Difficile pour tout amateur de sport de rester insensible aux exploits des marins sur le Vendée Globe. C’est pourquoi, aujourd’hui, je lève mon chapeau à Charlie Dalin, vainqueur record de cette 10e édition, mais aussi aux autres qui sont encore en course. Il en est certains parmi eux dont je connais un petit bout d’histoire que j’ai envie de vous raconter ici.
Le Vendée Globe n’est pas seulement l’Everest de la voile : c’est peut-être l’Everest du sport tout court. Seul(e) dans les mers les plus dangereuses du monde, avec pour seuls liens à la vie une frêle coque de 18 mètres et une voix à la radio. L’humidité partout et tout le temps. Des températures rarement supérieures à 5 degrés. Jamais moins de 70 décibels de bande-son – le bruit d’une machine à laver – avec des pointes à 120 comme un Airbus au décollage. Des secousses incessantes qui contraignent parfois au port du casque en dormant. Six heures de sommeil par jour, par tranches de 90 minutes et quand on le peut. L’angoisse permanente de l’iceberg ou de la vague scélérate contre lesquels rien n’offre une sécurité absolue. Des chapitres entiers de science nautique à utiliser chaque jour, des réflexes de pilote d’essais à faire jouer face à l’imprévu qui peut casser le bateau, ou pire, en quelques secondes. La pression impitoyable de la course, plus vite, plus fort, toujours plus près de limites pour lesquelles l’expression « de vie ou de mort » n’est pas un vain mot. Tout cela 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, pendant plus de deux mois. Quelle autre épreuve exige autant de ses participants ?
Mon premier coup de chapeau est pour Charlie Dalin qui, à défaut de se nommer Chaplin, n’était pas venu pour nous faire rire. C’est parce que lors de l’édition précédente, le skipper havrais a franchi la ligne en première position sans toutefois gagner la course. En effet, Yannick Bestaven, arrivé troisième 8 heures plus tard, avait été sacré grâce aux 10 heures de compensation reçues pour s’être détourné dans l’Atlantique Sud et avoir secouru Kevin Escoffier. C’était logique, mais quand même, arriver premier pour finir deuxième d’un périple de 80 jours… frustrant. Comme Charlie le disait lors de son arrivée victorieuse ce 14 janvier, « gagner le Vendée Globe, j’y pense tous les jours depuis le lendemain de mon arrivée en 2021 ». La préparation ne fut pas de tout repos : son année 2023 fut parasitée par des problèmes digestifs et il ne put reprendre la compétition qu’après l’accord des médecins en décembre 2023.
Mais l’homme n’avait que son objectif en tête : hors de question de le manquer. Il reprit la course en avril 2024, terminant 4e de la Transat anglaise avant de remporter la Transat New York Vendée un mois plus tard. Ça y est, le skipper était définitivement de retour. Favori de cette édition 2024-2025, il aura occupé la tête de la course 42 jours sur 64, au long d’un duel titanesque avec un Yohan Richomme dont le bateau semblait mieux taillé pour les vents portants des mers du Sud. C’est d’ailleurs celui-ci qui passera le cap Horn en tête, avec seulement 9 minutes d’avance. Mais le bateau du Havrais est un peu meilleur pour la remontée de l’Atlantique, souvent contre le vent, et c’est lui qui reprend la tête pour ne plus la lâcher. Charlie Dalin, c’est un skipper pudique qui communique peu ses émotions mais qui a pu tout lâcher en cette magnifique matinée de janvier, dans le soleil levant, sous la pleine lune encore visible, et les larmes aux yeux.
Dans un duel de légende, il faut être deux. Yoann Richomme, pour son premier Vendée Globe, a lui aussi pulvérisé le record de l’épreuve et a poussé Charlie Dalin à un niveau exceptionnel. Neuf jours de mieux qu’Armel Le Cléac’h, la légende de la course au large, 13 jours de mieux que Bruno Peyron, premier sous les 80 jours chers à Jules Verne en 1993 avec quatre équipiers sur un maxi-catamaran, ça situe la performance. L’analogie footballistique, c’est le Liverpool de Jürgen Klopp face au Manchester City de Pep Guardiola pendant cette phénoménale saison 2018-19 où les deux équipes ont frôlé les 100 points.

Mon deuxième coup de chapeau est pour ces skippeuses d’élite qui ne cessent de m’épater. Tout d’abord, Clarisse Crémer, avec son ascension fulgurante et son apprentissage-éclair. Élève brillante, elle ne découvre la régate qu’à 15 ans lors du trophée des lycées, et ce n’est réellement que lors de ses études de commerce à HEC Paris qu’elle va s’y consacrer de plus en plus. Elle devient même présidente du club de voile de l’école et participe au tour de France à la voile en 2010. Puis vient l’impulsion de son compagnon, Tanguy Le Turquais – lui aussi engagé sur ce 10e Vendée Globe, d’ailleurs. Il participe aux éditions 2013 et 2015 de la mini-Transat, autour desquelles Clarisse va pouvoir poursuivre son apprentissage.
Dans le même temps, fraichement diplômée, elle fonde une société à succès, Kazaden, un site web permettant de réserver des séjours d’aventures (randonnée, ascension du Mont Blanc…). Avec Clarisse, tout est bien pensé, tout fonctionne tout de suite. En 2015, elle s’installe en Bretagne et fait ses premiers pas dans la course au large avec la mini-Transat. Trois ans plus tard, fini les petits bateaux, direction la classe Figaro. À peine quelques mois plus tard, en novembre 2018, elle est contactée par le Team Banque Populaire qui tient à engager une femme dans le prochain Vendée Globe. Elle accepte, passe professionnelle dès 2019, et apprend à mener un 18 mètres classe Imoca auprès du « maître » Armel Le Cléac’h qui ne tarit pas d’éloges sur la nouvelle venue. Une ascension vertigineuse, mais il faut maintenant confirmer en course… Encore une fois, l’expérience est une réussite puisqu’elle devient la femme la plus rapide autour du monde, bouclant l’édition 2020-2021 à la 12e place en 87 jours. (À la date de cet article, Clarisse est en passe de perdre son record au profit de la Suissesse Justine Mettraux qui la devance de près de 600 milles nautiques. Encore une qui force l’admiration par sa détermination !)

Ce qui plaît avec Clarisse Crémer, c’est sa communication, ses anecdotes simples et pétillantes sur le bateau. On navigue avec elle, on rigole avec elle quand elle nous raconte sa cuisine du jour, on a peur avec elle quand elle livre ses craintes. Difficile de rester insensible à tant de réussite et de simplicité ! Néanmoins, tout cela ne lui aura pas suffi pour garder son partenariat avec Banque Populaire. Alors qu’elle vient d’accoucher de sa fille, le Team se sépare d’elle début 2023, la jugeant « moins compétitive » pour la prochaine édition du Vendée Globe car elle ne peut pas disputer toutes les courses qualificatives.
C’est bien mal connaître la navigatrice et son tempérament. Elle critique violement cette mise à l’écart et orchestre le bad buzz à l’encontre de son ancienne équipe, déclarant par exemple : « Ils [Banque Populaire] sont prêts à assumer le risque d’un trimaran géant et tous les aléas naturels, techniques et humains liés à la course au large, mais visiblement pas celui de la maternité ». Résultat, Banque Populaire se retire de l’édition. Le bateau est racheté par le Gallois Alex Thomson qui le loue à Clarisse et sa nouvelle écurie, l’Occitane en Provence. Devenue professionnelle plus tard que son mari qui l’a « mise dans le bain », Clarisse l’a tout simplement dépassé ! Tous deux sont engagés dans ce 10e Vendée Globe et elle oscille entre la 11 et 13e place, plus de 1000 milles nautiques devant Tanguy Le Turquais.
Plus loin au classement, on retrouve la benjamine de l’édition, Violette Dorange, dont j’ai pu suivre les aventures grâce à ses vidéos YouTube depuis quelques années maintenant. La skippeuse de 23 ans, coqueluche de cette édition, séduit elle aussi par sa communication ciblée et proche des gens. Son destin à elle est tracé dans la mer depuis son plus jeune âge tant elle bat des records de précocité. À 15 ans, en 2016, elle devient la première femme à traverser la Manche en Optimist. Un an plus tard, c’est une nouvelle première : la traversée du détroit de Gibraltar, toujours sur son minuscule esquif. C’est donc tout naturellement que ses exploits vont la porter vers la mini-Transat en 2019 où elle sera… vous me voyez venir… la plus jeune participante de l’histoire à seulement 18 ans. Rebelote l’année plus tard : plus jeune femme sur la solitaire du Figaro.
La suite logique n’est autre que l’Everest des mers, le Vendée Globe. Elle monte le projet DeVenir, achète l’ancien bateau de Jean Le Cam, et parvient à se qualifier pour la course. Une nouvelle fois, elle est la plus jeune de l’histoire, mais pas question d’aller jouer la gagne. Violette est encore en apprentissage et ne connaît rien des mers du Sud. Mais même en y allant pour découvrir, la Rochefortoise épate et oscille entre la 25e et la 28e place, dans un groupe avec d’autres marins bien plus expérimentés. Elle a connu quelques frayeurs dans le gros temps, dont une horizontale sur une énorme déferlante qui a inondé son puits de quille et laissé la navigatrice à l’envers, jambe coincée sous la colonne de winch, mais elle s’en est sortie et continue sa route. Elle qui avait la tête dans les étoiles sur le chenal au départ sait garder la tête froide dans les pires moments malgré son jeune âge, continuant de fasciner et d’épater tous les observateurs. Il y a quelques jours, là où de nombreux loups de mer l’ont précédée, la jeune Violette est devenue cap-hornière à son tour.

Passons maintenant de la benjamine au vétéran, Jean Le Cam. C’est déjà le 6e tour du monde en solitaire pour ce Quimpérois qui continue de montrer l’exemple à 64 ans. Contrairement aux meilleurs, le Roi Jean se refuse à adopter les plans porteurs (ou foils), car il privilégie l’équilibre à la mer de son bateau. Supposé aller moins vite sans les imposants appendices qui sortent la coque de l’eau, Le Cam n’en donne pas moins une belle leçon de pilotage à de nombreux marins, naviguant autour de la 15e place et premier des bateaux à dérive (sans foils). Il faut dire que l’homme est de l’école Tabarly, avec qui il fit le tour du monde, et possède le sens marin le plus aiguisé du peloton. Là où les plus jeunes skippers se réfèrent aux modèles météorologiques et passent des heures à optimiser leur route, « l’ancien » sait « sentir » les éléments pour faire toujours l’une des routes les plus courtes de ses participations. Cette année, il a encore fait la démonstration de son talent au large du Brésil pour s’extirper on ne sait comment d’une zone de calmes et gagner quelques places.
Jean Le Cam, c’est également une humanité remarquable sous des abords un peu bourrus. Quand il parle, on veut tout écouter. Il a tout vécu sur le Vendée, d’une deuxième place surprise pour sa première participation en 2004-2005 à un chavirage après le cap Horn en 2008-2009 (alors 3e, il sera sauvé par Vincent Riou alors qu’il était réfugié à l’intérieur de la coque de son bateau renversé) en passant par son propre sauvetage de Kevin Escoffier en 2020 dont beaucoup doivent se souvenir. Sa capacité à surmonter les défis, son ingéniosité face aux imprévus, et son attachement à l’éthique maritime font de lui une figure emblématique et inspirante. Il est un ambassadeur de la mer et un modèle pour les générations futures, rappelant à chacun que l’audace et la solidarité sont les véritables boussoles de l’aventure humaine.

Enfin, bien loin de tous ceux-là, un petit mot sur le dernier de l’épreuve, mon compatriote Denis Van Weynbergh qui, naviguant sur un bateau construit par le Hongrois Nandor Fa (lui aussi ancien du Vendée), a pour objectif d’être le premier Belge à boucler la boucle. Belgitude oblige, lors d’une interview en direct début décembre pour la quotidienne du Vendée, il était vêtu d’un maillot d’Eddy Merckx, en hommage à la chute vécue par notre illustre champion quelques jours auparavant comme il l’expliqua. Même à 10 000 lieues sur les mers, un homme du plat pays a ses priorités ! Évoluant à des années-lumière des premières places (il n’avait pas encore franchi le cap Horn le jour de l’arrivée de Charlie Dalin), Denis nous prouve si besoin était que le Vendée Globe n’est pas seulement une course, mais aussi une incroyable aventure humaine qui vous transforme pour la vie.

Au-delà de ces personnalités hors normes, il faut aussi tirer un coup de chapeau à l’école française de la course au large. Cela fait maintenant 60 ans qu’Éric Tabarly a inauguré la tradition avec sa victoire à la Transat en solitaire, la reine des courses avant la création du Vendée Globe en 1989. Des skippers aux architectes navals et aux maîtres voiliers, c’est tout un écosystème sans égal dans le monde qui s’est établi en France et dure maintenant depuis deux générations. Derrière un Charlie Dalin ou un Jean Le Cam, c’est une armée de spécialistes anonymes et superbement compétents qui peut à bon droit partager les éloges.
Notre rédaction, outre son amour du football, n’est pas insensible aux grands moments de sport dans d’autres disciplines. Outre la boxe, le cyclisme, ou l’athlétisme, elle s’est déjà intéressée aux choses de la voile. Ce matin, à voir un marin d’exception signer une nouvelle page de légende dans les ors d’une aube magnifique sur les Sables d’Olonne, plus d’un parmi nous se demande si de telles performances ne nous émeuvent pas plus qu’une finale de Ligue des champions…

Merci Mayo. Je n’y connais pas grand-chose en sport nautique mais j’avais été touché par le récit de Donald Crowhurst. Un amateur qui partit dans une course autour du monde et y perdit la vie. Après avoir sciemment truqué ses positions, à une époque où c’était encore possible. Et ayant perdu la raison et ne pouvant affronter sa supercherie, n’aura plus d’autre issue que le suicide.
https://en.m.wikipedia.org/wiki/Donald_Crowhurst
Oui je connais l’histoire, ils en ont même fait un film avec Colin Firth, The Mercy.
https://youtu.be/ToN2G3K5pOE?feature=shared
Il y a eu un film français dessus avant, dans les années 70 : « Les Quarantièmes Rugissants ».
Pour l’anecdote, c’est le bateau du Belge qui a servi pour le tournage du film » Seul » qui raconte l’aventure d’Yves Parlier (interprété par Samuel Le Bihan) lors du Vendée Globe 2000. Favori, il demate dans les mers du Sud et alors que tout le monde abandonne après un démâtage, lui est parti réparé son mat dans une crique des Îles Stewart pour finir la course derrière. Histoire dingue d’un des plus grands cerveau de la voile française.