L’adieu de Ciccio Graziani au Torino

Après avoir été adulé avec son « jumeau » Paolino Pulici, le panzer Francesco Graziani est tombé en disgrâce alors qu’il est au sommet et ses derniers instants avec le maillot granata sont douloureux.

Ciccio Graziani se présente face à Franco Tancredi chaussettes baissées et tête basse, comme s’il était déjà vaincu. Il pose le ballon sur le point de pénalty, recule de quelques mètres avant de s’élancer. Sa frappe à ras de terre est imprécise et sans puissance, le gardien de la Roma la repousse facilement. Falcão lui succède, regard haut, sûr de lui. Il exécute Giuliano Terraneola, mettant fin au suspense : la Roma gagne la Coppa Italia 1981 contre le Torino à l’issue des tirs au but pour la seconde année consécutive. C’est la dernière image que les tifosi du Toro ont de Francesco Graziani avec le maillot granata, son avenir est à Florence[1].

Grandeur et décadence du Torino des années 1970

Dès le lendemain matin, Ciccio part avec femme et enfants loin de Turin et son atmosphère viciée. Cette huitième et dernière saison est celle de trop, celle où il comprend que même déclinant, Paolino Pulici est définitivement le « jumeau » préféré de la Curva Maratona, cette immense tribune de béton où le petit peuple vient gueuler son amour du Toro. Aux reporters qui s’émeuvent de l’absence d’effusions, Pulici répond froidement : « nous nous sommes tout dit, tout a été vécu, nous avons eu le temps de nous préparer à la rupture. » Magnétique, fusionnelle sur les pelouses, leur relation n’a jamais dépassé le cadre professionnel.

Graziani et Pulici, gemelli del gol.

Les deux hommes se connaissent depuis 1973. A l’époque, la Maratona chante encore « è lui, è lui, è Gianni Bui »[2] en hommage à l’avant-centre du Torino, la Torre autour de laquelle papillonne déjà Pulici, capocannoniere en titre. Mais c’est déjà la fin pour le vieux Bui. Graziani, physique à la Depardieu, est un monstre d’énergie dont l’entente avec Pulici saute aux yeux des coaches Giagnoni puis Fabbri. L’arrivée de Gigi Radice sur le banc du Toro les fait entrer dans une autre dimension, ils deviennent les gemelli del gol, la meilleure paire d’attaquants d’Italie, sacrés champions en 1976, 27 ans après la catastrophe de Superga[3].

La suite est une succession de déceptions et de malheurs, comme si le Torino devait être rattrapé par son destin. Giorgio Ferrini, ancien capitaine et adjoint de Radice, meurt brutalement à 37 ans. Le président Orfeo Pianelli doit payer une énorme rançon pour la libération de son petit-fils au moment où vacille son empire industriel. Radice échappe à la mort par miracle dans un dramatique accident de circulation[4]. Sportivement, le Toro perd le scudetto sur le fil en 1977 après un étouffant mano a mano avec la Juventus[5] et enchaine les désillusions en Coupe d’Europe en même temps que les investissements de Pianelli se raréfient.

1981, la séparation des jumeaux

Quand débute la saison 1980-1981, l’étoile de Pulici ne brille plus guère alors que Ciccio demeure au zénith, incontournable avec la Nazionale de Bearzot et capitaine du Toro à la suite du départ de Claudio Sala. Preuve de sa notoriété, les Italiens le voient plusieurs fois par jour sur la RAI lors des pauses publicitaires. Costume-cravate, un sac Cora à la main et prêt à monter dans une puissante berline, une voix off l’interroge : « Graziani, vous aussi buvez de l’amaro Cora ? » « Eh bien, tu sais, après un but important… »

Entre Romeo Benetti et Gaetano Scirea de la Juve.

En faisant la promotion d’un alcool amer, imaginait-il que la saison entière allait basculer dans l’aigreur ? Les résultats sont décevants, le vestiaire se fracture, « le Sergent de fer » Radice n’est plus là pour assoir son autorité et les tifosi reprochent à Graziani et de ne pas être le capitaine exemplaire qu’était Sala. La Maratona choisit définitivement Paolino Pulici pour sa dévotion à la cause granata alors que Ciccio est poussé dehors, accusé de se disperser. En avril 1981, lors de la réception du Napoli, le public turinois dépasse les bornes. La désormais traditionnelle banderole « Pianelli, va-t’en » est accompagnée de chants qualifiant Graziani, Pecci et le gardien Terraneola de bidoni.

La Curva Maratona vers 1980.

La Coppa est l’ultime occasion de sauver la saison du Toro contre un adversaire détesté. A l’aller à l’Olimpico, les deux équipes se séparent sur un score de parité, 1-1. Une rencontre dont la presse se désintéresse. Le matin-même, prisonnier d’un puits artésien dans un village à proximité de Rome, un enfant de six ans nommé Alfredo Rampi a cessé de donner des signes de vie. Durant trois jours, des millions d’Italiens[6] ont suivi les efforts des secouristes en direct à la télévision, ont vu la mère en détresse aux côtés du président de la République, ont entendu les cris du bambin, jusqu’à l’extinction de ses gémissements…

Quand a lieu le match retour, le corps d’Alfredo se trouve toujours au fond du puits[7] mais l’émotion s’estompe déjà et 40 000 Turinois manifestent leur soif de revanche après la finale 1980[8] et la dernière visite romaine en championnat, une victoire 0-2 de la Louve avec un but de Roberto Pruzzo en position de hors-jeu. La Maratona s’était embrasée et un jeune supporter romanista avait été poignardé, probablement sauvé par le pistolet qu’avait pointé son frère sur ses agresseurs.

Au moment de l’entrée des équipes sur la pelouse, les fumigènes enveloppent les joueurs d’un épais brouillard et il est impossible de distinguer une éventuelle émotion sur le visage de Ciccio. Dès le début de la rencontre, il se démène sans réussite alors que Pulici est inexistant. C’est le jeune latéral Agatino Cuttone qui pense offrir la Coppa au Torino mais Di Bartolomei égalise sur pénalty. Le temps passe et il devient peu à peu évident que la séance de tirs au but devra départager les finalistes.

Quand Falcão scelle le sort de la rencontre, les caméras captent la joie des joueurs de la Louve puis s’attardent sur les tifosi granata en colère, exaspérés par l’arbitrage d’Alberto Michelotti[9]. Des pierres volent au-dessus de la tête des Romains et des « ladri, ladri » (« voleurs ») accompagnent leur retour au vestiaire. Tout à sa douleur, la Maratona ne pense même pas à rendre un dernier hommage à Ciccio Graziani.


[1] Il joue à Florence de 1981 à 1983 à la Fiorentina, puis à la Roma jusqu’en 1986 et l’Udinese jusqu’en 1988. Il est champion du monde 1982.

[2] « C’est lui, c’est lui, c’est Gianni Bui », surnommé la Torre, la Tour

[3] Les joueurs du Grande Torino, quatre fois champions consécutivement, disparaissent le 4 mai lors de la catastrophe aérienne de Superga, une colline sur les hauteurs de Turin.

[4] En avril 1979, son coupé FIAT 130 s’encastre sous un camion. Radice s’en sort mais Paolo Barison, ancien international, trouve la mort dans l’accident.

[5] La Juve conquiert le titre avec un point d’avance sur le Torino, les deux équipes battant le record de points dans un championnat à 16 clubs. Graziani est le meilleur buteur de la saison avec 21 buts.

[6] Jusqu’à 21 millions de spectateurs aux heures de pointe sur la RAI.

[7] Le corps d’Alfredo Rampi est remonté le 11 juillet, un mois après sa chute.

[8] En 1980, dans une finale disputée à Rome sur un match unique, le Torino s’incline face à la Roma aux tirs au but après 120 minutes de jeu et un score de 0-0. Il s’agit du cinquième 0-0 consécutif du Toro, qualifié aux tirs au but lors des tours précédents disputés en formule aller et retour.

[9] En 1972, durant un match contre l’Inter, Michelotti avait échappé à la vindicte des tifosi de la Louve grâce à la protection du président Anzalone, un événement souvent considéré comme le début de l’ère de violence dans les stades italiens.

24 réflexions sur « L’adieu de Ciccio Graziani au Torino »

  1. Il me semble que le gardien « Terraneola » est en fait Giuliano Terraneo. On l’avait vu entrer en jeu pendant le légendaire Torino-Bastia de 1977 (2-3) en remplacement de Castellini blessé sur le but du 2-2.

    Graziani, pour moi, c’est un tout petit peu le Mundial 1978 (vite remplacé par Paolo Rossi mais bon lors d’Italie-France en ouverture) et un moment pour l’éternité, le but du 3-2 contre le Brésil à Sarrià en 1982. Tardelli, aux seize mètres dans l’axe, remet devant lui un corner mal renvoyé. Deux hommes sont là aux six mètres et arment au même moment la même reprise de pur 9 : Rossi et Graziani. C’est Rossi qui marque, mais la classe de buteur de Graziani éclate sur l’action.

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  2. Merci Verano. Je pensais Graziani et Pulici proches. J’aime beaucoup Sala également dans cette génération.
    Graziani vivra une autre frustration vis à vis de la Juve, sous les couleurs de la Viola en 82. Dauphin avec les Antognoni, Bertoni, Vierchwood… D’ailleurs, je viens de mater les stats du jeune Massaro cette saison là. Un but en championnat! Comment il a pu etre pris pour le Mondial espagnol avec cette stat famélique?

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    1. Massaro a été pris en raison de la blessure de Bettega, pour occuper le côté gauche en cas de besoin. Le vrai « scandale », c’est la présence de Selvaggi à la place de Pruzzo en doublure de Rossi. Et si l’absence de Pruzzo peut se comprendre à cause de son caractère taciturne et de ses faibles performances lors de ses rares sélections, pourquoi ne pas avoir retenu le tout jeune Roberto Mancini ? Bon, l’histoire a donné raison à Bearzot !

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      1. Je me souviens du pauvre Papin qui devait deja lutter contre les 3 néerlandais, Boban et Savicevic pour une place d’etrangers mais aussi avec Simone et Massaro en attaque. Mais c’est vrai que Massaro et son niveau demeurent une enigme.

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