Le derby des Asturies de décembre 1932

Ce soir, le Real Oviedo reçoit le Sporting Gijón en Segunda División. C’est l’occasion d’évoquer un derby disputé il y a 90 ans, à quelques jours près.

Fin 1932, un calme précaire règne encore dans les Asturies malgré les espérances déçues de ceux qui ont porté le gouvernement républicain-socialiste au pouvoir. Capitale administrative et économique d’une région industrielle sujette à de soudaines convulsions sociales, Oviedo est une ville où l’Eglise, guidée par l’obscurantisme, doit composer avec le développement des idées libérales et progressistes du krausisme[1] et celles des unions ouvrières portées notamment par le puissant Sindicato Único de Mineros de Asturias. Né de la fusion du RSC Ovetense et du RCD Oviedo, soutenu par les classes populaires pour le premier, par les étudiants et les notables pour le second, l’Oviedo FC, privé de sa particule « Real » depuis l’exil forcé d’Alfonso XIII, est l’entité derrière laquelle s’effacent les clivages sociaux et politiques avec en toile de fond, l’espoir d’une accession en Liga.

Bien plus que le Stadium Club Avilesino, le rival régional est déjà le Sporting de Gijón, représentant du grand port ouvert aux influences venues de la mer et où, là aussi, cohabitent tant bien que mal diverses formes de militantisme, de l’anarcho-syndicalisme au fascisme à la sauce Primo de Rivera en passant par le fédéralisme hostile à l’état centralisateur et, spécificité locale, le mouvement soutenant le tribun Melquíades Álvarez dont les convictions fluctuent sans vergogne selon les régimes. Club asturien dominant des années 1920, tout change pour le Sporting après l’incendie de 1931 ayant détruit la tribune principale d’El Molinón. Dès lors, le Sporting vit dans une humiliante précarité et les rêves de Liga s’éloignent alors qu’Oviedo jouit enfin de son nouveau stade. Plus clinquant encore, l’Oviedo FC acquiert un bus Sterlingla famosa máquina, dans lequel voyagent les joueurs pour d’interminables périples à travers l’Espagne sur des routes défoncées et avares en bitume. Cette opulence ostentatoire des Ovetenses ne fait qu’accroître les antagonismes entre les deux villes voisines.

Le Sporting en 1932.

Un arbitre au cœur de la polémique

Dans la semaine précédant le derby de décembre 1932, une polémique naît à Oviedo à propos de l’arbitre devant officier. Il s’appelle Joaquín Menchaca, arbitre des élégances connu pour ses costumes prince-de-galles et ses luxueuses chaussures achetées dans le magasin de la Calle Corrida de Gijón. Car Menchaca est né à Gijón, y vit et a même joué pour le Sporting. Ses prestations n’ont jamais enchanté les Oviedistas et par le passé, en mesure de rétorsion, les dirigeants d’Oviedo l’ont remboursé de ses frais de déplacement en lui remettant un grand sac de pièces en bronze de dix centimes. En dépit des protestations, la commission en charge des désignations se montre inflexible, Menchaca arbitrera !

Joaquín Menchaca

C’est dans ce contexte effervescent que les deux équipes se présentent devant le nombreux public du tout nouveau stade de Buenavista, futur Carlos-Tartiere. Oviedo aligne sa delantera eléctrica, cette ligne d’attaque de feu composée de Casuco, Gallart, Galé, Inciarte et Isidro Lángara, le joyau qui vient de débuter avec la sélection nationale pour l’inauguration du Buenavista en avril de la même année à l’occasion d’une victoire de l’Espagne de Zamora contre la Yougoslavie de Marjanović et Tirnanić. De son côté, le Sporting compte sur les frères Herrera, Ramón et Eduardo dit Herrerita.

Stade Buenavista lors de son inauguration en 1932.

Un derby sous haute tension

Oviedo frappe fort d’entrée avec deux réalisations de Lángara et Gallart. Le Sporting parvient à égaliser grâce aux frères Herrera, Galé redonne l’avantage aux Azulones et Herrerita arrache le 3-3. Déjà suspicieux quant à la probité de Joaquín Menchaca, le public se convainc définitivement de sa malhonnêteté quand il valide un but du Sporting entaché d’une faute de main et interprète la règle du hors-jeu selon des critères qui lui sont propres. L’arbitre interrompt le match sept minutes avant son terme et l’ambiance déjà délétère devient suffocante : les pierres pleuvent sur Menchaca poursuivi par les supporters d’Oviedo. Dépassée, la Guardia Civil est contrainte de tirer en l’air pour canaliser la foule haineuse. Les joueurs du Sporting et l’arbitre s’enfuient en voiture et constatent à l’arrivée a Gijón que des impacts de balles ornent la carrosserie d’une d’entre elles.

Ce match nul ressemble à une défaite pour les Oviedistas mais l’année 1933 leur apporte une triple revanche. D’abord au Molinón pour le match retour, les Azulones s’imposent 3-2 sans contestation possible grâce à l’arbitrage impeccable de Pedro Escartín, star du sifflet ayant officié lors des Jeux olympiques de 1928. Le mois suivant, l’Oviedo FC valide son accession à la Liga alors que le Sporting finit en milieu de classement. Puis au cours de l’été, malgré un appel aux dons relayé par la presse avec emphase, les Rojiblancos se résolvent à laisser partir leur pépite Herrerita chez leur rival régional dont il devient une idole.

Herrerita

Epilogue

Pour conclure ce récit, quelques mots à propos du destin de quelques personnages mentionnés plus haut. Le versatile Melquíades Álvarez est exécuté par les anarchistes en 1936. Découragé, Joaquín Manchaca ne reprend l’arbitrage que des années plus tard tout en assouvissant sa passion pour les chaussures en acquérant un magasin à Gijón. Les Oviedistas Julio Casuco et Gonzalo Galé meurent durant le conflit alors que le stade de Buenavista est détruit. Isidro Lángara part dès 1936 en tournée avec l’équipe d’Euzkadi puis démontre son immense talent de goleador au Mexique et en Argentine. Quand les lois d’amnistie franquistes le permettent, il rentre à Oviedo pour boucler la boucle aux côtés d’Herrerita, devenu entretemps le meilleur buteur de tous les temps du club.

Lángara à droite à son retour en Espagne

Enfin, l’histoire de Ramón Herrera mériterait un article à elle seule. Selon les critiques de l’époque, il s’agit d’un virtuose, un danseur cérébral fuyant les contacts dans un univers commotionné par les chocs des attaquants contre de frustes défenseurs. Quand son frère cadet signe à Oviedo, il demeure fidèle au Sporting, cumulant brièvement les rôles d’entraineur et de joueur, sans parvenir à briser la spirale des déconvenues. Vaincu par les blessures, il raccroche à 27 ans alors que Franco et l’armée viennent de réprimer dans le sang la révolution des Asturies. Plus tard, quand éclate la guerre civile, il épouse sans hésitation la cause nationaliste et combat sur différents champs de bataille. Puis en 1941, il s’engage dans la División Azúl, corps de volontaires espagnols engagés sur le front russe aux côtés des forces allemandes. Malgré des prises de risques inconsidérées, une inclination à l’autodestruction et aux défis macabres, il réchappe presque contre son gré aux pires horreurs. Sa dernière provocation a lieu un soir d’octobre 1960 : à des amis qui n’en croient rien, il prédit gaiement sa mort pour le lendemain. Dans la nuit, un abus de somnifères le plonge dans un coma dont il ne revient pas.

Ramón Herrera.

[1] Il s’agit d’une doctrine s’étant propagée en Espagne au XIXe siècle, dont le nom vient de Friedrich Krause, philosophe allemand promouvant les idées libérales et l’apport des sciences, en réaction au traditionalisme et à l’immobilisme religieux.

16 réflexions sur « Le derby des Asturies de décembre 1932 »

  1. Langara, le premier à avoir été meilleur buteur dans 3 championnats. Espagne, Argentine et Mexique.
    Le derby asturien quand j’étais gamin, c’était Ablanedo du Sporting face à Carlos, l’avant-centre d’Oviedo.
    Ablanedo a réussi l’exploit de gagner 3 Zamora avec le Sporting. Et comme je disais la dernière fois, gagner ce trophée avec le Sporting a autrement de valeur que le faire avec le Real et le Barça.
    Quant à Carlos, il a ete très régulièrement le meilleur buteur espagnol en Liga dans les années 90. Mais une vieille embrouille avec Clémente, du temps de l’Atletico, lui a fermé les portes de la Roja.
    Merci Verano

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    1. Les régions atlantiques, si importantes dans l’histoire du fútbol espagnol, peinent à retrouver leur lustre d’antan. Les Asturiens ne parviennent pas à remonter, le Racing Santander est sinistré avec la Coruña. Il reste les Basques et le Celta.

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  2. J’ai lu et j’ai bien aimé, bien que je n’ai pas tout bien bitté. En gros, c’est un chaud derby qui permet de présenter, en filigrane, le contexte socio-politique de l’Espagne de l’époque. Les années 30, quand même, en Espagne c’est bouillonnant. Peut-être encore plus qu’ailleurs en Europe. Dommage que je n’y comprenne pas tous les tenants et les aboutissants. Rien que la force de l’anarchisme dans le pays, qu’on verra se faire écraser par les communistes puis par les nationalistes dans la guerre civile. Les vieilles souches flétries du cléricalisme. Les régionalismes.
    Et un formidable texte de Bernanos sur la guerre d’Espagne : « Les grands cimetières sous la lune » (1938). Bernanos à son meilleur, indubitablement.

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    1. Eh eh, j’ai cherché à savoir si dans les années 30, les deux villes sont très différentes politiquement et culturellement. Mais c’est un tel bordel, l’Espagne d’alors, des luttes d’influences de partis ou groupes de tous bords, qu’il serait caricatural de faire d’Oviedo une ville résolument moderne grâce à l’influence des universitaires ou des mouvements ouvriers et décrire Gijón comme une ville traditionnelle alors qu’elle a elle même ses soubresauts de violences syndicalistes.

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    1. Ablanedo..16 ans au sporting!! pas impressionnant au niveau du gabarit ni d’un point de vue charismatique mais si fort
      Je me rappelle d ´une anecdote lors d’un derby contre Oviedo.. les ultras du sporting ( ultra boys) avaient achetés des crabes et les avaient peints aux couleurs d’oviedo et les avaient mis devant la porte d entrée des visiteurs au Molinon en chantant : desde aqui vamos a la mar..
      pour les non initiés il y a la plage à Gijon et pas à oviedo

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