Le Soulier d’Or de la Mer Noire

La première fois que j’ai saisi que le football était, pour beaucoup, bien plus qu’un jeu, a pour cadre un sanctuaire où l’on entend habituellement les mouches voler. Le Stade Louis-II… Quart de finale aller de la Coupe des Clubs Champions 1989, l’AS Monaco de George Weah et Youssouf Fofana reçoit les Turcs du Galatasaray. Dans les tribunes, un bordel incommensurable. Une folie, loin d’être douce… Ils sont venus de toute l’Europe, d’Allemagne en particulier, pour soutenir les Sarı-Kırmızılılar. Pour moi, c’est une claque et plus que le but victorieux du Kosovare Cevad Prekazi, je vais tomber sous le charme de ce magnifique maillot aux couleurs du soleil. Par la suite, je garderais un œil curieux sur ce club de quartier d’Istanbul qui se plait à ébranler les puissants. Une équipe de Galatasaray menée en Principauté par un renard des surfaces qui squatte alors les places d’honneur du Soulier d’Or, un certain Tanju Çolak…

Post-modernisme

Le 10 septembre 1980, les Forces armées turques, dirigées par leur chef d’état-major Kenan Evren, s’emparent du pouvoir et mettent en place un régime autoritaire. C’est le troisième putsch en 20 ans, dans un pays au bord de l’implosion, où les affrontements entre extrémistes des deux camps sont légions. La Constitution est changée, la répression sans pitié et le général Evren est investi en 1982 d’un mandat de sept ans. C’est dans cet état d’urgence que le jeune Tanju Çolak fait ses premiers pas en équipe 1. Loin de l’agitation d’Istanbul. A Samsun, ville côtière de la mer Noire.

Le père de Tanju était fonctionnaire, poste de choix dans l’état kemaliste, et son fils, très peu concerné par les études, rejoint le Samsun Yolspor à l’âge de 10 ans. Il saute vite aux yeux des rares observateurs que Tanju est un chasseur comme à nul autre pareil. Avare de ses efforts mais diablement efficace comme il l’admettra des années plus tard : « C’est vrai que je ne cours pas beaucoup, mais personne ne peut marquer autant de buts que moi. » Sa renommée naissante lui vaut de réguliers traitements de choc de la part de ses adversaires, ce qui n’empêche pas Çolak de claquer à sa guise des sextuplés. Car le fan de foot allemand est un dur à cuire, un orgueilleux assoiffé de travail : « Une fois l’entraînement terminé, je le laissais s’entraîner seul en marge. Il était aussi heureux qu’au début de l’entraînement. Il frappait un mur avec l’intérieur de son pied pendant des heures, et comme il n’y avait pas de lumière pour éclairer le terrain à ce moment-là, il jouait contre ce mur pendant des heures jusqu’à ce qu’il fasse noir. C’était impossible de l’arrêter. Il ne courait pas autant que les autres, il ne faisait pas d’efforts excessifs, mais il marquait presque tous nos buts. Un jour, il a marqué quatre retournés acrobatiques en un seul match ! À cette époque, Klaus Fischer était le roi de ce geste, mais Tanju était bien meilleur que lui alors qu’il n’avait que 17 ans. »

En 1981, c’est le grand saut, Çolak signe chez le mastodonte local, Samsunspor. Ce club, qui voue désormais une féroce rivalité à Trabzonspor, magnifiée par le Karadeniz derbisi, le derby de la mer Noire, est à l’époque l’archétype de l’équipe ascenseur. Tanju est brillant lors sa première saison de titulaire, 16 réalisations, mais son club descend inévitablement. Un mal pour un bien finalement, Çolak végète deux ans à l’échelon inférieur certes mais grappille ses deux premiers titres de meilleur buteur d’une ligue. Le début d’une collection.. Le retour dans l’élite, en 1985, est remarquable. Aussi bien pour Tanju que Samsunspor. L’étendard de la région finit sur deux podiums consécutifs inespérés tandis que Çolak règne sans partage sur les buteurs anatoliens. 33 et 25 buts, il n’a pas de rival…

Çolak sous le maillot de Samsunspor. Accroupi, à droite toute

Les yeux d’Hülya Avşar

En 1987, le puissant Galatasaray contacte Tanju ainsi que son coéquipier Büyük Savaş. Çolak est aux anges, il s’est toujours considéré comme fan du club. En revanche, l’amour inconditionnel, que lui vouent les fans de Samsunspor, se transforme soudainement en haine tenace. Ils n’oublieront jamais sa traîtrise et obligeront le scélérat à s’entraîner dans les vestiaires plutôt que la pelouse lors de son retour dans sa ville natale… A Istanbul, Tanju partage les entraînements avec un certain Dündar Siz, Didier Six pour les intimes, sous l’œil expert de Jupp Derwall. Çolak claque un retourné acrobatique magnifique lors de son second match face à Sakaryaspor, la machine est lancée… Il gagne son premier titre de champion de Turquie et inscrit la bagatelle de 39 buts dans la ligue ! Un chiffre impressionnant qui offre au Turc le Soulier d’Or en 1988. Une première pour le pays…

A Istanbul, qui accueille Harald Schumacher chez les rivaux du Fenerbahçe, Tanju devient un dieu vivant. Du moins, pour une frange du public… Si la saison 1989 ne permet pas de conserver le titre, elle est celle de la plus belle épopée en Europe. C’était pourtant bien mal embarqué… En huitièmes, les Stambouliotes reviennent de Neuchâtel avec un 3 à 0 en leur défaveur. Le coach Mustafa Denizli est furieux. A l’encontre de son expulsion qu’il considère injustifiée, de l’arbitrage partial selon lui et de l’attitude des chiens de policiers postés derrière le but de son gardien Simovic qui ont perturbé la sérénité de son groupe ! Il promet le feu au retour, il sera malheureusement entendu… Alors oui, la remontada est superbe, un 5-0 clinquant, dont un doublé de Tanju, mais l’ambiance est abominable. Gilbert Gress qualifiant la rencontre de pire guet-apens de sa carrière. Le juge de touche, Bourgedis, et le joueur de Xamax, Kunz, sont blessés par des projectiles, Galatasaray perd définitivement le droit d’accueillir un match… C’est à Cologne et à Izmir qu’ils joueront respectivement Monaco et le Steaua, cédant à un pas de la finale, devant la maestria du Maradona des Carpates qui deviendra une de leurs légendes quelques années plus tard…

C’est acté, Çolak ne s’appartient plus. Introduit aux plaisirs de la nuit par la jet set locale, Tanju y rencontre Hülya Avşar. C’est le coup de foudre… Hülya est une immense star de cinéma et de la musique, certainement le fantasme de tout un peuple. Le problème est que Tanju est déjà marié… Çolak et son idylle deviennent alors un sujet de société, symbolisant les clivages moraux qui coexistent difficilement en Turquie. Les hommes le conspuent, tout en rêvant d’être à sa place, le couple iconoclaste s’amuse à défier la police des mœurs. Dès lors, Tanju ne quittera plus la nébuleuse des ragots et ne fera rien pour. Son style de vie bling-bling en horripile plus d’un. Ils sont nombreux à attendre un faux pas…

Galatasaray ne domine plus la scène nationale, le Beşiktaş de Gordon Milne menant désormais la danse et outrage suprême, Aykut Kocaman est sacré meilleur buteur de la ligue ! Un trône que reprendra Çolak en 1991, en signant 31 fois, se plaçant sur la troisième marche de la course au Soulier d’Or cette année là. Néanmoins les critiques se font de plus en plus coriaces, de plus en plus acerbes. A quoi sert de frimer avec Galatasaray si il est aussi transparent en sélection ? D’ailleurs le sélectionneur Sepp Piontek s’inquiète publiquement de l’instabilité psychologique de son buteur. Quel individu sain d’esprit viendrait constamment aux regroupements, armé d’un flingue pour se protéger de la mafia ?

Hülya Avşar

Trahison, tome II

« Même les nuages ​​ont pleuré quand j’ai quitté Galatasaray. » Tanju Çolak

Tanju, régulièrement raillé pour son usage approximatif de la langue, ne pouvait être plus inspiré. Juin 1991, des inondations ont ravagé l’ancienne Constantinople mais, du haut de sa tour de verre, notre héros se soucit-il d’autre chose que de sa petite personne ? L’arrivée quelques mois auparavant du Polonais Roman Kosecki, dont la presse ne cesse de parler des émoluments, a contrarié Bay Gol. Il attend un signe fort de la part de son président Yalman. Il le sera, à son détriment.

Yalman l’informe qu’il a une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, c’est que le grand Marseille de Tapie a fait une offre de transfert. Tanju jurera l’avoir dédaignée. La mauvaise est qu’il ne recevra pas trois milliards de livres turques, comme convenu, mais uniquement deux. Soit ce que reçoit un joueur de rang inférieur. La disgrâce est totale, le coach Mustafa Denizli se révèle impuissant à régler l’affaire quand le rival Fenerbahçe entre en scène… L’offre est colossale. Çolak affirmera que le président de la République de l’époque, Turgut Özal, chez qui il dine parfois, s’est porté garant. Le stade Ali Sami Yen a un nouvel ennemi…

Désormais lié à la rive asiatique d’Istanbul, Çolak fait son possible pour se faire adopter par ses anciens détracteurs. L’ayant connu pendant son service miliaire, il n’a de cesse d’affirmer que Fenerbahçe appartient à Rıdvan Dilmen, dit le Diable, ce funambule aux dribbles compulsifs. Hermétique à la pression, Tanju inscrit cinq buts sur ses six premiers matchs, 23 au total, mais le titre de champion se refuse à nouveau à lui, comme de coutume depuis 1988. Ne contrôlant plus rien à ses finances ni à son image publique, sa saison 1993 est néanmoins superbe, 31 buts et un cinquième pichichi de Süper Lig. L’étau se resserre toutefois. Le natif de Samsun en est-il seulement conscient ? On peut en douter. Lui qui semble avoir décroché la lune en scorant six fois face à Karşıyaka…

Dans ma Benz, Benz, Benz…

« Vous aviez Tanju Çolak, le meilleur buteur d’Europe. Même si malheureusement, pour beaucoup d’observateurs, trois de ses buts équivalaient à deux des miens. » Marco Van Basten

Été 1993, la nouvelle fait l’effet d’une bombe. Tanju est accusé d’avoir sciemment acheté une Mercedes 550CL volée, introduite clandestinement d’Allemagne sans papier, avant de la revendre. Malgré le soutien du président de Fenerbahçe, Aziz Yildirim, qui n’hésite pas à déclarer que le procureur est corrompu, Çolak est condamné en première instance à neuf ans de prison !

Tanju fait appel de la décision mais voit son séjour à Fenerbahçe prendre fin. Comme, semble-t-il, sa romance avec Hülya Avşar… İstanbulspor, club de deuxième division, tend la main au paria. Il y est toujours efficace mais ne peut échapper à sa condamnation qui doit prendre effet en août 1994. Coup de théâtre, deux jours avant son incarcération, il tente son va-tout et s’enfuit en Macédoine ! Las, il rapidement appréhendé, la cavale aura fait long feu… En prison, Tanju apprend que la Fédération Turque révoque définitivement sa licence de joueur. Ultime coup de couteau dans le dos, Bay Gol, 30 ans, ne lèverait jamais plus le bras après un but…

Tanju ne fera pas l’intégralité de sa peine. Ayant coopéré dans l’affaire de contrebande, il obtient la grâce présidentielle et est libéré de prison le 27 février 1995. Ses courtes expériences de coachs seront ratées, comme sa carrière politique où il échouera à chacune de ses candidatures. Que ce soit sous l’étiquette du MHP d’extrême droite ou celle de l’AKP de Recep Tayyip Erdoğan. Remisant ainsi son rêve de devenir un jour maire de Samsun… Soupçonné d’avoir joué un rôle dans une affaire de matchs truqués en 2011, il est à nouveau interrogé par la police quelques temps plus tard pour une sombre histoire. Deux personnes l’accusent de leurs devoir une grosse somme d’argent et de les avoir menacés par l’intermédiaire de İsmail Altınok, un criminel notoire. Finalement innocenté, ses liens plus ou moins étroits avec le funeste Gang d’Ankara continueront d’alimenter l’opinion.

Çolak, qui aurait, selon ses propres comptes, perdu inexplicablement cinq millions d’euros en route, n’est plus que l’ombre du héros du Bosphore qu’il était aux débuts des années 1990. Les jeunes Turcs, qui découvrent aujourd’hui ce visage fatigué par les excès, rancunier à l’extrême, connaissent-ils son fabuleux parcours? Ses sept titres de meilleur buteur d’un championnat, son Soulier d’Or, ses 335 buts en carrière ? Et surtout, connaissent-ils la beauté juvénile volcanique d’Hülya Avşar ?

Pour les gourmands, une chouette compilation des buts de Bay Gol !

15 réflexions sur « Le Soulier d’Or de la Mer Noire »

      1. Oh, quand j’ai pas le temps (je ne l’ai plus) et faute de mieux, oui : je ne cracherai jamais là-dessus, et donc merci!

        Je me rappelle avoir vu jouer Colak à l’époque, et plus d’une fois.

        Un autre nom a fait tilt tantôt. Et Kosecki aussi, c’est sympa tous ces vieux noms qui font tilt, sûrement le genre de petit plaisir qu’on éprouve en basculant du côté obscur de la pente savonneuse.

        Les clubs turcs à l’époque, ben ça me laisse le même souvenir que les Grecs (comme ça tout le monde est content) ; ça allait chier, l’enfer………mais à la fin ça passait ; vraiment le souvenir que j’en garde.

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    1. Merci Calcio. Y a un truc sympa à faire un jour sur les Turcs de Serie A des années 50début 60. Les Lefter, Oktay, Sukru Gulesin
      Verano avait fait un texte sur Bartu qui gagne la c2 avec la Viola.

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    1. Çolak avait battu le record de buts dans l’élite turque de Metin Oktay. Certainement le plus grand joueur de l’histoire de Galatasaray. Sukur finira par battre ce record mais il faut considérer que la carrière en d1 de Tanju s’est finie à 29 ans.

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  1. comme Verano nom très familier et surement repéré dans les « année du football » de France foot à l’époque (surtout qu’a ce moment là j’en bouffais du foot H24) mais j’ignorais sa fin et son histoire… ils sont dingue ces Turcs!!

    j’ai adoré le rythme et l’écriture bravo… Madame était bien jolie ma foi^^

    un nom aussi m’a fait revenir en jeunesse et adolescence le stade Sali ami yen merci j’ai des souvenirs d’ambiance à la tv complétement dingue!

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    1. Merci Sainte. Quand, après avoir traversé le fantastique pont Galata, tu t’enfonces dans cette partie d’Istanbul jusqu’à arriver au quartier de naissance du Galatasaray, tu es reçu, à l’époque, par d’immenses bannières aux couleurs du club. Tu sais où tu es!

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    1. Ah oui, effectivement, je ne l’avais pas vu depuis que la piste d’athlétisme a disparu. Impressionnant. Si les Bleus avaient joué dans le stade configuré comme ça en 1978, ils auraient sans doute perdu par plus de 2-1.

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  2. Superbe texte, Khia !
    Le football turc n’a pas son pareil pour aduler des stars aussi talentueuses que cinglées.
    De Tanju je ne connaissais que le nom, merci d’avoir remis la çayhane au milieu du village, Khia-bey !
    Et la belle Hülya, pourrait-elle être une descendante de ces Ruthènes qui peuplaient les harems des sultans et qui, par d’habiles jeux politiques dont leurs rejetons étaient les instruments, présidèrent aux destinées de l’Empire ottoman un siècle durant ? Le Sultanat des Femmes, dans la droite ligne de l’ère des Tulipes, fut un pan de l’histoire que peu de Turcs se plaisent à dévoiler, masculinité excessive oblige…

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