Il était la classe

Franz Beckenbauer a quitté ce monde dimanche soir. Sans doute une impressionnante haie d’honneur l’a-t-elle accueilli lorsqu’il est sorti du tunnel, fringant et en tenue, pour pénétrer sur l’herbe éternelle du paradis des footballeurs. Tout a déjà été rassemblé, analysé, rédigé, ou déclaré sur l’immense carrière d’un des plus grands joueurs de tous les temps. Il ne nous reste comme contribution que le regard et les sentiments de notre rédaction, étalée malgré sa petite taille sur trois générations de fans et de joueurs du week-end.

Quelle image retenir de Franz Beckenbauer ? Celle du cadet surdoué et pétri d’orgueil qui tourna à 14 ans le dos au 1860 Munich, le club de son cœur d’enfant, au profit du Bayern pour une gifle reçue d’un défenseur des Löwen dans un tournoi U14 ? Celle du superbe milieu box-to-box de 20 ans, élu meilleur jeune joueur de la Coupe du monde 1966, et de son but d’anthologie marqué à Lev Yachine lui-même en demi-finale ? Celle du capitaine de la plus belle Allemagne de tous les temps se coiffant d’une première couronne continentale à l’Euro 72 ? Celle du Siegfried sûr de sa force, joueur, meneur d’hommes, et entraîneur officieux à la fois, soulevant la Coupe du monde dans son pays, sur sa pelouse, au terme du tournoi le plus wagnérien de l’histoire ? Celle du triple champion d’Europe consécutif installant « son » Bayern dans le cénacle des plus grands ? Celle de l’aventure du Cosmos aux côtés de Pelé et Chinaglia, dans une Amérique qui mettrait encore 15 ans à faire une place au soccer ? Celle du vieux lion sous le maillot du HSV, encore ruisselant de technique et de vista, que L’Équipe décrivit ainsi un soir de Coupe d’Europe à Bordeaux : « Tout juste s’il ne se donne pas un petit coup de peigne entre deux charges. Génial… » ? Celle du sélectionneur qui sortit la Mannschaft de son trou noir de 1984 pour l’emmener sur le toit du monde en 1990 ? Celle de l’entraîneur du Bayern champion d’Allemagne 1994 passé dans la foulée à la présidence du club, avant de reprendre le collier dans l’urgence et de remporter une C3 en 1996 ? Celle de l’infatigable président du comité d’organisation d’une Coupe du monde 2006 réussie ? Ou bien celle du mari volage au fils illégitime, poussé à l’exil par une police officieuse des mœurs sur fond de viles luttes pour le pouvoir au Bayern ? Ou encore celle de toutes ces zones d’ombre et procédures judiciaires autour d’affaires de corruption, de 2002 jusqu’au milieu des années 2010 ?

Nous en avons choisi une autre, archi-connue mais prenante comme toutes les choses immortelles. C’était au stade Aztèque, le 17 juin 1970, pour cette demi-finale RFA-Italie entrée dans l’éternité. On l’appelait déjà le Kaiser, mais il n’avait pas encore pris le pouvoir en défense centrale. Ces années-là, c’était Karl-Heinz Schnellinger qui avait fait du numéro 5 son fief, Beckenbauer ayant conservé son 4 de la World Cup 1966 et son rôle au milieu. Épaule luxée dans un choc, il avait disputé une prolongation de légende avec un bandage hâtivement posé, les deux remplacements autorisés ayant déjà été faits. On l’avait vu malgré cela sprinter sur 20 ou 30 mètres au coude à coude avec ses adversaires, prendre les duels aériens en ignorant la douleur, céder enfin, pris de vitesse sur le but du 4-3 de Rivera… mais sans que le buste ne s’affaisse, sans que le pas ne traîne, sans que « l’homme qui défend toujours debout » ne s’abaisse à tacler comme un bûcheron. Le mental d’une grande nation de football et la classe d’un grand joueur en une seule image.

Alors, c’est vrai, Beckenbauer était Allemand. Trente ou quarante ans seulement après la guerre, ç’aurait déjà été trop demander au public français que de le juger objectivement, même s’il n’avait pas joué quatre fois le rôle du bourreau sur le terrain. Nous-mêmes de la rédaction, surtout les anciens, portons aujourd’hui encore dans nos cœurs des regrets liés à lui. Il y a ceux pour qui le champion du monde 1974 aurait dû être paré d’orange. Il y a ceux qui ont vu l’Empereur sceller le sort des Verts d’une charge magistrale en demi-finale de la C1 en 1975. Il y a ceux qui l’ont vu lever une troisième coupe aux grandes oreilles sous les yeux de Stéphanois méritants mais malchanceux en 1976. Et il y a ceux qui l’ont vu, tranquille et impeccable sur le banc en pantalon et chemisette de marque, broyer leurs espoirs d’une revanche sur Séville en 1986. Aujourd’hui, il faut dépasser tout cela. Il faut se rappeler d’un mental d’acier sous une prestance peu commune, d’une technique irréprochable, d’une correction quasi-absolue sur le terrain (cinq jaunes, aucun rouge en 687 matchs, toutes équipes et toutes compétitions confondues…), et d’un sens du jeu de numéro 10 qui lui fit donner une dimension nouvelle au poste de libero.

« Pelé, la mort d’un Roi », a titré L’Équipe au décès d’O Rei. « Dieu est mort », a proclamé le quotidien lors de celui de Maradona. « Il était le jeu », à propos de Cruyff. Puis « Kaiser Franz » ce 9 janvier 2024, sans trop d’efforts pour trouver la belle phrase. Peut-être tous les souvenirs douloureux ont-ils pesé en salle de rédaction et chez ceux qui en tiennent les commandes. Aurions-nous été un petit lutin caché sous la table, nous aurions suggéré au quotidien sportif de référence le titre mieux venu que nous avons choisi. « Il était la classe », tout simplement.

18 réflexions sur « Il était la classe »

  1. A propos de Beckenbauer, une anecdote en provenance de mon paternel :

    Il avait été invité à Bordeaux pour voir Girondins – Bayern à Chaban-Delmas en fin d’année 2009 et le hasard fit que sa place se trouva être près de celle du Kaiser.

    Rien de plus a dire mais il s’en souvient comme d’un homme à la classe certaine, tête droite, et ce, malgré la leçon de football que les Girondins avait infligé à son club.

    La génération des joueurs des seventies a vu Cruyff, Muller et Beckenbauer nous quitter (entre autres), l’horloge tourne, les minutes sont acides…

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  2. En tant que modeste libero amateur, Beckenbauer était le mètre etalon du poste. Celui dont la référence paraît indépassable. A tort ou à raison. Comme Yachine peut l’être encore sur le poste de gardien. C’est le Bayern qui gagnait en Europe, à l’arraché. Atletico, Leeds ou Sainte. Avant de perdre pas mal de finales qu’il aurait du prendre.
    Quand il arrive au Cosmos, le public américain néophyte se demandait un peu comment on pouvait idolâtrer un homme qui ne marquait quasiment jamais. Tout à leurs sports qui ignorent la sensation d’une seule réalisation dans un match. Voire aucune…
    Beckenbauer, Sammer ou Cannavaro, bien peu de défenseurs célébrés au ballon d’or. En sachant que les deux Allemands étaient d’anciens milieux et que leur renommée doit énormément à leurs capacités à se projeter vers l’avant. Cannavaro était, à mon sens, le seul réel défenseur sacré de ce trophée. En se fixant sur le premier objectif du poste, la destruction de l’attaque adverse.

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    1. Je suis assez surpris, concernant la récente refonte du trophée, qu’ils n’aient pas ajouté un prix « defensive player of the year », un prix Scirea pour reprendre leur nomenclature.

      De toutes façons, quand on voit la crédibilité dudit trophée désormais….

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      1. Suis d’accord avec toi, Kalish. Ces postes méritent également un trophée un peu prestigieux.

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  3. Trop jeune pour l’avoir vu jouer ; mais sa classe et son leadership semblent transparaître sur les photos.

    Qu’on se souvienne plus de lui que de Gerd Müller est assez paradoxal, étant donné le culte que l’on voue aux joueurs offensifs (ça doit situer le niveau du bonhomme).

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    1. Plus que Müller? Oui, mais c’est faussement paradoxal. Et à certains égards illusoire.

      Beckenbauer lui-même l’a dit, répété..et il ne fut pas le seul : s’il y a bien un joueur auquel le Bayern dut énormément, éh bien ce fut Gerd Müller!

      Perso, c’est aussi mon sentiment plupart des fois où je regarde des vieux matchs du Bayern, et pas seulement parce que Müller s’y montre le plus souvent décisif (et d’ailleurs pas seulement face à des sparring-partners)..mais aussi par son importance dans le jeu, auquel il contribuait souvent bien plus que ne l’entend certaine image d’Epinal le concernant, ne pas s’imaginer un type qui campait bêtement dans les 16 mètres ni ne marquait que des buts de raccro, opportunistes, ou..

      Et cependant, oui : Beckenbauer über alles……et Müller, effectivement : ben??

      Il y eut a minima deux paramètres à l’oeuvre pour expliquer cela : d’abord la personnalité effacée et gauche du provincial Müller, auquel plus d’un medias prêtèrent d’ailleurs à l’époque d’être « un peu » bénêt, simple d’esprit.. Ses interviews, il est vrai.. Ca tourne souvent autour de l’obsession des buts et de la salade de pommes de terres (sic!).

      Et puis, surtout : il y a le fait sociologique Beckenbauer……. Beau gosse, sûr de lui, politiquement affirmé (en l’espèce : conservateur)……. En termes d’image : le gendre idéal (en vrai : autre histoire….mais qui se soucie vraiment de l’envers du décor dans ces histoires de dieux des stades?). Important aussi : très proche du Président Neudecker!!! (leurs disgrâces sont liées), la relation avec son manager Schwan aussi..

      Les médias ont leurs filtres, têtes…………… En Belgique il y eut peu ou prou le même phénomène, même époque d’ailleurs, d’entre les Anderlechtois Puis et Van Himst.. (NB : que de points communs entre Sporting Anderlecht et Bayern…….) ==> Ecouter ce qu’en déclara le gentleman Van Himst, selon lui c’était (le taciturne) Wilfried Puis le véritable facteur X de cette équipe!, et cependant : qui les médias se sont-ils employé à « postériser »?

      Van Himst et plus encore Beckenbauer furent de grands joueurs, intrinsèquement leurs classes respectives ne se discutent pas et parlent pour eux. Et cependant il y a des trucs à questionner : à une époque où l’Europe du foot s’employait à figer certain récit, certaines figures, certaines paternités aussi (en faisant accroire que rien avant telle ou telle autres figures n’avait existé, hum..)………..ben, à telle époque : il est intéressant d’observer que l’aura (et en amont le nombre de ses buts) d’un Van Himst fut artificiellement dopée par ses institutions, ou qu’un cran plus haut dans la mythologie (car c’est de cela aussi qu’il s’agit) l’on prêta à Beckenbauer d’avoir prétendument révolutionné (jurisprudence Cruyff avec « ses » Cruyff-turn et autres fadaises) la fonction du libéro……….

      ==> J’en reviens à Anderlecht, équipe louée toutes les 60’s durant pour son style singulier, club pionnier sous la direction du têtu, lumineux..mais négligé Français Sinibaldi : son libéro Laurent Verbiest serait, des années après sa mort, surnommé « le Beckenbauer belge » (et pour cause : le même jeu!)………….mais une précision s’impose! : quand ledit Verbiest meurt en 66 en pleine gloire, c’est alors une star européenne, confirmée, en rien un joueur obscur (il le devint ensuite, ça oui)..et il l’est à une époque, surtout, où Beckenbauer n’a jamais encore évolué comme défenseur..

      Mais ce que mythologie veut..

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      1. Muller mettait un sacré pressing pour récupérer la gonfle, et sans être un virtuose, sa technique était solide. Idem pour sens du jeu. Mais je dis des banalités, pour mettre autant de buts, faut évidemment sentir le jeu comme personne. C’est absolument pas original mais Gerd est mon joueur allemand préféré.

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  4. Bref et sans rien vouloir enlever à la grandeur du Kaiser (lequel, pour ma part, n’avait pas besoin de ce genre d’artifices pour se frayer un chemin dans la légende – un Cruyff, j’en dirais pas autant) : circonspect pour ce qu’on lui prête concernant le poste de libéro.

    Par contre, je tiens à le dire aussi : je risque de recycler / reprendre à mon compte « tournoi le plus wagnérien de l’histoire ».. Loin d’être mon tournoi préféré, mais « wagnérien » lui va comme un gant, très bien vu.

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  5. Merci g-g-g pour ce beau billet au titre bien inspiré

    Même si j’étais trop jeune pour l’avoir vu évoluer en « vrai » sur le pré, icône du foot allemand, ça classe son homme de toute façon !
    Sa dimension socio-politique est aussi un miroir saisissant de cette Europe de l’après-guerre. Sans parler du prisme bavarois sur la société allemande.

    Enfin, comme un clin d’œil à mes propres pas sur un terrain, mes premières Adidas étaient des Kaiser…

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  6. Encore un commentaire sur cet excellent hommage : patte g-g-g d’autant plus bienvenue………que ce matin, en lisant d’abord distraitement la presse, j’ai vu que ladite DH (journal bruxellois « un brin » sensationnaliste) avait assez foutraquement pompé l’article de Ghemmour sur Sofoot!

    Je ne plaindrai pas Sofoot là-dessus, celui qui tue par le glaive………… mais le copié-collé est d’un manifeste tel sans gêne, lol..

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      1. Ahah j’ai voulu mettre Talal El Karkouri et puis j ai opté pour sergio ramos.
        Aah sammy!

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  7. @g-g-g, question que je me pose depuis longtemps : qu’est-ce donc qui t’a singulièrement donné le goût du foot allemand? Un truc en particulier?

    Cet hommage a un caractère de commande..mais tu y mets plus que le minimum syndical, admiration palpable.

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    1. Comme pour beaucoup dans ma génération, le goût est venu avec la séquence des « buts étrangers » de Stade 2. Tout petit, dès que j’ai vu une cage de but, j’ai voulu tirer fort dedans. Alors ces mines de 25 mètres et plus qu’on ne voyait presque jamais en France, ces avalanches de buts dans des stades pleins (ah, le Bayern-Hambourg de 1981…), cette brochette de monstres sur les terrains, et Ronnie Hellström dans le but de Kaiserslautern pour couronner le tout… Et puis j’ai accroché sur la langue, j’ai découvert le Werder Brême de 1983 et son joli style offensif, et voilà.

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