Le Conformiste

Eraldo Monzeglio pourrait être un personnage imaginé par Alberto Moravia, un protagoniste inspiré du Conformiste, roman dans lequel Marcello, un être falot d’apparence, cherche à se fondre dans la normalité de son époque, celle du fascisme triomphant. Comme dans l’œuvre de Moravia, l’engagement de Monzeglio auprès de Mussolini relève du hasard ou d’un malentendu sans qu’il ne soit possible de l’exonérer de toute faute au regard de l’ambiguïté qui entoure leur longue relation. Ses convictions politiques semblent fragiles, si bien qu’il est difficile de définir l’exacte nature des liens qu’il tisse avec le Duce. Amitié virile, admiration sincère, attirance homosexuelle ? Personne ne le sait vraiment, la seule chose certaine est sa fidélité à Mussolini, même quand tout est perdu depuis longtemps.

Un double champion du monde

Piémontais pur jus, Monzeglio débute au sein la défense du grand Casale des années 1920 où évolue déjà Berto Caligaris avec lequel il est champion du monde en 1934. Puis il rejoint Bologne, ville communiste devenue haut lieu du fascisme sous l’influence du trouble Leandro Arpinati. Il y conquiert un scudetto et deux Coupes Mitropa[1] aux côtés du bomber Angelo Schiavo. Quand il est évident que Dino Fiorini (un autre sympathisant fasciste) le devance dans la hiérarchie des Terzini, il quitte Bologne pour la Roma en 1935 alors que le club émilien s’apprête à régner sur la Serie A avec Biavati et les Oriundi uruguayens.

Ce qui singularise Monzeglio, c’est sa froideur. Il semble dénué de tout sentiment, exerçant implacablement les tâches qui lui sont confiées, à l’image de Marcello auquel Jean-Louis Trintignant prête ses traits inexpressifs dans l’adaptation du roman par Bernardo Bertolucci. Séduit par ce joueur sans états d’âme, Vittorio Pozzo l’appelle sous le maillot de la Nazionale dès 1929, ouvrant une page qui se prolonge jusqu’en 1938 et l’obtention d’un second titre de champion du monde qu’il est le seul Italien à pouvoir revendiquer avec Ferrari, Masetti et Meazza.

Jean-Louis Trintignant dans Le Conformiste de Bernardo Bertolucci.

Fidèle parmi les fidèles

En 1929, lors de vacances à Riccione, il rencontre Bruno et Vittorio, les fils de Mussolini, et devient peu à peu un proche de la famille (il est avec eux, le bras en écharpe, sur la photo d’en-tête). A partir de 1932, il joue au tennis avec le Duce les matins d’été. Quand il signe à la Roma (au grand dam de Bruno et Vittorio, tifosi de la Lazio), son statut évolue encore, accédant de plus en plus fréquemment à la Villa Torlonia, la résidence de Mussolini. Cette ascension au sein du cercle intime du dirigeant, Monzeglio semble ne pas la choisir et, comme Marcello, ne cherche pas à en tirer reconnaissance ou privilège. Plus tard, en 1942, alors que rien ne l’y oblige, il s’engage sur le front de l’Est, quelques mois après avoir conquis le premier scudetto de la Roma en tant qu’assistant coach du Hongrois Alfréd Schaffer.

Quand il revient de Russie, les Alliés progressent depuis le Sud de la péninsule et Mussolini n’est plus que la marionnette des Allemands, un mort en sursis cantonné dans la somptueuse Villa Feltrinelli sur les rives du Lac de Garde. Monzeglio vit à ses côtés, sans fonction précise, accort et humble serviteur de la République de Salò, régime fantoche feignant de régner sur ce qu’il reste de la grande Italie fantasmée par De Vecchi et Mussolini.

L’après-guerre

A la Libération, Monzeglio échappe au peloton d’exécution. L’histoire est confuse mais les partisans communistes l’épargnent, peut-être grâce à son prestigieux passé de footballeur, plus probablement en raison de l’insignifiance de ses actions en faveur du fascisme. Alors il lance vraiment sa carrière d’entraîneur, œuvrant de longues et belles années à la tête du Napoli tout en aidant financièrement Rachele Guidi, veuve du Duce en exil à Ischia, et sa fille Anna Maria. A Naples, il s’épanouit auprès d’un autre tyran, Achille Lauro, armateur, maire et président du club. Peut-être Monzeglio retrouve-t-il auprès de Lauro ce qu’il a tant aimé dans la compagnie de Mussolini, une relation où il peut démontrer son profond respect de la hiérarchie et son désintérêt de la chose matérielle ?

Monzeglio et les femmes, un mystère. Est-il un homosexuel refoulé (ce qui renforcerait encore sa proximité avec les obsessions de Moravia) à une époque où cela a coûté son poste à Carlo Carcano, entraineur de la Juventus ?

A la fin de son existence, le vieux célibataire élégant vit modestement sur les bords du lac de Côme, comme s’il s’agissait d’un long repentir solitaire à quelques encablures de l’endroit où Mussolini fut exécuté avec sa maîtresse Clara Petacci, celle qui a toujours su que les défaites tennistiques de Monzeglio n’avaient d’autre but que de contenter le Duce. En disparaissant en 1981, il emporte ses mystères si tant est qu’il en ait finalement. Omar Sívori, qu’il entraîne quelques mois durant à la Juventus, dit de lui : « Eraldo n’a aucun défaut en particulier si ce n’est une extrême faiblesse de caractère, proche de la fragilité. »

Probablement Sívori a-t-il raison. Le parcours de Monzeglio n’est rien d’autre que celui d’un jeune Italien ayant croisé Mussolini et cherchant à se fondre dans le décor de son époque. Bien plus que celui d’un fasciste, c’est l’itinéraire navrant d’un conformiste.  


[1] Champion d’Italie 1929, Mitropa 1932 et 1934.

10 réflexions sur « Le Conformiste »

  1. Je ne parviens pas à rentrer dans ce type de personnalités, auxquelles est souvent prêté de constituer un vivier sans fin pour des régimes disons totalitaires (à dire vrai : je ne sais même que penser de cette idée, possiblement trop simpliste).

    C’est peut-être tout bonnement une question de zone de confort psychique? Quelque besoin, à fins de paix intérieure, de choses qui soient bien arrêtées, bien tranchées, bien ordonnées? L’horreur du gris? Je ne sais pas.

    Naît-on conformiste? Le devient-on? Et quand l’on en sort ou s’en retrouve « sorti » : pourquoi?

    Je ne connaissais pas ce Monzeglio. Moins qu’on puisse dire : tu en brosses un tableau sans amour, lol..

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    1. « Tu en brosses un portrait sans amour ». Disons que j’ai voulu rendre compte froidement du parcours d’un homme et de ses compromissions. Me placer en observateur, comme l’a fait Moravia avec Marcello. Il n’y a évidemment pas grand chose pour me séduire dans ce que je connais de lui mais j’en sais trop peu pour le juger durement. J’aurais pu en faire un salaud, une ordure comme Dino Fiorini, un autre grand défenseur de Bologne qui lui était un fasciste convaincu et qui en est mort. Monzeglio, je lui trouve des circonstances atténuantes (homo, probablement, sentiment d’être différent l’incitant par ailleurs à se fondre dans la masse pour mieux masquer sa différence) sans l’exonérer de tout en n’occultant pas le fait que c’est facile de juger, je suis dans une position confortable.

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  2. Merci Verano! Tu parles de l’homosexualité du coach de la Juve, Carlo Carcano, qui lui aurait fait perdre son poste. Vous avez des exemples d’homos assumés dans le passé ou ayant eu des problèmes comme Carlo Carcano?

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    1. No lo se !
      Carcano a officiellement démissionné. Aujourd’hui il n’y a aucun doute sur le fait qu’il ait été contraint à la démission. Mais puisque l’homosexualité n’existait pas ou extrêmement marginalement selon les fascistes – ben tiens… – comment révéler le fait que Carcano courait après le jeune Borel (on dit que Monti et Varglien étaient aussi sur le « coup ») ? Surtout qu’il était le coach du moment avec 5 scudetti consécutifs et un rôle d’adjoint de Pozzo en 1934 durant la CM. Il a disparu de la circulation du jour au lendemain en raison de ses mœurs, tu peux ôter le conditionnel, son homosexualité lui a fait perdre son poste.

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      1. Tiens, je viens de voir que les deux frangins Borel sont nés à Nice. Parce que leur père, Ernesto était joueur là-bas.

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