Top 10 – Club Nacional de Football (2e partie)

Suite de ce Top 10 consacré au Nacional dont on célèbre en 2025 le centenaire de sa fantastique tournée sur le Vieux continent. La Celeste, et parmi elle sept joueurs du Nacional, avait émerveillé la France lors des Jeux olympiques de 1924 (et le Nord de l’Espagne à l’occasion de matchs préparatoires). L’année suivante, c’est l’Europe entière qui se laisse séduire par la maestria uruguayenne. Cela valait bien un hommage à ces glorieux anciens et à leurs successeurs jusque dans les années 1980. Tant pis s’il n’y a pas de place dans ce Top 10 pour les héros récents comme le magnifique Álvaro Recoba.

5- Luis Artime, le goleador aux pieds carrés

Combien de fois Luis Artime a-t-il lu ou entendu à son propos « il ne sait pas jouer », « il frappe de la cheville ou du tibia », « il tourne toujours le dos au jeu » ? Alors qu’il inscrit but sur but avec le CA Atlanta puis River Plate, Dante Panzeri, le grand ponte d’El Gráfico, lui reproche d’être disgracieux, comme si cela lui coûtait de l’afficher à la une de son prestigieux magazine. Artime s’en moque, il se nourrit de sa confiance, « je finis toujours par être la solution pour chacune de mes équipes ». Quand il se blesse sérieusement en 1965, River se débarrasse de son prolifique goleador. Sa cession à un rival révolte son équipier Luis Cubilla, « la vente d’Artime est inadmissible. Personne ne peut offrir 20 buts à un adversaire ». Artillero Artime n’a pas ces d’états d’âme, il joue pour l’argent et bien qu’il soit hincha du Racing, il se relance avec Independiente. Plus tard, vendu une fortune à Palmeiras, au Brésil, il continue à scorer et personne ne fait la fine bouche quand il marque du genou, de la cuisse ou de toute autre partie de son corps. A l’occasion d’un entretien avec João Saldanha[1], Artime reconnaît qu’une grande partie de ses buts est associée à des gestes manqués, du pied ou de la tête, « j’ai visé un côté et la balle est allée de l’autre ». De la chance, alors ? Certainement pas : « Il faut aller chercher le but. Ma plus grande qualité a toujours été d’avoir une longueur d’avance, d’arriver une seconde avant mon défenseur et de savoir ensuite conclure ».

Avant-centre de l’Albiceleste lors de la Coupe du monde 1966, alors qu’il vient de réaliser un premier tour de haute volée (trois des quatre buts argentins), il souffre de la stratégie mortifère de Toto Lorenzo contre l’Angleterre, ainsi résumée par le chroniqueur Osvaldo Ardizzone : « Lorenzo a réduit de 50% la pelouse de Wembley. Devant, aux abords du rond central, la solitude d’Artime, séparé de Pinino Más par 40 mètres. Le reste de l’équipe bien regroupé faisant plus attention au ballon qu’à la vie elle-même. La passe la plus longue mesure trois mètres et, si possible, en retrait plutôt que latéralement ». Artime ne pardonne jamais à Lorenzo d’avoir ruiné les chances argentines et l’accuse plus tard d’avoir introduit le dopage à grande échelle dans le football argentin, ce qui lui occasionne plusieurs procès en diffamation, tous perdus.

En juillet 1969, juste avant que ne débute le championnat uruguayen, le président Restuccia l’arrache à Palmeiras sur les conseils de Luis Cubilla, arrivé six mois plus tôt de River Plate. Heureux présage, la presse relève qu’il a débuté à Junín comme l’inégalable goleador Atilio García autrefois. Bigote García bénéficiait du soutien de Mandrake Castro et Bibiano Zapirain sur les ailes, Artime dispose du magicien Cubilla et de Julio César Morales, un ailier coureur comme l’était Zapirain. Avec un toucher de balle délicat propre aux gauchers, une manière si singulière d’éliminer son adversaire en déviant la balle en pivot, Cascarilla Morales dévore les espaces alors que Cubilla tisse sa toile dans de petits périmètres. Des bénédictions pour le buteur argentin dont la zone d’action se limite à la surface de réparation. Son style exalte les vertus du minimalisme et de l’opportunisme, exclusivement voué à l’efficacité, en contrepoint des fantaisies créatives des deux ailiers du Decano. Faute de poétique footballistique, l’art d’Artime se présente comme une suite tendant vers l’infini, une litanie de buts rarement spectaculaires, qu’il fête systématiquement, même à l’entrainement. L’importance du goleador compulsif s’appréhende à travers la froide lecture de ses statistiques avec le Tricolor : en à peine quatre saisons, 151 réalisations en 183 matchs, 18 en 27 rencontres de Copa Libertadores dont un triplé contre Peñarol, trois championnats, trois trophées de meilleur buteur, la Copa Libertadores et la Coupe intercontinentale 1971 en étant décisif[2].

Avec la Copa Libertadores.
Coupe du monde 1966, opposé à l’Allemand Weber.

Confronté à d’importantes difficultés financières, le président Restuccia cède ses joueurs les uns après les autres[3]. Le Nacional rentre dans le rang et Artime ressent le poids des ans. « J’avais déjà du mal à me lever pour aller à l’entraînement. Un jour je me suis réveillé et j’ai dit « demain je joue mon dernier match ». C’était contre Olimpia en Libertadores. On a fait match nul 1-1, j’ai marqué le but du Nacional, j’ai jeté mon maillot dans les tribunes du Centenario et c’était fini. C’était en février 1974 . »[4]


4-Hugo de León, l’idole vivante

Victoire en Libertadores 1980.

Qu’il doit être difficile de supporter un club au passé si prestigieux quand les échecs en Copa Libertadores ou en Copa Sudamericana se répètent inlassablement et que les seules perspectives se limitent au championnat domestique. Quelle est la dernière grande satisfaction de la hinchada du Tricolor ? Le retour de Luis Suárez en 2022 ? Agé de 35 ans, les genoux en capilotade, il avait aidé à la conquête d’un 49e titre de champion avant de s’empresser de repartir pour Porto Alegre, au Grêmio, le refuge privilégié des Uruguayens. Alors quand il s’agit d’évoquer l’avenir, quand il faut trouver des raisons d’espérer, la presse se tourne vers Hugo de León, comme si son statut d’idole vivante pouvait restaurer le lustre d’un monument n’effrayant plus personne sur le continent sudaméricain.

Après les titres du début des années 1970, le Nacional entre dans une période de dépression. Les héros de la Libertadores et de l’Intercontinentale 1971 ont dû s’exiler les uns après les autres pour combler les déficits chroniques d’un club vivant au-dessus de ses moyens. L’avènement de la dictature de Juan María Bordabarry en 1973 complique encore les choses pour le club du président Restuccia. En 1976, Juan Ricardo Faccio, alors coach du Nacional et membre du bureau du syndicat des joueurs, est séquestré et torturé durant plusieurs jours avant qu’il ne décide de fuir le pays. Opposant de la junte militaire, Restuccia lui-même connaît la prison durant plusieurs mois pour de supposées malversations alors que son homologue de Peñarol, le très influent Washington Cataldi, se montre bien plus coopératif avec le pouvoir. Le Nacional parvient malgré tout à forcer le joug des Carboneros et de leur goleador Fernando Morena en 1977. Puis il reproduit ce scénario en 1980 avec le recrutement d’un buteur providentiel de 28 ans déjà, Waldemar Victorino, et le retour de plusieurs héros de 1971, le capitaine Víctor Espárrago, Juan Carlos Blanco, Julio César Morales ainsi que Juan Martín Mujica en tant que technicien.

Mais ce Tricolor n’est pas qu’est une machine à recycler de vieilles gloires. Il compte dans ses rangs une pépite : Hugo de León, 22 ans, défenseur tenant un rôle de meneur en position basse. A son propos, un journaliste d’El Gráfico assure qu’il est le « le genre de joueur qui fait grandir ses coéquipiers et rapetisser ses rivaux. » Il est vrai qu’il en impose El Hugo : haute stature, air maussade, il impressionne. Son physique et ses talents de footballeur inspirent à ses adversaires une crainte que l’on peut sans excès qualifier de réverentielle.

Outre le titre de champion d’Uruguay 1980, le Nacional conquiert la Libertadores en étouffant en finale l’Internacional Porto Alegre de Falcão, un titre qui vaut autant par les buts de Victorino que par la défense de fer dirigée par de León. Dans la foulée, au tout début de l’année 1981, El Hugo participe au succès de la Celeste lors de la Copa de Oro, une mini Coupe du monde entre anciens lauréats pour le cinquantenaire de la première épreuve. Avec l’aval de la FIFA de João Havelange, la compétition est imaginée par Washington Cataldi au service de la grandeur de l’Uruguay en général, de la junte en particulier. Lors de la remise du trophée, alors que le jour décline sur Montevideo, Hugo revêt un maillot de Grêmio pour remercier son nouveau club de l’avoir autorisé à jouer ce Mundialito. Car pour de León, à l’image d’Atilio Ancheta par le passé, il est temps de monnayer ses talents à Porto Alegre.

Avec son look de barbudo, il ressemble à Fidel Castro et pourrait figurer un rebelle tupamaro.
Avec le maillot de Grêmio alors que ses équipiers portent le maillot de la Celeste.

On pourrait croire que son départ pour le Brésil le condamne à l’oubli auprès des supporters du Nacional. Il n’en est rien. Vainqueur de la Libertadores en 1983[5], il effectue le tour d’honneur, le trophée à bout de bras, le visage en sang. La hinchada tricolor le canonise dans l’instant car ce sacre, il l’obtient aux dépens de Peñarol et le dédie publiquement au Nacional. Un acte criminel pour certains pontes fédéraux qui lui ferment durablement les portes de la sélection et le privent des victoires en Copa America 1983 et 1987.

Alors que les Bolsos traversent une nouvelle période de disette, il effectue son retour en 1988 au sein d’un groupe dont il est l’unique star. Plus grand que jamais, il mène son équipe à un troisième titre en Libertadores contre Newell’s dans un Centenario en transe. Il arrache dans la foulée la Coupe intercontinentale face au PSV de Koeman et de Romário puis la Recopa sudamericana et enfin la Copa interamericana. On l’appelle désormais El Patrón ou Dios Hugo, le dernier immortel d’une longue lignée de cracks du Nacional avant l’inéluctable déclin du football de club uruguayen.


3-José Leandro Andrade, football et tango

Premier match de la Celeste contre Vigo à la descente du bateau en 1924, quelques semaines avant les JO à Paris.

Evoquer Andrade, c’est plonger dans les racines du football, c’est convoquer les mythes et les fables d’un jeu alors en train de se mondialiser. Tellement de choses ont été écrites sur le triple champion du monde et si peu ont été vérifiées… Mais, comme l’écrivait avec beaucoup de justesse Paul Valéry, « que serions-nous donc sans le secours de ce qui n’existe pas ? » L’humanité a besoin de contes, d’histoires et de maximes, pour se fortifier, pour croire en elle-même, pour nourrir encore et toujours son imaginaire débordant.

Andrade, donc. José Leandro Andrade, né à Salto en 1901 et décédé à Montevideo en 1957. Triple champion du monde de football, à Paris en 1924, à Amsterdam en 1928, à Montevideo en 1930. A porté les maillots du Nacional et de Peñarol, les deux plus grands (et rivaux) clubs d’Uruguay. Voilà pour les faits. Place, maintenant, à la légende.

Dans l’équipe d’Uruguay, Andrade tenait la place de demi-droit. Un poste généralement ingrat, dévolu à des tâcherons chargés des basses besognes. Andrade fut néanmoins l’enfant chéri du public en 1924. Alors que les Européens, médusés, découvraient le football sud-américain – celui de « fins athlètes, qui sont aux professionnels anglais […] comme des chevaux arabes par rapport à des percherons » (Gabriel Hanot) –, le demi-droit uruguayen se distingua notamment par ses fantaisies : dribbles, jongles, tacles glissés…

C’est que, dans l’esprit des observateurs européens d’alors, Andrade pouvait se permettre toutes les facéties puisqu’il était Noir. A ses coéquipiers blancs la sobriété et le calme du jeu construit, à Andrade la fougue et la créativité. Ainsi se construisit, dans l’Europe colonialiste de l’entre-deux-guerres, un discours mâtiné d’exotisme dont il est difficile de faire la part entre réalité et représentations. Andrade n’en était pas moins un joueur virtuose et d’une efficacité redoutable, mais son style se devait de dépareiller dans l’ensemble formé par le Onze uruguayen.

A Amsterdam en 1928.

Après le titre conquis au stade de Colombes, Andrade fit sensation sur de nouvelles pistes : celles des dancings de Paris. On sait la place que tient la danse dans les cultures afro-américaines, au moins depuis les temps de l’esclavage et de la traite transatlantique, et Andrade ne pouvait donc être qu’un merveilleux danseur. Mieux que cela, si l’on en croit Gabriel Hanot, puisqu’il était ni plus ni moins qu’« un des champions de tango de l’Amérique du Sud ». Vedette couverte de femmes – le Noir est lubrique, c’est bien connu –, Andrade fréquenta paraît-il Joséphine Baker, l’autre idole noire de Paris, et partagea un asado avec Colette.

De retour en Europe en mars 1925, Andrade dut néanmoins abandonner la tournée du Nacional lors de son passage à… Paris. Il souffrait alors de l’estomac. D’aucuns lui prêtèrent évidemment d’avoir contracté la syphilis. Toujours est-il que, aux dires des observateurs, il fut moins rayonnant lors des sacres mondiaux de 1928 et de 1930. Le Capitole, la Roche tarpéienne… Bref !

Andrade mourut dans le dénuement le plus complet.


2- Atilio García, par la grâce d’un prénom

But contre Peñarol.

Commençons par ce que tout le monde connaît, l’arrivée en catimini d’un attaquant argentin dont le seul atout semble être le prénom. « Voyons, voyons… Celui-ci s’appelle Atilio, il porte mon prénom. Eh bien, s’il s’appelle Atilio, il doit être bon… ». Ces propos auraient été tenus par Atilio Narancio, président du Nacional, en parcourant la liste de joueurs que Boca Juniors est disposé à lui céder. En quête d’un attaquant pour suppléer Cardeal, le fragile goleador brésilien, l’ancien grand ponte de la fédération uruguayenne (UAF) écoute les recommandations de ses amis dirigeants xeneizes et se laisse séduire par cet Atilio García de 23 ans, trop limité pour concurrencer Varallo ou Benítez Cáceres. Dès ses premiers pas à Montevideo en janvier 1938, García se rend au siège du Nacional où l’accueille le barman. Ce dernier l’inspecte et n’est pas rassuré par ce qu’il voit : un provincial moustachu (d’où son surnom, Bigote), mal fagoté, gauche et apeuré, ce qui lui fera dire « ils nous ont envoyé un muet. Si c’est un footballeur, je me fais curé ».

On ne sait si l’entraineur écossais William Reaside fréquente alors assidument la buvette du club mais après 45 minutes d’observation, il partage la conviction du barman et décide de remplacer Bigote à la pause de son premier match. Ce sont Roberto Porta et Héctor Castro qui l’en dissuadent. Et bien évidemment, pour que l’histoire soit belle, García saisit sa chance en inscrivant deux buts magistraux, les premiers d’un goleador dont la hinchada va découvrir les talents aériens et les tendances compulsives : 330 réalisations en 329 matchs officiels avec le Nacional dont une propension naturelle à martyriser Peñarol et son gardien Roque Máspoli.

L’arrivée de Bigote coïncide avec la victoire des Bolsos dans le prestigieux Championnat nocturne rioplatense, durant lequel les clubs argentins se rendent compte qu’ils viennent de laisser filer un buteur en or. Puis à partir de 1939, commence le quinquenio de oro, cinq championnats consécutifs avec une attaque de feu composée d’un quintet offensif en totale harmonie. A l’intérieur, El Tano Roberto Porta intellectualise le jeu en marchant alors que le princier Aníbal Ciocca expose une conduite de balle irréprochable. Sur les ailes, Luis Ernesto Castro constitue l’archétype du wing surdoué, dribleur fulgurant et magicien intermittent que le public surnomme Mandrake alors que Bibiano Zapirain incarne la puissance et la vélocité d’un droitier exilé sur le flanc gauche, une rareté pour l’époque. Une anecdote permet de se figurer ce que ce dernier représente dans la grande famille des ailiers uruguayens : en juin 1973, la Celeste se trouve en Colombie pour y disputer une rencontre qualificative à la Coupe du monde en RFA face à la Colombie et à la fin d’une séance d’entrainement, le Peñarolista Romeo Corbo s’approche d’un quinquagénaire présent au bord du terrain, se déchausse et lui demande « Don Bibiano, mettez mes chaussures, s’il vous plaît. Je veux pouvoir dire un jour à mes petits-enfants que j’ai porté les mêmes chaussures que Bibiano Zapirain. »[6] Porta, Ciocca, Castro, Zapirain appartiennent à la grande histoire de Nacional mais que seraient-ils sans le cinquième larron au poste d’avant-centre, Atilio, sa technique rudimentaire et sa froide efficacité ? Peu démonstratif – on le dit triste – il construit sa popularité sur ses seuls dons de goleador opportuniste et combatif. En inscrivant des monceaux de buts, en martyrisant consciencieusement la défense de Peñarol, Bigote entre dans le cœur de la hinchada tricolor comme personne avant lui, provoquant des témoignages d’affection aux frontières de l’idolâtrie qu’on ne peut comparer qu’avec ceux manifestés pour le malheureux Abdón Porte et son statut de martyr. La reconnaissance des supporters est telle qu’ils se cotisent pour lui offrir une maison !

Avec Gambetta.

Dix ans après ses débuts, le 9 septembre 1948, Bigote crucifie encore une fois Peñarol en dépit de l’infériorité numérique du Tricolor, son ultime succès dans le clásico (25 victoires, 13 défaites, 6 nuls, 35 buts inscrits). Il existe un enregistrement audio de cette rencontre, le seul connu relatant un but d’Atilio. Extraite des sillons d’un vieux disque en vinyle retrouvé en 2014, la voix grésillante de Duilio de Feo, radioreporter de CX24 – La Vox del Aire, nous fait revivre comme si nous y étions les moments forts du clásico et en particulier la réalisation de Bigote à la suite d’un mouvement initié sur le côté droit par Mandrake. Le commentateur s’enthousiasme pour ce qu’il qualifie d’action extraordinaire alors que des sirènes retentissent et couvrent le brouhaha de la foule présente dans le Centenario.

Atilio García paraît alors imperméable au temps qui passe… Pourtant, le lendemain de ce match, El Diario publie un poème acide commençant par « Combien de temps, Atilio, vas-tu continuer à marquer… ». Pressentant l’inéluctable déchéance du goleador désormais âgé de 34 ans, le chroniqueur s’émeut de ses simulations et des petits privilèges financiers dont il bénéficie alors que le chevaleresque Schúbert Gambetta a refusé de transformer un penalty indu et qu’est annoncée la grève des joueurs sous l’égide d’Obdulio Varela et Mandrake Castro. Quelques mois auparavant, qui aurait imaginé qu’un journaliste puisse écrire, même sous forme de vers pour adoucir le propos, « tu passes ta vie à plonger, c’est pourquoi ce scribe compatit avec ceux qui te critiquent » ? La fin approche. Il quitte le Tricolor sur un dernier titre en championnat en 1950 et trouve refuge au Liverpool Fútbol Club. Avant de renoncer au plus haut niveau, il prend le soin de marquer contre le Nacional sans que cela n’entame l’amour éternel porté par la hinchada tricolor pour le plus grand goleador de son histoire[7].


1- Héctor Scarone et la comète de Halley

JO 1928 : Juan Píriz, Alvaro Gestido et Héctor Scarone.

« Nous pouvons avouer que nous ignorons la forme que le destin nous réserve pour le mois de mai prochain. […] La race humaine périrait dans un paroxysme de joie, de délire et de folie universels, probablement, au fond, très enchantée de son sort. » Ces mots sont ceux de l’astronome de grande réputation Camille Flammarion au début de l’année 1910 alors que se profile le passage de la comète de Halley au plus près de la Terre, comme tous les 76 ans. Peut-être par provocation ou pour conjurer le sort, à la même période, un club de quartier de Montevideo se choisit pour nom le Cometa Halley F.C. Les peurs s’évanouissent avec l’éloignement de l’astéroïde et le Cometa Halley F.C. se rebaptise en Londres F.C. Il compte pourtant dans ses rangs un astre d’une douzaine d’années qui aurait à lui seul justifié la permanence de l’appellation cosmique : Héctor Scarone.

Immigré ligure, Giuseppe Scarone travaille à la compagnie des chemins de fer et supporte le Central Uruguay Railway Cricket Club (CURCC et futur Peñarol) où évolue son fils ainé, Carlos. Aux côtés du maestro José Piendibene, Carlos s’affirme comme un excellent intérieur gauche et obtient très tôt ses premières sélections. Il s’exile à Avellaneda en 1911 et participe à l’émergence du football criollo en Argentine aux côtés d’Alberto Ohaco et de Juan Perinetti en étant le premier buteur de la prestigieuse histoire du Racing en première division. A son retour à Montevideo, il se dirige naturellement vers Peñarol. Mais en 1914, El Gordo Aguirre, un hincha s’improvisant recruteur (cf. portrait d’Ángel Romano), le convainc de rejoindre le Club Nacional au regard de l’étroitesse des « attentions » des Carboneros. Héctor, passé du Londres F.C. au Sportman F.C. en seconde division, est destiné à porter la tunique des Aurinegros et doit consoler son père de la trahison de Carlos. Mais El Gordo, encore lui, retourne la tête du gamin de 16 ans en lui faisant toucher du doigt les plaisirs de la Ciudad Vieja et la générosité du Club Nacional vis-à-vis de ses membres, officiellement amateurs. Il se dit que Giuseppe aurait sévèrement corrigé son fils en apprenant sa conversion sans que cela ne change le cours de l’histoire.

Les débuts d’Héctor en 1916 tiennent du prodige : inter droit ou gauche, ambidextre, il mène le jeu avec aisance, sans excès de dribles, et score à de nombreuses reprises grâce à une frappe de balle aussi puissante que précise. Invité avec Ángel Romano à participer à la tournée brésilienne du Dublin F.C., le gamin de 18 ans à peine se confronte à Arthur Friedenreich et prouve qu’il n’a rien à lui envier. Avec la Celeste, il marque le but du sacre dans le Sudamericano 1917 face à l’Argentine dont il va être le bourreau appliqué jusqu’en 1930. Conscient de son talent singulier, admiré et sollicité de toutes parts, Scarone développe déjà des attitudes capricieuses. L’emploi à la caisse du Banco de la República que lui obtient le Nacional ne lui convient pas et il ne s’en cache pas, comme si l’amateurisme ne pouvait s’appliquer à un footballeur de sa trempe. Les premières impressions sont pourtant trompeuses : physique anodin, caractère irritable, avare d’efforts défensifs, Scarone agace. Puis viennent les gestes techniques, aussi parfaits que décisifs, spécialement dans les rencontres à enjeu, celles qui font la gloire du Tricolor ou de la nation. Alors on lui passe tout. En 1920, il se retire de la délégation uruguayenne en partance pour le Sudamericano organisé par le Chili, affecté par une peine de cœur, à moins que ce ne soit pour échapper à l’indigeste voyage en train dont le tronçon du trasandino, inauguré dix ans plus tôt, est le point d’orgue. Ce renoncement est vécu comme un abandon par une partie de la presse qui troque alors ses surnoms de Mago ou Gardel del fútbol pour celui plus caustique de la Borelli, une diva italienne consacrée par le cinéma muet.

Un nouveau titre lors du Sudamericano 1923, en présence de Scarone, incite le président de l’UAF Atilio Narancio à demander son affiliation à la FIFA dans la perspective d’une participation aux Jeux olympiques, acte majeur dans le processus de mondialisation du football. Sans représentants de Peñarol, entré en dissidence avec l’UAF, la Celeste se couvre de gloire en France. A propos du long séjour de la délégation uruguayenne, il est souvent question des nuits parisiennes d’Andrade, la Merveille noire, alors que celles de Scarone demeurent mystérieuses. Il disparaît pourtant quelques heures à la veille de la rencontre face à la France et ne doit sa non-suspension qu’à l’intervention de ses équipiers qu’il remercie en réalisant une performance magistrale (5-1). Auteur des deux premiers buts ce jour-là, il ne prend pas la peine de les célébrer, comme presque toujours le concernant, et se replace en passant la main dans ses cheveux gominés à la Carlos Gardel, comme si son art ne pouvait supporter une once de négligence.

Match à Rotterdam durant la tournée de 1925. Scarone est le 3e en partant de la gauche, à côté de Castro cachant son moignon derrière le ballon.

Après la tournée européenne du Nacional en 1925 suivie d’un bref mais lucratif séjour au Barça, il retrouve le Club Nacional au moment où le schisme du football uruguayen s’achève. Malgré le caractère épique des déplacements et une lésion musculaire, prodromes de douleurs rémanentes, il ne se défile pas et participe aux Sudamericanos 1926 (vainqueur) et 1927 (battu par l’Argentine). El Mago vieillissant contribue encore au sacre mondial de 1930, le troisième de l’Uruguay, mais rien ne peut surpasser les émotions vécues lors des Jeux d’Amsterdam. La compétition est précédée d’une phase d’angoisse née de la requête des Pays-Bas : encore marqués par leur douloureuse défaite quatre ans plus tôt, ils tentent d’obtenir la disqualification de la Borelli pour professionnalisme. Il faut quelques jours à la FIFA pour débouter les Néerlandais, juste avant que Scarone ne mette un point d’honneur à les écarter en entrée de tournoi (2-0). Diminué par une blessure, il manque la rencontre face à l’Allemagne et s’il participe au succès contre l’Italie en demi-finale (3-2), ses partenaires lui reprochent son manque de combativité. L’impensable se produit alors : les leaders du vestiaire, dont le capitaine Nasazzi, l’excluent de la finale contre l’Argentine. Héctor Scarone, l’oppresseur de l’Albiceleste, celui à propos duquel Luisito Monti, le terrible Doble ancho, dira « de tous mes adversaires, le seul qui m’empêchait de dormir la nuit était Héctor Scarone », est écarté par les siens !

La finale olympique s’achève sur un score de parité (1-1) et doit être rejouée. Est-ce la pression de l’opinion publique et les télégrammes reçus de Montevideo, qui conduisent Nasazzi à titulariser El Mago pour le second match ? Ou plus prosaïquement, Scarone bénéficie-t-il de la blessure d’El Manco Castro ? D’abord emprunté, puis coupable sur l’égalisation de Luis Monti, Scarone corrige son erreur en inscrivant le but du titre (2-1) : Figueroa déborde son adversaire sur le flanc fauche et centre à destination de Tito Borjas.  Le remplaçant de Petrone contrôle la balle dos au but et la remet dans la course d’El Mago en criant « ¡ Tuya Héctor ! », « A toi Héctor ! ». Alors Héctor s’exécute et frappe de volée. Au contact de son pied, la sphère se déforme et prend de la vitesse. Ce n’est plus une boule de cuir, c’est une comète aux effets létaux contre laquelle il n’existe aucune parade. Quand elle pénètre l’espace vital du gardien Bossio, les terriens argentins se consument, victimes d’une force celeste dont le représentant ultime est un enfant né sous les auspices du Cometa Halley F.C.

Un grand merci au professeur Bobbyschanno pour sa précieuse contribution.


[1] Journaliste, ancien joueur et coach  de Botafogo, sélectionneur du Brésil en 1969-1970.

[2] Sa moyenne de buts en matchs officiels est de 0,75, un ratio énorme pour l’époque et pour un joueur ne tirant pas les pénaltys (un seul dans toute sa carrière). Avec l’Argentine, il score 24 fois en 25 sélections.

[3] Artime lui-même effectue une pige d’une dizaine de mois à Fluminense entre 1972 et 1973.

[4] Artime se trompe : il dispute encore un match contre Cerro Porteño, une semaine plus tard.

[5] Puis de la Coupe Intercontinentale face à Hambourg.

[6] En froid avec l’entraineur de la Celeste, Juan López, Bibiano Zapirain manque la Coupe du monde 1950 et s’exile en Colombie où il s’installe à la fin de sa carrière.

[7] Naturalisé uruguayen, il participe au Sudamericano 1945 où il brille face aux faibles (Equateur et Colombie) et disparaît face aux forts (Brésil, Argentine, Chili). Ce sont ses cinq seules sélections.

30 réflexions sur « Top 10 – Club Nacional de Football (2e partie) »

  1. Si on devait aller jusqu’à un top 20…
    11- Pedro Petrone
    12- Julio César Morales
    13- Roberto Porta
    14- Alvaro Recoba
    15- Alfredo Zibechi
    16- Anibal Ciocca
    17- Abdón Porte
    18- Atilio Ancheta
    19- Bibiano Zapirain
    20- les frères Urdinarán

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    1. J’aurais vu Porta plus haut,.
      Julio Montero Castillo (père de Paolo), Carlos Scarone (frère d’Héctor), Víctor Espárrago…

      Plus proche de nous, Dely Valdés a fait de belles saisons au Nacional au début des années 90, et Bergessio (ex-ASSE) y a été même un buteur respecté pour plusieurs saisons aux environs de 2018, 2019… hehe

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      1. Julio jouera même avec son jumeau, Jorge à Nacional. Jorge fera toute une carrière au Japon.

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  2. Attilio Garcia, c’est quand même une sacrée histoire. L’un des plus grands buteurs argentins n’a jamais brillé en Argentine, ou n’est que très peu évoqué, quand il s’y rendait pour disputer des matchs, c’était « Le traître », nul n’est prophète en son pays. Et pourtant, c’est donc en Uruguay, qu’il deviendra l’un des plus grands buteurs du football et une idole de l’âge d’or du football rioplatense.
    Il a débuté avec Platense, et a rejoint Boca Juniors, une poignée de matchs avec les auriazules (officiellement 6 buts en 7 matchs en fin d’année 1937). Dans la partie 1, j’évoquais en commentaire les très liens amicaux entre Boca et Nacional, ça remonte au moins à 1925, Boca Juniors avaient été rencardé et eu quelques tuyaux si l’on peut dire par Nacional qui avait fait une tournée européenne quelques mois auparavant. Et donc Nacional est venu piocher Garcia à Boca, d’abord le club uruguayen aurait voulu Provvidente (éphémère buteur, très prolifique, mais qui est parti à Flamengo). Atilio barré par la concurrence et à qui on a dit gentiment d’aller prendre l’air à Montevideo, laissé à disposition chez « les copains ». La suite, c’est raconté par Verano.

    Pour le clin d’oeil, alors que Garcia bat des records et enfile les buts avec les Bolsos, Boca va chercher l’idole de Peñarol, Severino Varela, pour renforcer son équipe dans les années 40 (https://www.pinte2foot.com/article/boca-juniors-120-ans-dor-et-de-boue-7).

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    1. Je me corrige. Leurs tournées sont concomitantes en 1925. Mais ils se rencardait bien sur les adversaires, et quand l’un ne pouvait pas aller jouer tel club ou dans tel pays, il proposait à l’autre d’y aller.

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    2. Oui, officiellement, Provvidente était la cible initiale. J’ai quand même un doute sur cette histoire. Cela faisait plusieurs mois qu’il était parti à Rio, et j’imagine que l’info était connue du Nacional.

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      1. Provvidente joue son dernier match avec Boca en juillet 37. mais il n a pas joué avant 1938 pour Fla (j ai pas trouvé traces de lui en 37 avec Flamengo). Appartenait-il toujours à Boca ? Surement. Une version trouvé sur un site brésilien mentionne qu il etait parti a Rio pour prendre le bateau et jouer en Europe… mais il serait resté a Rio plus longtemps que prévu.. As t-il etait propose au Nacional sur ses mois là ? Ça peut se tenir. Flamengo recrutait deja pas mal d’argentins dont plusieurs de Boca, les contacts etaient bons entre les 2 clubs. Provvidente ne reste qu une saison a Flamengo (1938) et il part en Italie la saison d’après.

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      1. Arf… C’est qu’Artime est un de mes Argentins préférés depuis toujours. De ceux dont la découverte m’ont fait penser que j’avais passé un cap sur ce foot là. Après, je n’ai réellement vu que son Mondial 66 et celui qui m’avait vraiment plu, c’est Ermindo Onega.

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      1. Oui, c’est vrai. le manque de résultats de l’Uruguay en Coupe du Monde dans les années 1980 a joué, nos classements ont eu un biais très Coupe du Monde. Il faut le reconnaître. Alors que je ne suis pas sûr que De Leon fut moins bon que Ruggeri (en tous l’Uruguayen a une carrière club largement meilleure), sauf que le second a joué deux finales mondiales, dont l’une remportée.

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  3. Dans le genre cliché sur le foot joué par des Africains, celui des CAN au jeu complètement débridé est pas mal également. Faut ne pas avoir vu certaines éditions des CAN durant la fin des années 80-debut des années 90 pour penser cela. Ce n’était absolument pas des orgies offensives.

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      1. Pour écrire sur du vent, je ne suis pas mauvais…
        Mais je n’ai pas tes connaissances et ton intimité avec ce football sud-américain des origines.

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  4. Des noms qui prennent de la substance, consistance.. Que dire sinon merci?

    Exclusive contribution dont je sois capable : confirmer que, pour les NL, ces JO 1928 étaient de la plus haute importance, ils voulaient marquer le coup et avaient de bonnes chances……….mais y a-t-il déjà eu pire tirage pour un pays-hôte??

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