La saudade d’Emanuele Del Vecchio

La scène se déroule à Naples, un soir de juin 1961. De violentes rafales agitent la baie, retardant l’arrivée de l’été. Les bourrasques s’engouffrent en gémissant dans le dédale des ruelles, stridence sinistre au contact des excroissances ornant les façades des immeubles, corniches en stuc, balcons en pierre ou lames de volets. Emanuele Del Vecchio est sombre. La nuit va être longue, il va devoir s’occuper de Maria Emmanuela, sa petite dernière, pendant que sa femme déambule sans but dans la ville, seule manière pour elle d’exorciser ses peurs quand le vent se lève.

Del Vecchio regrette de ne pas avoir appelé la nounou. Il aurait pu se rendre au cinéma avec son épouse et visionner un film américain comme ils le font parfois. Dans la pénombre de la salle de spectacle, le temps d’une projection, ils oublient qu’ils sont en Italie. Mais depuis que le coach du Napoli, Amadeo Amadei, l’a suspendu après une escapade nocturne, il n’ose plus sortir sans autorisation préalable.

Dans les jours qui ont suivi, l’affaire a pris des proportions déraisonnables. Vexé par la sanction, Del Vecchio a frappé son entraîneur, son coéquipier Carlos Tacchi se chargeant d’immobiliser sa victime. Une trahison pour Amadei. Connu pour sa veulerie, il s’était pourtant fait violence l’été précédent en s’opposant au despotique président Achille Lauro pour défendre la cause de Del Vecchio dans sa rivalité avec l’idole des tifosi, Luís Vinício, un compatriote avec lequel il ne s’est jamais entendu.

Del Vecchio est accroupi au centre.

D’ailleurs Del Vecchio ne s’entend pas avec grand monde. Mal dans sa peau, colérique, il appartient à la grande tradition des Oriundi revenus sur les traces de leurs aïeux, les siens étant de Barletta, dans les Pouilles. Mais à la différence de la plupart d’entre eux, épanouis dans cette Italie en plein miracle économique, il se délite. Cette terre ne lui inspire rien, elle lui est étrangère, hostile, comme s’il avait fait sien le malheur ayant poussé ses ancêtres à l’exil. Loin de se dissiper avec le temps, sa souffrance ne fait que se renforcer et chaque jour qui passe est vécu dans le souvenir doux-amer de São Paulo.

Son caractère taciturne l’isole dans les différents vestiaires qu’il fréquente, ceux de Vérone, de Naples et plus tard, de Padoue et de Milan, dernière étape avant le retour en Amérique du Sud. Faut-il que les dirigeants lui offrent de somptueux contrats, à la hauteur de son talent d’avant-centre complet et esthétique, pour qu’il s’inflige cette pénitence, repoussant sans cesse un retour désiré par toute la famille.

Le souvenir de Santos

Ce soir de juin 1961, peut-être parcourt-il la presse, interpelé par le titre de La Stampa : « Il Santos in una magnifica partita batte la Juventus : 2 a 0 ». En tournée en Europe, Santos fait une halte à Turin où le jeune héritier Umberto Agnelli tente d’attirer Pelé contre un million de dollars.

Ce papier ne peut qu’exacerber la nostalgie de Del Vecchio, cela fait quatre ans qu’il vit dans le souvenir de Santos, le club qui l’a formé et lancé dans le monde professionnel. A la pointe de l’attaque, il est un des grands artisans du retour au premier plan du Peixe, vainqueur du championnat paulista en 1955 et 1956 après deux décennies de disette. Meilleur buteur en 1955, décisif lors du match du titre 1956 contre São Paulo FC[1], ses performances lui ouvrent les portes de la Canarinha dont il est l’avant-centre, en concurrence avec Evaristo avant son départ pour le Barça et le novice Mazzola, alias José Altafini[2].

Avec Canhoteiro en sélection.

Pourquoi a-t-il tout gâché ? Del Vecchio rembobine la pellicule et se remémore le match amical contre le Corinthians de Santo André du 7 septembre 1956 où tout a basculé. Ce jour-là, Santos effectue un galop d’entrainement et mène 5-0 à la suite d’une nouvelle réalisation de Del Vecchio lui-même. Puis, l’entraîneur Lula décide qu’il est temps de lancer un espoir de 16 ans à peine dont la presse locale écorche le surnom, Pelé devenant Telé[3]. C’est Del Vecchio que le gamin remplace. Pourquoi lui et pas Alvaro par exemple ? Del Vecchio n’a pas la réponse mais il vit très mal l’ascension fulgurante de Pelé. Au fil du temps, le coach Lula le sacrifie de plus en plus fréquemment au profit de celui qu’on surnomme encore Gasolina pour sa vitesse et Emanuele sombre peu à peu.

Del Vecchio sait qu’il n’aurait jamais dû agresser Ernani Franco, un journaliste ayant osé le critiquer à l’issue d’une prestation décevante contre Benfica, en juillet 1957. Le radioreporter, immensément aimé des torcidas, est la voix de Santos. A chaque match du Peixe, des centaines de personnes se massent sur la place principale de la ville portuaire, fixant les haut-parleurs desquels sortent en grésillant les commentaires du journaliste de Rádio Atlântica. En s’en prenant à Ernani Franco, Emanuele sait qu’il a détruit ce qu’il a mis tant d’ardeur à construire avec Santos. Sans ce coup de sang, il serait probablement un des compagnons de Pelé, comme l’est Pepe avec lequel il a grandi dans les catégories inférieures du Peixe. Peut-être serait-il un de ceux qui sillonnent et martyrisent les équipes européennes durant ce printemps 1961, la Juventus étant la dernière victime de Santos ? Il s’imagine un instant à la place de Coutinho, son successeur au poste d’avant-centre, et peine à détourner les yeux de la photo sur laquelle Pelé étreint Omar Sívori.

Ernani Franco.

Le vent semble s’apaiser. La porte d’entrée s’ouvre, son épouse est de retour. Chega de saudade, assez de nostalgie ! La saison vient de s’achever dans le désamour avec les tifosi, furieux de la relégation des Azzurri. Bye-bye Naples, il faut organiser le déménagement à Padoue, son prochain club, avant de partir en vacances à São Paulo pour se ressourcer.

Del Vecchio patiente jusqu’en 1965 pour fêter de brèves retrouvailles avec Pelé et Santos, une ultime saison en commun[4]. Coutinho – ou Toninho Guerreiro en son absence – est intouchable et Emanuele n’est plus le joueur irrésistible de ses débuts. Sa carrière décline en pente douce et il raccroche définitivement en 1970. Ephémère entraîneur de Santos en 1984, il disparaît des radars. Il meurt à 61 ans, mortellement blessé par l’ex-petit ami de Maria Emmanuela, sa fille, celle qu’il avait gardé à ses côtés une nuit venteuse de juin 1961 à Naples.


[1] Auteur des deux derniers buts lors de la victoire 4-2 de Santos contre le São Paulo FC de Dino Sani et Canhoteiro, entraînés par Vicente Feola.

[2] Il participe sans briller à la Copa América 1956. Au total, il cumule sept sélections officielles et inscrit un but contre le Portugal en juin 1957.

[3] Victoire 7-1, dont un but de Pelé. Dans un premier temps, le rapport officiel ne mentionne pas le but de Pelé, sans doute par méconnaissance du nom du joueur. L’histoire prétend que c’est Del Vecchio lui-même qui œuvre à ce que le but, le premier des 1282 de sa carrière, soit bien attribué à Pelé.

[4] Après Naples, Del Vecchio joue à Padoue, au Milan, à Boca Juniors et au São Paulo FC.

15 réflexions sur « La saudade d’Emanuele Del Vecchio »

  1. T’as rarement fait une chute aussi crue amigo. Quel conclusion dis donc ! Ça donnerait presque froid dans le dos et nous hérisserait facilement les poils… une tristesse magnifiquement offerte félicitations !
    PS: Canhoteiro avait curieusement des faux airs de Ronaldo (le vrai)

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      1. C’est pas commun comme occupation, déambuler dans les rues aux nuits venteuses….. Nul doute que ça ait son charme, puisse parler à certaines âmes, mais, allez : sait-on si elle souffrait-elle d’un trouble quelconque? A mes oreilles ça sonne tellement « romantisme anglais », avec tout le cortège de mélancolie que généralement l’on y prête.. Dans le cas d’espèce : l’éloignement, il est vrai, peut rendre bizarre quelques fois.

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    1. Il y avait de ça dans les retours de Zico ou Socrates. Almir ne s’est jamais adapté à l’Italie.
      A la fin des années 1940, Boyé (certes, c’est un Argentin) fuit l’Italie parce que son épouse déprime à Gênes. Rinaldo Martino (présent dans le Top San Lorenzo d’Ajde) repart également pour retrouver sa famille après une seule année à la Juve. Angelillo serait rentré s’il n’avait pas eu peur de l’enfermement pour désertion. Il finit par se faire à l’idée de rester en Italie par amour mais il a toujours dit que s’il avait pu, il aurait pris un vol pour Buenos Aires.
      Il doit y en avoir d’autres !

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      1. Zico également? Dommage parce sa première saison, au sein d’un club modeste, est superbe.

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      2. Il y aurait des Anglais!, Jimmy Greaves est un cas d’école : ses débuts sont réussis…mais son mal du pays (et ce que lui inspire l’approche martiale du jeu à Milan) est épouvantable.

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      3. Salut à tous

        Concernant la ‘saudade » j’avais lu ça aussi à l’époque sur Toninho Cerezo quand il a signé à la Roma , c’est d’ailleurs la que j’ai entendu parler de ce « sentiment » pour la première fois.
        Pour Cerezo c’est assez paradoxal d’ailleurs vu qu’il restera 9 saisons en Italie avant un retour triomphant au Sao Paulo FC de Télé Santana .

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  2. La vie intérieure, intime.. La nostalgie.. J’aime beaucoup, merci!

    Est-ce durant cette tournée de Santos, ou une autre (60??), que Pelé réussit un enchaînement turn – frappe pleine lucarne??

    Je n’avais jamais entendu parler de ce Del Vecchio. Or le beau sujet que voilà, que ces états d’Amérique d’un joueur frappé de « Heimweh », après avoir été victime au pays de l’émergence du Roi des rois………. Le genre même de sujet qui mériterait plus que d’autres d’être adapté au cinéma (remplacer football par..par toute autre chose, peu importe : la trame est excellente).

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    1. Merci chef.
      Je ne sais évidemment rien de la vie intérieure de Del Vecchio mais cette histoire de nuits solitaires alors que son épouse sillonne les rues dans le vent et l’irascibilité manifeste du personnage ouvrent des portes à qui veut les ouvrir, au risque de faire fausse route. Mais j’ai quand même la sensation que je ne suis pas loin de la vérité, il y a beaucoup de témoignages convergeant le concernant.

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  3. Ah, j’ai bien fait de (et encourage à) clicker sur l’hyperlien accolé à Luis Vinicio : l’univers que tu dépeins devient vivant et presque autosuffisant, une galaxie en soi, avec des visages et noms qui se croisent et se recroisent.

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