El Cordobés

Cordoue, c’est la ville des cinq califes[1], ces fameux toreros surnommés ainsi en souvenir d’Al-Andalous. Parmi eux, le magnétique et controversé Manuel Benítez, El Cordobés. Un amoureux de football dont un des rêves était de jouer en Liga.

Enfant miséreux des environs, El Cordobés reçoit l’alternative en 1962, au sein de l’ancienne plaza de toros de los Tejares des mains d’Antonio Bienvenida. C’est au même endroit qu’en 1955, pour la première fois dans une arène espagnole, un tableau d’affichage informe les aficionados en temps réel de l’évolution des scores des rencontres de football. L’intrusion du ballon rond dans l’univers taurin provoque un petit scandale et un chroniqueur s’émeut dans la presse locale : « le football envahit tout et cet après-midi, les scores étaient affichés en direct dans l’arène. Pourquoi à Cordoue, dans un lieu aussi traditionnel où ont défilé les plus grands toreros ? » La question n’a rien d’incongru car la ville n’est pas réputée pour figurer parmi les places fortes du football andalou. Le club historique, le Real Club Deportivo Córdoba, vient d’être dissous et le Córdoba Club de Fútbol nouvellement créé évolue en troisième division.

Le tableau des scores. Il fallait manifestement avoir un décodeur…

Sous l’impulsion d’un jeune dirigeant au destin présidentiel, Rafael Campanero Guzmán, le Córdoba Club de Fútbol entame sa croissance en misant sur de jeunes joueurs, le stade d’El Arcángel devenant rapidement une citadelle difficilement prenable. L’ambiance de corrida qui y règne n’y est pas étrangère. Les supporters font appel à leurs réflexes d’aficionados quand le spectacle leur déplaît en lançant leurs coussins à la sortie des joueurs comme ils le feraient à la fin d’une faena sans panache. C’est le cas à l’issue d’un match amical contre le Real Madrid, la victoire merengue ressemblant à une mise à mort irrespectueuse de l’hôte cordouan[2]. Malgré son essor, le football ne supplante pas encore la tauromachie dont la primauté s’exerce jusque dans l’ordonnancement des événements. A titre d’illustration, certaines rencontres de championnat du Córdoba CF ne débutent qu’à 23 heures, après la fin de la corrida du jour.

Avec l’ancien joueur argentin du Real Madrid Roque Olsen, reconverti entraîneur, Córdoba CF « reçoit l’alternative » en 1962 – il accède pour la première fois à la Liga – juste avant qu’El Cordobés ne soit consacré matador par Bienvenida. La période de gloire du club débute, le sommet étant atteint en 1965 avec une cinquième place. Cette saison-là, l’ancien stade El Arcángel confirme sa réputation de forteresse inexpugnable : Córdoba ne cède que trois points et n’encaisse que deux buts à domicile, record toujours en vigueur. Parmi ceux qui ont permis cet exploit, Miguel Reina, jeune gardien cordouan de 18 ans, futur joueur du Barça et de l’Atlético du milieu des années 1970.

Le football s’installe comme une évidence, la tauromachie n’est plus le seul spectacle du week-end. Pour acter la réconciliation entre les deux publics, qui mieux qu’El Cordobés, celui qui révolutionne la corrida, détesté des adeptes du classicisme, adoré du peuple pour sa fantaisie confinant à la folie ? El Cordobés est le plus fervent supporter de Córdoba CF, le plus démonstratif également et ses pantomimes exagérément expressives depuis sa loge d’El Arcángel sont scrutées par tout le stade. Si des toreros se passionnent pour le football, la réciproque est vraie. Dans l’Espagne de Franco, les footballeurs les plus célèbres soignent leur image en s’affichant dans les arènes ou en compagnie de matadores, comme le fait Raymond Kopa à son arrivée au Real Madrid.

Raymond Kopa en habit de lumière prend la leçon de Pierre Schüll, torero français.

Durant les hivers, avant que ne s’ouvre la saison des corridas, El Cordobés s’entraîne avec les Blanquiverdes. Sa mégalomanie le pousse à aller plus loin encore : début 1968, alors que le Córdoba CF traverse une mauvaise passe, il propose au coach français Marcel Domingo de participer à des rencontres officielles. Domingo admire le torero et tergiverse, incapable de lui dire clairement qu’il n’a pas le niveau pour évoluer avec l’effectif professionnel. El Cordobés est même prêt à payer pour exaucer son rêve. Il adresse par écrit une offre financière au Córdoba CF en contrepartie de trois rencontres de Liga, l’entraîneur ayant donné son accord. Plus fermes que Domingo, les dirigeants résistent à la pression malgré les difficultés qui s’accumulent, financières, sportives et humaines, l’historique milieu de terrain Ricardo Costa décédant accidentellement en fin de saison.

El Cordobés a malgré tout l’occasion de disputer une rencontre dans l’ancien Arcángel à Noël 1968 lors d’un match caritatif opposant des toreros à des vétérans du Córdoba CF, renforcés par Ladislao Kubala, nouvellement nommé coach de l’équipe première pour essayer de sauver le club de la relégation. Les témoins de cet événement affirment avoir vu un milieu de terrain souple, presque élastique, peinant à imaginer autre chose qu’un torero ayant délaissé sa tenue de lumière pour la tunique monochrome d’un vulgaire footballeur.

La période de grâce des Andalous prend fin au printemps 1969. Les moyens limités obligent le club à céder chaque intersaison ses meilleurs éléments et le maintien devient une chimère. Les Blanquiverdes retrouvent l’anonymat[3], peu de temps avant qu’El Cordobés se retire une première fois, en 1971[4].

Agé de 87 ans, il vit aujourd’hui dans un domaine à proximité de Cordoue et chaque apparition publique lui permet d’éprouver une popularité intacte dans un pays se détournant pourtant peu à peu de la corrida. Prudents, les conseillers en communication des footballeurs les invitent à ne pas commettre de fautes de goût susceptibles d’éroder le nombre de leurs followers, la tauromachie entrant dans les activités à bannir. Seuls quelques joueurs bravent encore ce type d’interdit, Sergio Ramos, Nacho Fernández, Lucas Vázquez ayant été aperçus aux arènes de Las Ventas ces dernières années.

Sources principales :

  • José Ignacio Corcuera, Fútbol y toros, Cuadernos de fútbol, no 89
  • Alfredo Relaño, Memorias en blanco y negro
  • Site officiel du Córdoba FC

[1] Rafael Molina « Lagartijo », Rafael Guerra « Guerrita », Rafael González « Machaquito », Manuel Rodríguez « Manolete », Manuel Benítez « El Cordobés ».

[2] Victoire du Real Madrid 5-4 en décembre 1956.

[3] Le club évolue actuellement en troisième division nationale.

[4] Il torée à nouveau entre 1979 et 1981 puis se retire définitivement en 2000 après deux ultimes corridas.

15 réflexions sur « El Cordobés »

  1. Cordoba, une étape essentielle lors d’un voyage en Andalousie. Le magnifique pont romain qui enjambe le Guadalquivir, la Mezquita, l’Alcazar, l’ancien quartier juif… Bon, vaut mieux pas y passer l’été car il fait très chaud mais l’atmosphère nocturne et les balades au bord du fleuve sont vraiment agréables.

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    1. Le père Sanchis y a fini sa carrière en même temps que Del Bosque, tout jeune et prêté par le Real. Vavà était le coach. C’est l’année où les madrilènes avaient payé les joueurs de Cordoba pour se motiver (ils étaient déjà relégués) contre le Barça. Cela avait marché. Battu, Barcelone avait abandonné le titre au profit du Real.

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  2. Mon grand-père, culé pour avoir fait son service miliaire à Barcelone dans la fin des années 40-début 50, était surtout un fan de tauromachie. J’en ai vus un paquet à la télé avec lui. Je ne sais plus qui était son torero préféré, Manolete était également de Cordoue.

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    1. J’éprouve une sorte de fascination – répulsion pour la tauromachie. C’est quelque chose qui m’attire instinctivement tout en ayant conscience de la cruauté du truc. J’avais bien aimé le bouquin écrit par Podalydès qui racontait une période de sa vie où il sillonnait les routes pour aller voir des corridas entre deux pièces ou deux tournages.

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    2. Je t’avoue que je ne prenais aucun plaisir à les mater. C’était plus un regard en passant. Mais pour un fan de corridas, les rares fois où les toreros se font molester est un drame…

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      1. Je comprends. Mais il y a une esthétique, fût-elle kitsch, et une dramaturgie qui me touchent. J’ai visité les arènes de Séville et imaginer les plus grands dans ce lieu m’avait pris aux tripes.

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  3. Et je voyais chaque été un ami de mon père qui avait fait l’essentiel de sa carrière de torero au Mexique. Ils adoraient ça à l’époque. Merci Verano! On dirait le fiston de Kadhafi qui s’était « offert » une carrière en Seria A.

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  4. J’aime beaucoup, comme d’hab. Chute raide mais idoine.. Verano, prince des auteurs « do it yourself », change pas.

    En plus c’est une Madeleine de Proust pour moi, merci! Car tu me rappelles la déco de ma chambre début/mid 80’s : des zines en noir et blanc de la boîte punk où je passai ensuite un temps fou, un drapeau pirate, un poster dédicacé par un dessinateur anar flamand, et, et..et un sombrero et une affiche avec, je te le donne en mille, « El Cordobes » évidemment, de celles qu’on imprime à la louche pour les touristes de la costa-xy (brava, dans mon cas).

    Et tu me rappelles y avoir assisté à la seule, euh, «  » »représentation » tauromachique de ma vie??? (ça doit forcément porter un nom, déjà que j’apprends ici le sens secret de « alternative ») Et il me revient que ç’avait été une boucherie, ce sans doute pourquoi j’avais préféré reléguer cela dans un coin obscur de ma mémoire : le dernier mais fort brave des taureaux avait mis en déroute le torero, ce n’était pas pour nous déplaire, mon père et moi dégoûtés et gênés d’avoir financièrement participé à cela……….mais, à sa sortie que nous croyions triomphale, qu’on allait lui foutre la paix et mourir d’une vieillesse ô combien méritée dans l’arrière-pays catalan : le pauvre animal d’être enfermé dans un box à ciel ouvert, et assailli de couteaux portés sur son échine par de pauvres types bien peu courageux……………… Dans mes souvenirs les huées de l’arène y mirent un terme mais, je me doute bien que sitôt celle-ci vidée………….

    Il y avait des raides dingues de corrida dans ma famille, je pense à une demi-soeur (le père était un queutard pas possible) de Claude Nougaro, à sa mère chanteuse d’opérette aussi : c’est sublime, c’est si beau, le bien contre le mal, tragédie-blablabla…………. Je suis certainement mal tombé, piège à touristes (euphémisme..), je rêve depuis gamin de voir Cordoue, c’est très très haut dans un coin de ma tête………..mais la corrida, même la vraie ou que sais-je, je me doute bien en avoir éprouvé le pire ou pas bien loin : pas pour moi! (..car ce pauvre et vaillant taureau..)

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    1. En plus, parmi mes Bob & Bobette (grande littérature, isn’t it?), souvenir d’un album consacré à cela..et à ces Portugais qui en pratiquent une version disons « pacifiée »??

      Je paie peut-être mon regard de gaillard du Nord qui, fond puritain dont l’on n’a probablement tout expurgé vers les States, répugne inconsciemment à avoir les mains sales tandis que d’autres le font pour son (le mien, donc) coin du monde, celui qui lave plus blanc que blanc? C’est fort possible.. Mais faire souffrir une créature de Dieu qui n’a rien demandé à quiconque me dépasse, mon côté animiste..

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      1. Je comprends. Comme je le disais à Khia, suis aussi attiré que gêné. Des fois, je me dis que nous sommes devenus des animaux trop sensibles, que le sang et la douleur font fuir.
        Et puis les histoires des toreros sont souvent tragiques. Des types venus du caniveau, portés aux nues, accédant à la gloire, virant megalos, avec des duels entre eux à qui tueras le plus et le mieux des toros durant une feria… il y a des textes formidables sur eux, des débats sans fin entre exégètes sur les talents de l’un et les défauts de l’autre. D’ailleurs, à propos des honneurs rendus aux califes dont je parle, un amateur avait cruellement comparé El Cordobés, le torero sacrilège, à Machaquito, prince de l’orthodoxie : «Si Machaquito est calife, quand beaucoup le contestent, alors qu’il fut un grandiose matador de toros dans le plein sens du mot, comment peut-on distinguer El Cordobés qui, lorsqu’il a réussi à bien tuer les toros, l’a fait par hasard ?»

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