en Espagne?

    Vu de loin, ce mariage Cruyff-Barca-Liga, qui ne fut fondamentalement qu’une affaire de fric (des années de négociations en amont), dut être un événement particulièrement électrique, équation à plus d’une données hystériques..?? Un sacré bazar assurément.

    Sportivement je ne suis pas impressionné : championnat à son plus bas (idem des Pays-Bas quand il y retourne ensuite), des prestations surtout somptuaires, époque d’un Cruyff multipliant des talonnades qui ne servent à rien (un peu sa signature espagnole, je trouve).. Le Barca reprend des couleurs sur la scène européenne mais ça ne va jamais plus loin que les demis – ce qui est déjà estimable mais, vu ce qui passait alors pour recrutements les plus coûteux de l’Histoire (Michels a bénéficié de moyens hors-normes)..?? Et même en Liga, dès que Netzer retrouve ses moyens (retour de blessure) : le Real redevient le patron (ce qu’il n’était déjà plus avant l’arrivée du « Sauveur »)..et il y a ce qu’on peut lire parfois aussi, bref : l’Espagne en eut/garde-t-elle un souvenir si formidable que cela, ou fut-ce au final plus mesuré?

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    1. La 1ere saison de Cruyff est incontestablement excellente. Le reste est bien plus discutable, perfs individuelles souvent quelconques. Il faut dire que son jeu et sa vitesse l’exposaient aux bouchers et pour certains, il a préféré se préserver des blessures en jouant plus bas et en courant moins. Avec Rexach en déclin et Clares comme avant-centre, ben tu peux pas t’attendre à des miracles eh eh
      Bref, Cruyff au Barça, c’est surtout 1973-74.

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  8. Me demandais si Cruyff était le premier étranger à jouer pour la sélection catalane. Mais il me semble que c’est le Hongrois Elemér Berkessy, dans les années 30, qui a cet honneur.

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