Tabárez, le cygne et la canne

Les pas du maître

Douceur dans la démarche, lenteur des pas et rythme paisible, comme si chaque mouvement était au ralenti, laissant passer les secondes de cette danse, au compte goutte, à travers les fines et discrètes fissures, inévitables, d’une immense jarre d’argile dans laquelle elles seraient jalousement gardées par un joyeux geôlier. Une allure, une courbe, une caresse, qui pourrait être un dessin, esquisse délicate d’une crête de colline ou croquis au crayon d’un condor… un dessin se substituant à la définition de l’apesanteur. Enfin, un défilé qui repousse les limites de la temporalité, tellement on pourrait imaginer, et facilement croire, que la prochaine avancée sera un recul, que la foulée suivante embrassera les empreintes passées et que, non content de s’arrêter, le temps sera remonté. Alternance équitable, équilibre entre l’action et la patience, esquive, observation, et, pour conclure, applaudissement, cris croissants et sauts constants, on croirait, dans ces premières lignes, introduire et entamer un « Malambo » ! Pas tout à fait, mais enfin presque, peut-être un « Pericón » ? À cheval, andalou évidemment et monté à l’amazone ! À cheval donc entre un vieil ancêtre « Sirtaki » et une sœur « Tarentelle » ressemblante comme une jumelle, au point que l’on aurait pu titrer ce texte « Tarentelle Tabárez ». Car oui, nous sommes ici belle et bien dans un village calabrais quiet, un coin caché de Calabre, calme et confortable… Le trait d’union est fait avec la cousine latine, voisine de l’Argentine, le « Little Italy Guarani » ! Passage, pont entre deux partenaires, insouciantes, insoumises, absolument inattendues et, évidemment, intemporelles : mes vacances calabraises et Óscar Washington Tabárez.

« Forza Milan ! »

Je n’ai encore que six ans quand Tabárez débarque au Milan AC en provenance de Sardaigne et, aujourd’hui, mes souvenirs de cette période s’évaporent légèrement, retenus aux chevilles par les photos vintages immortalisant ma coupe en brosse, style hérisson, toute droit sortie des « nineties », à la frontière entre la tendance « Sonic » sur « Sega » et la tête cubique du « général Guile » dans un « Street Fighter » d’arcade… L’incarnation du pixel ! Crinière couleur corbeau et cheveux crus d’autant plus résistants car trouvant leurs racines dans un héritage bien ancré : la ténacité Maures, par mon père sicilien, et le désir de liberté, grec, par ma mère calabraise… Ensemble vert « Lacoste » ou « Tie & Dye » « Benetton », la fontaine du village et la « 309 gti » en arrière plan, le tout teinté d’un jaune léger dont on ignore s’il s’agit d’un baiser du temps signé de son rouge à lèvres sépia, ou de l’invitation, que dis-je l’invitation, l’incrustation spontanée et chaleureuse d’un lourd soleil d’été méridional venant filtrer et diluer les différents tons de nos souvenirs… À côté des albums, se cachent mes dessins de l’époque, autre stimulateur de mémoire, pour la plupart influencés par la rubrique s’y consacrant spécialement dans les dernières pages du « Forza Milan », mini magazine désormais old school et fidèle compagnon des quinze heures de routes séparant Grenoble de Reggio de Calabre, ou encore des après-midis sur les plages : Etna en décor, plein cagnard et canicule cramant les galets… Dessins typés donc, nés de la propagande « rossonera », où curieusement, au milieu des Baggio en « survêt Lotto », Weah en crampons rouges et autres Albertini ou Savicevic… on trouve un dessin un peu particulier, le premier représentant un entraîneur, costard un peu grand et grain de beauté disproportionné, la perception des dimensions un peu erronée, indéniablement, mais le fond y est, et lui aussi est déjà là : Oscar Tabárez.

Amor de Mis Amores

À ce moment là, j’ignore évidemment que le « Candombe » ne sera pas dansé longtemps du côté de Milan et que l’ancien professeur des écoles, surnommé à juste titre « El Maestro » sera loin de faire un tabac ou d’être nominé aux Oscars, bien loin oui de jouer une partition parfaite… En effet, l’expérience milanaise d’Oscar Washington Tabárez ne restera pas dans les annales, malgré de belles éloges, quelques années plus tard, de la part de la légende du club, le grand et beau Paolo Maldini. Mauvais timing ou erreur de casting ? Le débat reste ouvert pour expliquer ce petit chemin de croix séparant les ères des deux « Grands Milan » du mandat « Berlusconien », le premier de Sacchi-Capello, et le second, de père Carlo. Entre ces deux sommets où le Diable a tutoyé le Paradis, une vallée déserte, abandonnée, fantomatique, où sous une sécheresse de titres, les bêtes rayés rouges et noires n’ont été abreuvé que par le maigre oasis « Zaccheroni » et ce pauvre Scudetto sorti de l’horizon presque comme un mirage tant il était inespéré… Les come-back de Sacchi et Capello ont accouché d’une pauvre petite topolina, les anciens de la maison « Papa Cesare Maldini » et Tassotti n’ont pas réussi non plus, et enfin les deux paris du « Cavaliere » : Fatih Terim et, donc, … Tabárez. Cela n’empêche, du haut de mes six ans, le coach uruguayen a réussi à me toucher. Le nom charismatique ? Peut-être. L’allure et le style d’un leader politique sud-américain ? Ou encore la classe, la grâce, l’audace… d’un élégant guitariste gitan ? L’aura, la prestance d’un chef amérindien ? Sûrement. Enfin l’assurance, la sérénité, la force tranquille d’un jeune grand-père affectueux, déjà sage, encore et toujours fort, sensations transmises par sa peau semi ridée, son teint mat, presque rouge, et ses cheveux déjà grisonnant, mais aux reflets châtains encore présents… Peu importe, j’ai toujours aimé sa démarche, son caractère, son flegme… Placide, brilliant, presque de cire, l’air à l’aise, il Mister Tabárez.

Au revoir Monsieur le professeur…

Voilà, il n’en faut pas plus pour rester dans les cœurs, en tout cas dans le mien, véritable porte ouverte à l’émotion ! Les très bons résultats avec l’équipe uruguayenne, des quatre Mundial disputés, sur une période de 28 ans, à la victoire en Copa America, en passant par la gestion patriarcale de deux générations dorées… sont pour mois relégués au rang de détail. La Libertadores avec Peñarol, les années Boca, la septième place du Calcio avec Cagliari… enfin, le record de présence sur le banc d’une sélection, devançant le génial Maturana et sa Colombie « Tiki-Taka » ! Médailles et cadres d’or pourtant presque dérisoires au regard de la passion impalpable partagée par celui qui est, pourrait-on dire, un petit peu le « Guy Roux des Gauchos ». Tabárez que j’envoyais dans un Venise repris par Zamparini, avec Alvaro Recoba comme adjoint, dans mon folklorique « Salerne, la cité de Zampa » et que j’aimerais voir encore sur un banc du Sud : Cádiz, Bastia, Palerme… et, évidemment, à la Reggina, apporter son 3-5-2, presque culturel dans la pointe de la botte, nous rappelant ainsi au bon souvenirs de l’époque « Mazzari » et de sa « Regginatada ». Ce ne sera certainement jamais le cas et on ne connaîtra pas le parfum d’un « Oscar à la Mostra » ou encore « Reggina : La pizza Tabárez » en une des journaux italiens. Dommage, mais enfin bon, Dieu sait qu’il a bien mérité de profiter d’une retraite discrète, comme susurrée, un ronronnement que j’imagine dans la « Pampa » uruguayenne, au rythme d’un « uruguá », un escargot, et bercé par le sifflement enchanté des oiseaux, ici sans doute un petit « urú »… Une retraite oui, car les rebelles reflets châtains ont déposé les armes et c’est le sombrero blanc de la vie qui couvre désormais, comme un manteau de neige sur un sommet, le chef de Monsieur Tabárez. Monsieur Tabárez… l’instituteur, son premier métier… le maître, « El Professor » comme on l’appelle à Montevideo… Monsieur Tabárez a terminé de partager son savoir, la poussière, toujours fraîche et sèchement effacée sur le tableau noir vole encore, comme des petites étoiles illuminées par la pâle lumière d’un crépuscule d’hiver, imposant timidement ses maigres rayons à travers les dessins d’enfants accrochés sur les vitres de la salle de classe. Les dessins d’enfants, souvent léger et volants, seront finalement les ailes de papier qui auront accompagné cette fable, écrite, en quelques sortes, à la craie indélébile ! La sonnerie annonce la fin de la récré et les élèves, enrichis, sont prêts à se lancer dans les magnifiques chemins de la vie. Le maître lui a échangé sa baguette, presque magique, contre une canne, l’aidant à supporter sa récente maladie, le syndrome de Guillain-Barré. L’horrible image d’un vieux gorille en béquille… C’est partenaire de cette réalité tangible, et avec les jambes qui tanguent, que Tabárez aura dansé son dernier « Tango ». Le chant d’un cygne, céleste celui-ci, évidemment… et hélas boiteux, qui nous laisse tous blessés, forcés à une période de convalescence. Parce que oui, l’oiseau boite et c’est le ciel tout entier qui doit reposer sur une canne ! Dieu digne, dernier moine… l’ombre des vignes, le grand aigle totem ou encore l’homme qui murmure à l’oreille des ânes… Tabárez, le cygne et la canne.

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19 réflexions sur « Tabárez, le cygne et la canne »

  1. T’as de la plume, c’est indéniable ! Merci de nous rappeler le passage de Tabarez au Milan AC, car pour beaucoup de Français, moi le premier, il est avant-tout El Maestro de la Celeste 😉

    Je vois que nous sommes de la même génération à quelques années près. Rien que ton passage sur les nineties, je m’y suis remémoré pendant un instant ma jeunesse tourangelle en 1996 🙂

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      1. Oh oui, les 90’s, c’était magnifique ! C’est surtout le progrès technologique se développant que je retiens, les jeux vidéos, la musique dance (même si c’était naze en réalité) et puis il faut aussi réaliser que nous sommes la dernière génération à avoir eu une adolescence avant l’arrivée massive d’internet et ce n’est pas négligeable.

        Pour la génération suivante, le net était déjà bien implanté dès leur plus jeune âge. Il y a encore peu, j’étais en colocation et parmi les colocs, il y avait une jeune femme née en 2000 et en discutant longuement, on se rendait compte qu’on avait absolument pas eu la même adolescence et me disait que dans ses souvenirs, internet avaient toujours été là, elle n’avait jamais connu sa vie sans. Bref, je m’égare quelque peu 😶

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  2. Merci l’ami. Toujours ta plume vagabonde et romantique. C’est agréable de lire un papier profondément positif.
    Tu imaginais Tabarez à Cadiz. Du temps de Magico, Victor Esperrago, la légende de Nacional a dirigé le groupe.
    Je pensais que Tabarez etait le coach du Cagliari 94 mais il est arrivé juste apres. Celui de 94 avait un duo d’attaque hyper complémentaire. Le belgo brésilien Oliveira. Joueur vif et dribbleur. Et Dely Valdes. Dont on a vu peut-être la moins bonne version en France. Dely est adoré en Sardaigne, à Malaga ou Oviedo.
    Cette equipe 94 avait atteint la demi-finale de la c3 face à l’Inter de Ruben Sosa.
    Et en parlant de Sosa, c’est mon premier souvenir de Tabarez. Sosa envoie un penalty dans les nuages face à Zubi au mondial 90. Comme Scifo.
    Veinard le Zubi!

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    1. Merci Khia ! Cagliari a en effet offerts plusieurs petits moments de gloire et de plénitude. Un club de l’arrière-pays qui défile ici et là dans les plus grands stades du monde tout en restant fidèle à lui-même et à ses valeurs de simplicité et de proximité avec son public. Magnifique !

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  3. Oscar Washington, même le prénom est classe !
    Puisque tu aimerais le voir sur le banc de la Salernitana ou de Palerme, quelques mots à propos d’un autre Uruguayen prénommé Washington, Washington Cacciavillani, ayant fréquenté les bancs de società insulaires. Un des ces innombrables Sud-américains débarqués en Italie dans les années 1950, objets soumis aux désirs d’obscurs intermédiaires spécialisés dans l’import de joueurs susceptibles de braver le veto Andreotti grâce à leurs origines italiennes. Ce Washington, issu du River Plate de Montevideo, arrive à l’Inter et n’a évidemment pas le niveau pour concurrencer les attaquants du moment, Benito Lorenzi, Oscar Massei ou Lennart Skoglund. Alors il est prêté ici ou là jusqu’à ce qu’il découvre la Sicile avec Siracusa, en Serie C. Washington tombe amoureux de l’île et s’y établit à la fin de sa carrière. Devenu entraineur, il écume les petites società sans le sou, laissant derrière lui des anecdotes à foison. Des colères monumentales, des agressions, des présences sur le banc de touche en étant ostensiblement armé, des promenades en ville avec, au bout d’une laisse, un lionceau offert par un cirque itinérant. Aujourd’hui encore, plus de vingt ans après sa mort dans une absolue misère, on se souvient de lui à Trapani, Ragusa, Canicatti et d’autres lieux invitant au voyage. Il n’a jamais eu la classe d’Oscar Washington mais il mérite bien un petit hommage du lundi matin.

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    1. Verano je suis toujours autant surpris éblouis intéressé (cherchez le meilleur champ lexical te concernant^^) par tes commentaires ou articles à propos de l’italie et sa relation a l’Amerique du sud et ce que je trouve surprenant c’est que tes séries sur la coupe du monde 78 ou 82 concernent beaucoup (beaucoup trop pour moi mais c’est très perso) des Brésiliens… c’est presque un paradoxe

      @calciocalabria!! chapeau quel prose s’apparentant à de la poésie, je dirais presque une nostalgie, une nostalgie qu’on peut qualifier de migrant (ou d’immigré) une nostalgie « tangoesque » , une nostalgie que l’on peut repérer dans les livres d’artistes sud américains, une nostalgie Argentine ou Chilienne et une nostalgie de l’enfance!
      juste magnifique, je reitère je sais pas qui a eu l’idée en 1er de ce site (Verano,Khidia?) mais chapeau les mecs même si on va passer pour des vieux cons nostalgiques! ha ha

      PS: Verano je reviens sur le paradoxe cité plus haut (et c’est pas une critique) tu es encyclopédique sur l’Amérique latine et l’Italie mais tu parles beaucoup du Bresil je vais le dire ici devant vous tous je l’avoue définitivement désolé j’aime pas le Brésil sa géographie son histoire ses clubs sa langue et même ses joueurs sauf peut ceux des 80’s probablement lié à mon enfance voilà c’est dit

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      1. Sainte
        Celui qui a lancé l’idee, c’est Sebek. C’est lui le créateur du monstre incapable…

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      2. Ah ah, un texte sur huit concerne le Brésil sur ceux consacrés à la CM 1982, c’est le moins que je puisse faire ! Deux sur six à propos de la CM 1978, c’est peut-être trop mais Nelinho et Mendonça sont des joueurs merveilleux. Pour ma part, j’aime le foot sud-américain dont le foot brésilien vintage. La Seleção actuelle me laisse froid mais pas certaines de ses devancières.

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