Juan Carlos Oblitas à Elche

L’ailier péruvien aurait dû être une des stars de la Liga des années 1970. Il n’y joue qu’une seule et unique rencontre

Août 1975. Excellent huitième du championnat précédent, Elche CF est ambitieux. Le président Martínez Valero lance le projet de nouveau stade et renforce l’effectif avec une préférence assumée pour les Sud-américains et la modicité de leurs exigences salariales. Arrivent ainsi le défenseur international argentin Jorge Dominichi, l’obscur Paraguayen Epifanio Bengoechea Benítez et surtout l’ailier péruvien Juan Carlos Oblitas.

« El Ciego » Oblitas (« L’Aveugle » pour ses verres de contact) est le soyeux ailier gauche du Club Universitario où il évolue aux côtés de Héctor Chumpitaz. Maintes fois titré avec la U, sa popularité croît encore après le 20 août 1975 et une opposition décisive pour l’accès aux demi-finales de la Copa América entre le Pérou et son rival historique, le Chili. Le nouvel estadio Matute s’embrase quand à la demi-heure de jeu, Percy Rojas déborde sur la droite et centre à destination d’Oblitas. Au milieu de trois défenseurs, « El Ciego » contrôle le ballon dos au but, l’oriente vers son pied gauche avant de l’expédier en ciseau retourné dans le petit filet d’Adolfo Neff. C’est pour l’éternité el gol de chalaca d’Oblitas, l’équivalent d’un ciseau ou de la chilena partout ailleurs en Amérique du Sud, sauf au Pérou où les références à l’ennemi ancestral chilien sont bannies.

Après « el gol de chalaca »

Oblitas rêve d’évoluer en Europe et dans les jours suivants ce but historique, un agent parvient à lui dénicher un contrat avec Elche CF, en contrepartie de 77 000 $ pour la U. Cette signature n’est pas anodine, c’est un immense motif de fierté à Lima tant les Péruviens ayant réussi en Liga sont rares. On peut citer Oscar Montalvo à La Coruña, Alberto de Mola à Las Palmas, Juan Seminario à Zaragoza puis au Barça au début des 1960 et enfin Hugo Sotil au Barça depuis 1973 aux côtés de Cruyff.

« El Ciego » arrive à Elche quelques jours avant que ne débute le championnat. L’entraîneur argentin Néstor « Pipo » Rossi n’a pas participé au transfert contrairement aux autres recrues sud-américaines, ce qui le chagrine manifestement. L’année précédente, Rossi obtient les renforts de ses compatriotes Gómez Vogliano et Rubén Cano, ce dernier étant naturalisé Espagnol par la suite. Mais à l’occasion d’un unique match amical disputé sous les ruines du château de Denia, il constate comme tout le monde qu’Oblitas est un crack et le titularise d’emblée contre le Barça au Campo de Altabix, l’antique stade des franjiverdes dont les petites tribunes à ciel ouvert sont dominées par des palmiers.

Oblitas au Campo de Altabix.

Ce samedi 6 septembre, Altabix est trop exigu et le coup d’envoi est retardé afin d’évacuer le public présent sur la pelouse faute de place dans les gradins en ciment. Les spectateurs sont venus voir Cruyff, Neeskens, les Blaugranas ayant débuté à Elche, Marcial et Asensi, et bien sûr cet Oblitas à propos duquel la presse écrit tant de bien.

La télévision péruvienne mandate un envoyé spécial pour couvrir l’événement et des radioreporters de Lima commentent en direct le match. Ils ne sont pas déçus puisque le héros de la rencontre est Hugo Sotil, auteur de deux buts et décisif dans la victoire du Barça 3-2. Quant à Oblitas, ses premiers pas en Liga sont plutôt encourageants. Personne n’imagine alors qu’il vient de conclure son expérience espagnole.

Oblitas, accroupi à droite, juste avant le match face au Barça.

La semaine suivante à Grenade, « Pipo » Rossi titularise le vieux Llompart à la place d’Oblitas. Les journalistes enquêtent et croient savoir que l’absence d’« El Ciego » est due à un désaccord contractuel quant à la prise en charge des frais de voyage de sa famille. Rien de bien grave pensent-ils alors.

Dès le lendemain, l’affaire prend une toute autre dimension : Oblitas rentre au pays et accuse dans la presse locale « Pipo » Rossi de réclamer à son agent une rétro-commission pour le faire jouer. Évidemment, Rossi, ancien champion aussi connu pour son talent que pour son vice et sa grande gueule, dément auprès d’El Mundo Deportivo et qualifie le Péruvien de lâche, de touriste préférant fuir plutôt que transpirer face aux rudes défenses de Liga.

Pipo Rossi au centre, veste marron et pull noir

Il apparaît très vite qu’Oblitas ne reviendra pas et c’est bien dommage pour Elche CF et Rossi. Ils se privent d’un merveilleux gaucher au jeu limpide et létal devant le but. « El Ciego » réintègre la U, dispute et marque lors du clásico perdu contre Alianza début octobre. En parallèle, la Blanquirroja poursuit son parcours en Copa América. Il fait partie de la sélection qui élimine le Brésil et entre plus encore dans l’histoire du football péruvien en gagnant la finale contre la Colombie. L’événement a lieu à Caracas, lors d’un match d’appui, le 28 octobre 1975, date non anodine : ce même jour, confronté à une série de mauvais résultats, le conseil exécutif d’Elche annonce laconiquement qu’il vient de démettre Néstor « Pipo » Rossi.

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40 réflexions sur « Juan Carlos Oblitas à Elche »

  1. C’etait la semaine péruvienne. Ça va plaire à Sebek et Fabien. Un match seulement …
    Sacré numéro Rossi. Allez une anecdote que j’ai deja racontée à Verano sur Rossi.

    Copa America 57. Argentine Colombie. Grosse équipe Argentine. Sivori, Maschio, Angelillo, Corbatta…Rogelio Dominguez ou Roma dans les buts. Je crois que c’est mon Argentine préférée.
    On est à la 34eme minute et l’Argentine gagne deja 4 à 0. Penalty pour les colombiens. Maravilla Gamboa s’elance. Parade de Dominguez! Et là on entend. « Hé, l’arbitre, le gardien a bougé avant! ».
    C’est Nestor Rossi! Stupéfait, l’arbitre suit les recommandations de Nestor et refait retirer le peno que Gamboa marque cette fois ci. 4 à 1. Et bientôt 4 a 2 avant la mi-temps.
    Dans les vestiaires, Stabile est furieux contre son joueur. Reponse de Rossi.
     » Ne vous en faites pas. A cette equipe, on leurs en met 8″.
    L’Argentine gagnera 8 à 2.

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    1. Pipo Rossi, c’est un joueur à la popularité immense, jouant de son physique et de sa répartie, sur et en dehors du terrain. Un vicieux talentueux ayant connu la Máquina de River et les Carasucias de 1957. Il est considéré comme un des premiers grands Cinco, bien avant Rattín, Gallego, Batista ou Redondo. Les anecdotes le concernant sont nombreuses, souvent drôles.
      Son palmarès d’entraîneur est bien moins riche que celui de joueur. On retient ses relations passionnelles avec certains de ses poulains, comme Rubén Caño, faites d’insultes et d’embrassades. C’est aussi un type ayant été longuement suspendu pour avoir frappé un arbitre. Le chaud et le froid, en permanence…

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  2. Merci Verano. Elche, les tribunes ouvertes et les palmiers… Précisions, anecdotes et autres petites phrases comme tout droit tombées du ciel, un morceau de chaleur comme directement coupé, sorti ou issu du soleil ! Et voici une matinée entamée avec une atmosphère espagnole, latine plus globalement, comme souvent… rituel sacrée et habitudes autant indéboulonnables qu’agreables, qui ensemble laissent facilement planer le présage d’une douce journée.

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  3. Je me suis fait la même réflexion que Khia : c’est la semaine hommage au Pérou ici ! ^^

    Encore une belle histoire contée par Verano.
    Celle aurait d’ailleurs pu avoir sa place dans la série estivale sur les transferts de SoFoot. Comme quoi, ici, on est pas des concurrents, mais des compléments 🙂

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  4. Aaah Oblitas, super ailier gauche, parfois inconstant mais souvent décisif en équipe nationale.
    Ils ont réussi l’exploit de décrocher une Copa América en 75 avec peut-être l’une de leur meilleure ligne d’attaque (Percy Rojas, Oblitas, Cholo Sotil, Casaretto, Oswaldo Ramírez – très bon aussi -, Barbadillo. Cubillas jouait au milieu de terrain.)

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    1. Oblitas et Rojas qui se retrouvent à Seraing en D2 belge au début des 80es. J’avais échangé avec Bota sur cet improbable transfert dans la banlieue liégeoise où un mécène avait monté une équipe de toutes pièces. Il y avait également Bertelsen et Nico Claesen dans l’effectif qui avait accédé à la D1 avant de couler dès que les financements se sont raréfiés.

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      1. Avant de renaître grâce aux financements, non plus d’un politicien interlope/maquereau (tu avais raison pour leur première accession à l’élite), mais d’un brave mais naïf milliardaire, qui y laissa une fortune et se mit à dos ses héritiers..

        Ce club désargenté est en soi insoutenable au plus haut niveau, il manque d’une masse supportériale critique, compliqué de (sur)vivre à deux bornes à vol d’oiseau du Standard, d’autant que le profil sociologique des supporters est très proche (quoique plus prolo encore à Seraing)..mais ils s’accrochent, vivotent.. fût-ce désormais comme succursale d’un club-tiers..

        Je les ai vus battre un Standard en spectaculaire redressement, longtemps que je n’avais été dans un stade.. et j’ai bien aimé : des profils techniques, ils ne misent pas sur le muscle, les watts..le tout sous l’autorité d’un entraîneur local, déjà âgé et notoire brave homme qui n’avait jamais vraiment reçu sa chance nulle part..mais qui parviendra peut-être à sauver ce club auquel tous les observateurs dits « autorisés » promettaient une relégation en fin de saison.

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      2. Et j’adorais Claesen, joueur qui ne ressemblait à rien mais d’une exemplaire générosité sur pelouse, un battant..

        Ce n’est guère connu (certaine presse préféra fantasmer des offsides face à l’URSS, en dépit des images existantes ou inexistantes) mais, demi de wc86 face à l’Argentine, je crois bien que c’est lui qui fut signalé deux fois hors-jeu alors qu’il partait seul face à Pumpido, que dans mes souvenirs le score était toujours de 0-0..et qu’il était à chaque fois couvert d’un bon mètre!, la Belgique fut très près de reproduire le coup du match inaugural de 82.

        Mais le pompon avait peut-être été un troisième « hors-jeu », sifflé cette fois contre..Danny Veyt?? J’essaierai de vous retrouver les images, assez wtf..

        En Belgique, personne n’a jamais hurlé au scandale, tant la Belgique n’avait, sinon cela, pas grand-chose à revendiquer sur ce match : domination tous azimuts des Argentins, mais pour le même prix..

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      3. Il avait fait globalement une belle CM 86 de mémoire. Buteur contre la France dans le match pour la 3ème place. Coureur infatigable, le feu aux joues. Une plaie pour les défenseurs.

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      4. Et une belle carrière l’air de rien, en partant de nulle part : Stuttgart, Tottenham..pas n’importe lesquels de surcroît, et il y fut bon.

        Plus décevant au Standard par contre, mais c’était devenu un tel bazar..

        J’aime bien ce genre de joueurs, pas glamours mais infiniment précieux, parfois davantage (son cas) que tant de vedettes..

        NB : j’attends systématiquement la fin de journée pour rebondir sur vos articles, d’être à l’aise, en sirotant une gueuze 😉

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      5. Kabongo, solide mais binaire.. Je ne sais quelle mouche piqua Anderlecht (parfois il s’agissait juste d’affaiblir la concurrence), il y fit un four des plus prévisibles.

        Son contemporain et compatriote Kimbango y eût été une bien meilleure pioche, artiste inspiré, beau joueur.

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      6. Kimbango : Simon ?

        Kabongo était un bon joueur de D2. Il y fut bon avec le Racing et avec Lyon. Entre les deux, effectivement, Anderlecht était une marche beaucoup trop haute.

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    1. J’aime bien ce club et cette ville… Romero est ans doute le plus grand, en effet. Mais à la même époque, ses compatriotes Lezcano et Ré, le Hondurien Cardona sont aussi des joueurs majeurs, tout comme le gardien Manuel Pazos, ex-Atlético. Vavá, pichichi dans les années 60 est forcément parmi les top joueurs mais il ne l’aurait pas été sans Romero (qui renonce à un but tout fait pour passer le ballon à Vavá et lui offrir le titre de meilleur buteur). En revanche, Eulogio Martínez est en déclin et ventripotent quand il arrive du Barça.
      Asensi et Marcial n’ont pas joué assez longtemps pour les concurrencer, idem pour Rubén Cano. Après il y a Trobbiani, champion du monde 1986. Et puis un joueur oublié, Anibal Montero, un Uruguayen (à l’époque on le pensait Paraguayen d’origine espagnole, mais son passeport était faux) qui a été le métronome de l’équipe dans les 70es. En défense, Indio est un joueur emblématique, un de ces « sauvages » sévissant en Liga dans les années 70.
      Donc après réflexion, je dirais Romerito devant Lezcano et Montero (que l’Ajax avait tenté d’acheter).

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      1. C’est marrant que Guillot, le binôme de Vava le brésilien ait fini sa carrière là-bas.
        Je connais peu ce club. Je viens de voir que Mazinho etait passé, après le Celta.

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      2. Anibal Monteiro je n’en avais jamais entendu parler, pourtant l’Ajax de ces années-là je connais bien normalement, mais..?

        Quand c’est comme ça : je check!..et c’est rarissime mais il n’y a..rien!..sinon qu’il y effectua bel et bien un test, qui d’évidence en resta là.

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      3. Normal, il n’a jamais joué officiellement avec l’Ajax ! Voici l’histoire :
        Fin novembre 1977, sportivement tout va bien puisqu’après onze journées, Elche est cinquième. Profitant d’une trêve internationale, Aníbal Montero obtient l’autorisation du club pour se rendre à Madrid régler quelques affaires. Dans les faits, il part en douce à Amsterdam faire un essai avec l’Ajax par l’entremise de l’agent trouble Viktor Gärtner, allure d’espion venu de l’Est avec son borsalino, son imperméable mastic et ses lunettes d’écailles. L’Ajax est intéressé mais, mis devant le fait accompli, Martínez Valero négocie pied à pied le montant du transfert. Montero est le maître à jouer d’Elche depuis 1971, un des meilleurs milieux de terrain passés par le club. L’affaire traîne en longueur et finalement capote. Quand Montero revient en Liga fin janvier, le club est dans les tréfonds du classement, profondément déstabilisé par ce transfert avorté du héros de l’ancien campo de Altabix, célébré pour avoir embrassé l’écusson franjiverde à l’issue un derby face à Hércules Alicante. Elche ne s’en remet pas et est relégué à l’issue d’un match contre l’Atlético dont le héros est Rubén Cano, Hispano-argentin révélé par Elche trois ans plus tôt.

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      4. Martínez Valero, j’ai oublié de le préciser, est évidemment le président d’Elche dont le stade porte le nom.

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  5. Verano, certain temps (80’s) que je suis intrigué par ce stade d’Elche.. Le pourquoi et le comment de tel « gigantisme » (relatif) dans tel bled (sans vouloir lui manquer de respect – en plus, t’as l’air d’apprécier), quand bien même l’aire métropolitaine semble peser son lot de citoyens espagnols, de public..??

    C’était quoi, ce projet? L’Espagne a certes parfois certaine folie des grandeurs, mais là je pige pas.

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    1. J’aime bien cet endroit tout simplement parce que j’y ai vu un match amical d’avant saison au milieu des années 1980 contre le Barça. Je suppose que la capacité du stade est liée à l’organisation de la coupe du monde 1982 car il a été inauguré quelques années plus tôt. Et puis, à une forme de concurrence avec le José Rico Pérez à Alicante, la ville rivale.

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  6. Excellent article. Je ne connaissais pas ce joueur, mais en cherchant plus d’informations sur lui, je suis tombé sur une série de vidéos intéressantes sur les principaux joueurs péruviens. Ça s’appelle « ¿Cómo Jugaba? » et c’est sur la chaine youtube de GolPeruOficial. Je pense que je vais toutes les regarder dans les jours qui viennent.

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